Yidir Plantade*
L'histoire de la Kabylie est émaillée de
mouvements violents à forte connotation religieuse, depuis les Chrétiens
donatistes du 4ème siècle jusqu'à la confrérie musulmane Rahmaniya du
19ème siècle en passant par les Kotamas chi'ites du 10ème
siècle. Pourtant, outre une pratique spécifique de l'islam, la société kabyle a
développé au cours des siècles un fonctionnement institutionnel (la tajmaat)
garantissant une séparation souple entre les affaires religieuses et celles de
la Cité. Par ailleurs, suite à la conquête française de l'Algérie, de nombreux
Kabyles ont adhéré à la vision laïque prônée par les républicains français.
L'ensemble de l'élite intellectuelle, artistique et politique kabyle
contemporaine forme ainsi un bloc « laïciste » atypique dans le paysage
algérien, lequel freine encore aujourd'hui l'émergence d'un islam politique
puissant en Kabylie.
« Le Kabyle est foncièrement laïque »
entend-on répéter tant parmi les cercles kabyles appartenant à la nébuleuse
militante berbériste qu'auprès de certains membres de l'intelligentsia
occidentale, tout particulièrement française.
Dès la seconde moitié du 19ème
siècle, la tiédeur réelle ou supposée des Kabyles envers une religion musulmane,
qu'ils ont adaptée et refaçonnée pour la faire correspondre à leurs
particularismes amazighs[1],
donne naissance à un corpus d'ouvrages coloniaux vantant et amplifiant cet
aspect. Par la suite, tout au long du 20ème siècle, plusieurs figures
politiques et intellectuelles kabyles ont adopté un discours dépourvu de
références religieuses, ce qui est rare dans un « monde musulman » où la
spiritualité est omniprésente, pour ne pas dire envahissante.
Ces dernières décennies, l'« exception
kabyle » semble se confirmer : lors des consultations électorales algériennes de
1990 notamment, lesquelles ont vu le triomphe national du parti ultrareligieux
FIS (Front islamique du salut), seule la Kabylie élut massivement des
représentants issus de partis revendiquant plus ou moins ouvertement leur
caractère laïque. Les années de guerre civile qui ont suivi ont épargné dans un
premier temps la Kabylie, alors surnommée « petite Suisse d'Algérie ».
Au sein de la diaspora, tout
particulièrement en France où ils représenteraient quelques 800 000 personnes,
les Kabyles se démarquent du reste de l'immigration « musulmane » à travers
leurs associations, les figures marquantes de leur communauté et leur
attachement à la laïcité, si chère à la République française. Ainsi, la
Coordination des Berbères de France[2] n'omet pas de rappeler à l'occasion de chacune de ses
interventions que : « de par leur organisation sociopolitique laïque
pluriséculaire, les Berbères possèdent une aptitude naturelle à s'intégrer dans
la République ».
Naturellement, ce discours valorise les
Imazighen (pluriel d'« Amazigh »), les Kabyles en particulier, aux yeux
d'une certaine élite française. Un cadre d'un grand parti du gouvernement
affirmait d'ailleurs, sûr de son fait, à l'auteur de ces lignes : « les
Berbères, il n y a même pas lieu d'en parler car ils sont tous très bien
intégrés, ils ne posent aucun problème à la France ». Dans un style différent
mais tout aussi significatif, le prolifique analyste et éditorialiste Alexandre
Adler accole systématiquement l'adjectif « laïque » à l'épithète « Kabyle » dans
chacune de ses interventions évoquant la Kabylie, qu'il s'agisse de la guerre
d'Algérie ou des récentes émeutes de 2001-2002.
Les discours relatifs à la laïcité
intrinsèque des Kabyles sont donc prégnants et communément acceptés. Cependant,
en l'absence de recherches crédibles et non-partisanes qui pourraient accréditer
ces propos, la prudence reste de mise. Il est nécessaire d'étudier plus en
profondeur la société kabyle pour déceler la part de réalité que ces
affirmations recouvrent ou, au contraire, pourraient masquer. Il est important
dans un premier temps de s'interroger sur la place de l'élément religieux dans
l'histoire kabyle, pour ensuite prendre en compte l'irruption du concept moderne
de laïcité lors de la colonisation française, et enfin mieux comprendre le rôle
de ce concept dans l'évolution sociopolitique récente de la Kabylie. Tout
d'abord, afin de mieux comprendre les rapports qu'entretiennent les Kabyles
d'aujourd'hui avec le fait religieux, il est indispensable de souligner la place
tenue par les différentes spiritualités qui se sont succédées en Kabylie.
