La conquête arabe, on le sait, ne fut pas une
tentative de colonisation, c’est-à-dire une entreprise de peuplement. Elle se
présente comme une suite d’opérations exclusivement militaires, dans lesquelles
le goût du lucre se mêlait facilement à l’esprit missionnaire. Contrairement à
une image très répandue dans les manuels scolaires, cette conquête ne fut pas le
résultat d’une chevauchée héroïque, balayant toute opposition d’un simple revers
de sabre.
Le Prophète meurt en 632 ; dix ans plus tard les
armées du Calife occupaient l’Égypte et la Cyrénaïque (l’Antâbulus, corruption
de Pentapolis). En 643, elles pénètrent en Tripolitaine, ayant Amrû ben al-Aç à
leur tête. Sous les ordres d’Ibn Sâ’d, gouverneur d’Égypte, un raid est dirigé
sur les confins de l’Ifriqîya (déformation arabe du nom de l’ancienne Africa),
alors en proie à des convulsions entre Byzantins et Berbères révoltés et entre
Byzantins eux-mêmes. Cette opération révéla à la fois la richesse du pays et ses
faiblesses. Elle alluma d’ardentes convoitises. L’historien En-Noweiri décrit
avec quelle facilité fut levée une petite armée, composée de contingents fournis
par la plupart des tribus arabes, qui partit de Médine en octobre 647. Cette
troupe ne devait pas dépasser 5 000 hommes, mais en Égypte, Ibn Sâ’d, qui en
prit le commandement, lui adjoignit un corps levé sur place qui porta à 20 000
le nombre de combattants musulmans. Le choc décisif contre les « Roms »
(Byzantins) commandés par le patrice Grégoire eut lieu près de Suffetula
(Sbeitla), en Tunisie. Grégoire fut tué. Mais, ayant pillé le plat pays et
obtenu un tribut considérable des cités de Byzacène, les Arabes se retirèrent
satisfaits en 648. L’opération n’avait pas eu d’autre but. Elle aurait duré
quatorze mois.
La conquête véritable ne fut entreprise que sous
le calife Moawia, qui confia le commandement d’une nouvelle armée à Moawia ibn
Hodeidj en 666. Trois ans plus tard semble-t-il [8], Oqba ben Nafê fonde la place de Kairouan, première ville
musulmane au Maghreb. D’après les récits, transmis avec de nombreuses variantes
par les auteurs arabes, Oqba multiplia, au cours de son second gouvernement, les
raids vers l’Ouest, s’empara de villes importantes, comme Lambèse qui avait été
le siège de la IIIe Légion et la capitale de la Numidie romaine. Il
se dirigea ensuite vers Tahert, près de la moderne Tiaret, puis atteignit
Tanger, où un certain Yuliân (Julianus) lui décrivit les Berbères du Sous (Sud
marocain) sous un jour fort peu sympathique : « C’est, disait-il, un peuple sans
religion, ils mangent des cadavres, boivent le sang de leurs bestiaux, vivent
comme des animaux car ils ne croient pas en Dieu et ne le connaissent même
pas ». Oqba en fit un massacre prodigieux et s’empara de leurs femmes qui
étaient d’une beauté sans égale. Puis Oqba pénétra à cheval dans l’Atlantique,
prenant Dieu à témoin « qu’il n’y avait plus d’ennemis de la religion à
combattre ni d’infidèles à tuer »[9].
Ce récit, en grande partie légendaire, doublé par
d’autres qui font aller Oqba jusqu’au fin fond du Fezzan avant de combattre dans
l’extrême Occident, fait bon marché de la résistance rencontrée par ces
expéditions. Celle d’Oqba finit même par un désastre qui compromit pendant cinq
ans la domination arabe en Ifriqîya. Le chef berbère Koceila, un Aouréba donc un
Brânis, déjà converti à l’Islam, donna le signal de la révolte. La troupe d’Oqba
fut écrasée sur le chemin du retour, au Sud de l’Aurès [10], et lui-même fut tué à Tehuda, près de la
ville qui porte son nom et renferme son tombeau, Sidi Oqba. Koceila marcha sur
Kairouan et s’empara de la cité. Ce qui restait de l’armée musulmane se retira
jusqu’en Cyrénaïque. Campagnes et expéditions se succèdent presque
annuellement. Koceila meurt en 686, Carthage n’est prise par les Musulmans qu’en
693 et Tunis fondée en 698. Pendant quelques années, la résistance fut conduite
par une femme, une Djeraoua, une des tribus zénètes maîtresses de l’Aurès. Cette
femme, qui se nommait Dihya, est plus connue sous le sobriquet que lui donnèrent
les Arabes : la Kahina (la « devineresse »). Sa mort, vers 700 [11], peut être considérée comme la fin de la
résistance armée des Berbères contre les Arabes. De fait, lorsqu’en 711 Tarîq
traverse le détroit auquel il a laissé son nom (Djebel el Tarîq : Gibraltar)
pour conquérir l’Espagne, son armée est essentiellement composée de contingents
berbères, de Maures.
En bref, les conquérants arabes, peu nombreux
mais vaillants, ne trouvèrent pas en face d’eux un État prêt à résister à une
invasion, mais des opposants successifs : le patrice byzantin, puis les chefs
berbères [12], principautés après
royaumes, tribus après confédérations. Quant à la population romano-africaine,
les Afariq, enfermée dans les murs de ses villes, bien que fort nombreuse, elle
n’a ni la possibilité ni la volonté de résister longtemps à ces nouveaux
maîtres envoyés par Dieu. La capitation imposée par les Arabes, le Kharadj,
n’était guère plus lourde que les exigences du fisc byzantin, et, au début du
moins, sa perception apparaissait plus comme une contribution exceptionnelle aux
malheurs de la guerre que comme une imposition permanente. Quant aux pillages et
aux prises de butin des cavaliers d’Allah, ils n’étaient ni plus ni moins
insupportables que ceux pratiqués par les Maures depuis deux siècles. L’Afrique
fut donc conquise, mais comment fut-elle islamisée puis arabisée ?
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