Dès la Protohistoire, puis dans
l'Antiquité, les peuples d'Afrique du Nord, et plus particulièrement de Kabylie,
ont démontré un intérêt très prononcé pour le fait religieux. Bien avant
l'importation des « grands monothéismes », les Imazighen développèrent leur
propre religion[3], notamment au
sein de ce qui deviendra la Kabylie. Les archéologues ont étudié les fameuses «
stèles de Kabylie »[4]--ensemble de
pierres sculptées et d'inscriptions en alphabet libyque (alphabet amazigh
autochtone)--qu'ils estiment propres aux cultes amazighs, encore mal connus
aujourd'hui. Des grottes et abris sous roches ornés d'inscriptions en libyque,
probablement des lieux de célébration de cultes antiques, continuent d'être
visités de nos jours par les femmes kabyles, en raison de la dimension magique
et religieuse qui leur est prêtée.
Par la suite, la vaste christianisation de
l'Afrique du Nord est un fait bien documenté. Les restes de la basilique
chrétienne d'époque romaine de Tigzirt (Kabylie maritime) et la présence à la
même époque d'un évêché à Saldae[5]
attestent de l'existence d'un culte chrétien actif dans cette région, que les
auteurs latins identifiaient déjà sous les vocables de Mons Ferratus et de
Quinquegentiani (« le pays des cinq tribus »). La Kabylie semble avoir été un
haut-lieu du schisme donatiste[6],
notamment lors de la révolte du prince local Firmus à la fin du 4ème
siècle, lequel s'allia un temps aux donatistes et mena la résistance contre les
armées impériales en Kabylie[7].
Saldae fut également assiégée par des armées donatistes.
À la fin du 7ème siècle, après
plusieurs décennies de résistance, notamment menée par les rois amazighs des
Aurès, les armées arabes du calife omeyyade de Damas conquirent l'ensemble de
l'Afrique du Nord et y introduisirent la religion islamique. À l'origine, comme
l'affirme le professeur Martinez-Gros, durant les foutouhate (« conquêtes
») islamiques, les Arabes ne souhaitaient pas voir les populations vaincues se
convertir. En effet, l'islam prévoit que les non-Musulmans versent un impôt
(jizya) au calife, ce dont les Musulmans sont dispensés. Les
non-Musulmans étaient également cantonnés à un statut juridique inférieur, donc
facilement exploitables. Cependant, c'est précisément cette inégalité de statuts
qui a poussé les peuples conquis (Imazighen, mais aussi Syriaques, Araméens,
Égyptiens, Perses, Hindous, etc.) à se convertir en masse à l'islam afin
d'échapper à l'impôt et accéder à un statut juridique égal à celui des arabes
musulmans. En Afrique du Nord, les conversions des chefs locaux à l'islam ont
été rapides et massives. À l'instar du schisme donatiste, les Imazighen se sont
servi de leur passion religieuse comme vecteur de soulèvement contre le pouvoir
impérial étranger : au 8ème siècle, des armées composées de
populations amazighes de l'est (Libye) et de l'ouest (Tlemcen, Atlas marocain)
vainquirent les armées califales venues de Syrie et reconquirent la plus grande
partie de l'Afrique du Nord, y éliminant temporairement toute trace de présence
arabe. Ces partisans du rigoureux schisme kharidjite étaient motivés par leur
opposition au sunnisme prôné par le calife et leur sentiment de révolte contre
les inégalités de traitement entre Arabes et Berbères au sein du califat[8].
En Kabylie, les passions religieuses
réveillées par l'islam étaient aussi fortes que parmi les autres populations
amazighes. L'épisode des Kotamas en est l'illustration : importante tribu vivant
sur un territoire correspondant à l'actuelle Kabylie orientale, bordée au sud
par la chaîne des Bibans, remontant à l'est sur les Babors et délimitée à
l'ouest par la vallée de la Soummam, les Kotamas accueillirent en leur sein un
Arabe du nom d'Abu Abdallah, qui les rallia à la cause chi'ite. Dès 902, poussés
par leur radicalisme religieux, ils prirent les armes afin d'établir un califat
chi'ite. Cette offensive, tout aussi politique que religieuse, les mena jusqu'en
Égypte, où ils établirent la ville du Caire et instaurèrent la dynastie
fatimide. Les Kabyles furent ainsi pleinement impliqués dans les débats et
conflits religieux du « monde musulman » médiéval. Cependant, leur adhésion à
l'orthodoxie islamique est ambigüe : de même que les Imazighen Berghwata de
l'ouest du Maroc maintinrent pendant plus de quatre siècles un royaume possédant
sa propre religion hostile à l'islam, une partie des Kotamas, déçue par les
Fatimides, tenta de fonder sa propre religion anti-chi'ite et anti-musulmane, en
mettant en avant un prophète local, Kadu Ibn Mu'alik[9].
Plus tard, la dynastie amazighe des
Hammadides, qui règna de 1014 à 1152 sur la Kabylie et une vaste partie de
l'Afrique du Nord centrale, fit de Bgayet l'une des plus grandes capitales de la
Méditerranée. Cette cité devint également un centre religieux d'importance. Si
la tolérance y fut réelle--la chaleureuse correspondance entre le sultan
hammadide Al Nacir et le pape Grégoire VII en témoigne[10]--l'islam y tint néanmoins une place prépondérante, à tel
point que Bgayet fut alors surnommée « la petite Mecque de l'Afrique du Nord ».
De nombreux savants et mystiques musulmans, de la région et d'ailleurs, y
élirent domicile. Certains devinrent des saints révérés par la population
locale, à l'instar de Sidi Boumediene, dont le nom est encore célébré par les
Nord Africains d'aujourd'hui[11].
Le Moyen Âge et l'époque moderne virent
l'apparition d'un phénomène nouveau : le maraboutisme. Se revendiquant d'une
descendance d'Idriss Ier (petit-neveu du prophète Mohammad), ce qui leur conféra
le titre envié de chorfa (« descendant du prophète »), ces marabouts
étaient en réalité des moines-soldats amazighs venant du sud-marocain actuel.
Ils s'établirent en Afrique du Nord entre le 12ème et le
17ème siècle, et particulièrement en Kabylie durant le
16ème siècle. Il est estimé que la plupart des marabouts provenaient
de l'empire amazigh marocain almoravide (d'où leur nom, mrabet), lequel
prêchait un islam sunnite rigoriste (rite malékite) ; mais les raisons de leur
transhumance à travers l'Afrique du Nord restent mal connues. Ces marabouts, qui
souvent maitrisaient au moins partiellement l'arabe, la langue du Coran, ainsi
que des notions de « sciences religieuses », imposèrent progressivement leur
magistère spirituel sur les Kabyles, qu'ils considéraient au départ comme de
mauvais Musulmans. Pratiquant une stricte endogamie et refusant de se considérer
comme Kabyles--bien que le terme fut approprié des points de vue linguistique et
sociologique, à tel point qu'ils en vinrent à composer près d'un quart de la
population kabyle actuelle--ils constituaient une véritable caste religieuse au
rôle bien défini, composante essentielle de ce qui fut appelé « l'islam kabyle
». L'adoration des Kabyles pour leurs marabouts permit parfois à ces derniers
d'acquérir un statut politique d'importance. Ainsi la puissante famille
maraboutique des Belkadi--encore présente dans la Kabylie
actuelle--dirigea-t-elle le royaume de Koukou, bastion de l'indépendance de la
Haute-Kabylie (massif montagneux du Djurdjura), face à la régence ottomane
d'Alger aux 16ème et 17ème siècles. L'époque moderne vit
également apparaître un nouvel acteur religieux en Afrique du Nord et plus
particulièrement en Kabylie : la zaouïa (« confrérie »). Celle-ci joua un
rôle ambigu vis-à-vis du maraboutisme ; les deux mouvements étaient parfois
convergents, parfois concurrents.
La confrérie kabyle la plus importante, la
Rahmaniya, a vu le jour au 18ème siècle. Fondée en 1770 par Sidi
Mohammed ben Abderrahman, natif des environs de Boghni (au pied du massif du
Djurdjura), elle s'imposa très rapidement sur l'ensemble de la Kabylie, dans les
régions périphériques (Alger et Constantine) et jusque dans le Grand Sud. Sidi
Mohammed revint en Kabylie après avoir étudié au Caire dans le plus grand centre
de savoir islamique du monde sunnite, El Azhar, et après avoir intégré l'ordre
confrérique moyen-oriental des missionnaires Khelouatia. Un islam nouveau, plus
savant et visiblement inspiré du soufisme moyen-oriental (Sidi Mohammed aurait
voyagé en Inde et en Turquie, deux haut-lieux du soufisme), s'introduisit donc
en Kabylie et y rencontra un grand succès. L'immense influence de la Rahmaniya
parmi les Kabyles fut démontrée lors de l'insurrection anti-française de la
Kabylie en 1871 [12] . Déclenchée
par le cheikh Mohamed El-Mokrani, elle ne rencontra tout d'abord que peu de
succès auprès des populations. Ce n'est qu'avec l'intervention du grand maître
de la Rahmaniya, cheikh Mohand Ameziane Ihaddaden, lequel lança une fatwa
appelant au jihad depuis sa zaouïa de Seddouk (Basse Kabylie), qu'un soulèvement
kabyle rapide et massif contre l'occupant se produisit. Ce dernier réprima alors
la révolte avec difficulté et brutalité.
La nature de cet islam confrérique est fort
débattue : si certains affirment qu'il constitue un syncrétisme entre islam «
officiel » et traditions kabyles, en raison de l'importance donnée à la musique,
la danse et le chant (adker en kabyle) lors des cérémonies religieuses,
d'autres insistent sur les caractéristiques très « orthodoxes » du culte
enseigné dans les zaouïas. À titre d'exemple, le cheikh Mohand u Ali, membre
éminent de la Rahmaniya originaire de Tizi Rached (Haute Kabylie) et déporté à
Cayenne après l'échec de l'insurrection de 1871, trouva refuge après son évasion
dans le cœur névralgique de l'islam, la Mecque, où il finit ses jours.
Profondément imprégnée d'une religiosité
sédimentée pendant des millénaires, régulièrement prise d'excès de fanatisme
piétiste et largement islamisée par les imrabden (« marabouts ») et les
zaouïas, la Kabylie du début du 20ème siècle ne semble guère
correspondre au portrait laïc décrit plus haut. Cependant, une analyse plus
approfondie de la société kabyle traditionnelle laisse entrevoir une certaine
proto-laïcité endogène, à défaut d'une séparation stricte du religieux et du
politique.
Certains militants kabyles contemporains,
fermement attachés à l'idée de laïcité, déplorent le rôle historique des
marabouts, qu'ils accusent d'avoir excessivement islamisé leur pays. Cependant,
l'existence d'une caste maraboutique détentrice d'un quasi-monopole sur les
formes extérieures de la religion a également, paradoxalement, créé une certaine
distance entre la plupart des Kabyles et l'islam. De fait, avant même l'arrivée
des premiers prédicateurs imrabden en Kabylie, l'islam était déjà
considérablement présent dans la région, comme l'exemple des Kotamas l'a
démontré. Les marabouts semblent ainsi avoir joué un rôle plutôt régulateur de
l'expansion de la religion en Kabylie. En effet, en se posant comme détenteurs
exclusifs du savoir religieux et en s'appropriant la sainteté et la connaissance
de la « religion vraie », ils bloquèrent l'accès aux sources de l'islam de la
majorité des Kabyles. Ils ont ainsi permis, à l'ombre d'un islam maraboutique,
le développement de rites religieux et magiques proprement amazighs[13] au sein de l'ensemble de la société
kabyle, lesquels auraient été taxés de polythéistes par tout Musulman au fait de
sa religion. Ainsi, alors que les marabouts se posaient en garants d'une
soi-disant orthodoxie islamique, l'ensemble de la population kabyle, bien que se
revendiquant de l'islam, vécut dans une ignorance relative de ses préceptes et
élabora sa foi dans un espace syncrétique fort éloigné des dogmes officiels.
Cette non-conformité à l'orthodoxie est illustrée par le qualificatif de bled
siba (« pays de la rébellion ») que la Régence ottomane d'Alger associa à la
Kabylie dès le 17ème siècle : alors que, de part le monde, les
Musulmans sont supposés s'unir sous la bannière du « Commandeur des croyants »
siégeant à la Sublime porte, comme le prescrivent leurs oulémas
(spécialistes du droit islamique), les Kabyles semblaient surtout soucieux
de préserver l'autonomie de leurs villages face à la domination turque.
Le rôle de l'assemblée du village est une
autre illustration de la proto-laïcité endogène de la société kabyle. Cette
institution, la tajmaat, rassemble les hommes adultes du village afin de
gérer en commun les affaires publiques. Dirigée en pratique par les doyens des
grandes familles--les jeunes n'ont quasiment pas voix au chapitre--la tajmaat
constitue un remarquable espace de débat laïc sur les affaires de la Cité.
Certes, le président de séance ouvre et ferme celle-ci par un bref verset du
Coran, mais ceci n'est guère différent du serment sur la Bible que prêtent les
présidents américains. Les discussions de la tajmaat concernent la gestion
réelle et concrète des affaires du village et ne dévient pratiquement jamais
dans le domaine théologique. Cette séparation souple mais effective du temporel
et du spirituel est symbolisée par l'interdiction faite aux marabouts locaux
d'assister à la tajmaat (sauf dans les villages exclusivement ou majoritairement
composés de familles maraboutiques). La tajmaat, institution kabyle au sens
large qui se trouve aussi dans certaines zones arabisées anciennement kabyles du
Nord constantinois, n'hésite pas à ériger des lois (qanun) parfois même
en contradiction avec le droit musulman. Par exemple, le règlement des cas de
vol ou de meurtre ainsi que le droit relatif aux successions obéissent en
Kabylie à des logiques différentes de celles du droit coranique. Ce droit
coutumier kabyle autonome fit grande impression sur les auteurs coloniaux, au
premier rang desquels les généraux Hanoteau et Letourneux[14] qui en firent même un recueil.
La proto-laïcité de la société
traditionnelle kabyle s'est également exprimée dans la pratique religieuse.
Comme dans l'ensemble de l'Afrique du Nord précoloniale, la « religion populaire
» s'articula surtout autour du culte des saints et des pèlerinages des lieux
sacrés (sources, montagnes, etc.), bien plus que sur les prescriptions «
orthodoxes » des oulémas. Lors de la conquête de l'Algérie, un officier français
remarqua d'ailleurs avec perplexité que « ces Arabes révèrent davantage leur
marabout local que le Chérif de La Mecque ! »[15] L'« islam kabyle » est ainsi marqué par des figures
telles que celle du cheikh Mohand u Lhocine[16], membre important et respecté de la Rahmaniya de la
deuxième moitié du 19ème siècle, dont les dits et poèmes constituent
encore aujourd'hui une part considérable de la taqbaylit, terme désignant
à la fois la langue kabyle et la culture orale sur laquelle l'identité kabyle
est fondée. Cheikh Mohand, à qui l'on demanda ce qui était « le plus important
de la prière ou de la vérité », répondit sans hésiter que « la vérité est bien
évidemment plus importante ». Cette réponse, qui peut paraître étonnante de la
part d'un clerc musulman réputé, illustre la conception très particulière de la
pratique religieuse en Kabylie. À titre d'exemple, le témoignage du jésuite J.
Dugas en 1877 peut également être cité : ce dernier raconta, avec étonnement,
avoir rencontré en période de Ramadan des paysans kabyles lui expliquant que
manger de la neige ou sucer un glaçon n'annulait pas le jeûne, ce qui est
théologiquement faux et révélateur de la pratique religieuse quelque peu «
accommodante » ayant eu cours en Kabylie. Le cas du grand barde kabyle Si Mohand
u M'hand, contemporain du cheikh Mohand, est lui aussi très significatif.
Marabout déchu et poète errant balançant en permanence entre religiosité et
péché, il n'hésita pas dans l'un de ses poèmes à maudire publiquement les
Musulmans (« Je romps avec les Musulmans », s'exprima-t-il[17]). Enfin, dans ce même registre des
pratiques « islamiquement incorrectes » de nombreux Kabyles, le poème satirique
recueilli par l'ethnomusicologue Mehenna Mahfoufi[18] auprès d'un vieux poète villageois de Haute Kabylie est
digne d'intérêt : se remémorant les poèmes de sa jeunesse, il restitua l'un
d'eux, fort grivois, qu'il avait publiquement déclamé à l'intention de l'imam du
village et dans lequel il menaçait très explicitement ce dernier de
sodomie.
Au sein de cette société kabyle à mi-chemin
entre religiosité profonde et sécularisme pré-moderne vint se greffer un concept
exogène : la laïcité. Cette notion, dans sa déclinaison républicaine française,
accompagna l'expansion de la France en Algérie, particulièrement sous la
Troisième République (1871-1940). À la séparation très souple et informelle du
spirituel et du temporel pratiquée par la tajmaat kabyle, s'ajoute ainsi une
séparation stricte, prônée par des « laïcards », militants d'un anticléricalisme
de combat. La conception française de la laïcité peut en effet être considérée
comme « maximaliste », même au sein des courants sécularistes européens issus
des réflexions philosophiques des 17ème et 18ème siècles.
Les États-Unis d'Amérique par exemple, premier État à se doter d'une
Constitution rigoureusement laïque, voient cette dernière comme un moyen de
protéger les libertés religieuses d'une quelconque intervention de l'État. La
laïcité française, à l'inverse, a pour but avoué de protéger l'État de
l'influence religieuse et de contrôler celle-ci. Cette version rigide de la
laïcité « à la française » est celle qui fut introduite en Kabylie, ainsi que
dans tout le territoire baptisé « Algérie » par Paris.
Bien que la loi de 1905 relative à la
séparation de l'Église et de l'État ne s'appliquât pas aux Musulmans d'Algérie
(les imams et autres zaouïas algériens étaient rétribués par la France),
le discours laïc républicain bénéficia, en Algérie comme en métropole, d'un
vecteur de choix : l'école. Celle-ci était obligatoire en métropole depuis 1882,
mais cet impératif ne s'appliquait pas aux « petits indigènes » vivant sur le
territoire algérien. Cependant, ainsi que le montrent Charles Robert Ageron ou
Alain Mahé, la Kabylie, considérée par certains administrateurs comme la région
d'Algérie la plus susceptible de se « franciser », bénéficia d'une politique de
scolarisation plus poussée que le reste du pays. Même si les enfants scolarisés
demeuraient une minorité, les jeunes Kabyles étaient proportionnellement plus
nombreux que dans d'autres zones d'Algérie à s'imprégner des programmes
scolaires républicains, porteurs de l'idéologie laïque. Alors que les
missionnaires catholiques considéraient la Kabylie comme une zone imparfaitement
islamisée, donc plus facilement « rechristianisable », nombre de fonctionnaires
de la République française y perçurent un excellent potentiel républicain,
vantant en particulier l'institution « démocratique » de la tajmaat et
assimilant les villages kabyles aux cités démocratiques de la Grèce
antique.
A. Mahé a méthodiquement étudié ce fameux «
mythe kabyle »[19] développé par
une partie de l'administration coloniale française, qui tendait à accorder à la
Kabylie un traitement de faveur par rapport au reste du territoire « indigène »
d'Algérie. D'après cet auteur, ce mythe relèverait d'une formidable
auto-intoxication de ses partisans, lesquels se seraient convaincus d'une
spécificité kabyle et amazighe[20]
là où il n'en existait guère : ces derniers pensaient gagner l'attachement
indéfectible de la Kabylie à la France en favorisant cette région dans le cadre
de ce que Mahé appela une « politique séparatiste ». Selon cette conception, ce
serait donc la France coloniale qui aurait « inventé » la Kabylie, jusqu'alors
inexistante, à la faveur du discours qu'elle élabora. Ceci influerait encore
aujourd'hui sur la conception que les Kabyles ont d'eux-mêmes. Cette thèse
contestable se fonde sur le dépouillement d'archives administratives
coloniales-- notamment sur les propos des délégués kabyles présents au sein des
« délégations financières »[21] et
peu enthousiastes face à la « politique kabyle de la France »--et ignore
manifestement le fait que la Kabylie se soit toujours distinguée du reste de
l'Algérie, qu'elle nomme tamurt wwaεraben (« le pays des Arabes ») en
opposition à tamurt leqbayel (« le pays des Kabyles »). Les Kabyles se
forgèrent donc une identité propre bien antérieure à la présence française.
D'ailleurs l'étude de l'Américaine Patricia
Lorcin relativise quelque peu le point de vue de Mahé[22]. Selon sa thèse, le « mythe kabyle » proprement dit ne
constitue pas tant une erreur de constat que de conclusions tirées. En effet,
les spécificités socioculturelles kabyles constatées par les ethnologues et
administrateurs coloniaux sont pour la plupart exactes et avérées. L'erreur
grossière de ces derniers, constitutive du « mythe kabyle », fut de croire que
ces particularismes conduiraient les Kabyles à soutenir l'entreprise coloniale
française. Ainsi, selon Lorcin, ce mythe eut une durée de vie fort brève (de
1870 à 1900 environ), touchant finalement peu de responsables administratifs et
ne se traduisant guère dans les faits par une politique sérieuse et
cohérente.
Quoiqu'il en soit, la culture laïque
importée outre-Méditerranée par l'école républicaine française marqua
profondément les jeunes Kabyles qui y furent exposés. Que ceci soit le fait
d'une adéquation entre sécularisme républicain et proto-laïcité inhérents à la
société kabyle, ou la simple résultante de l'effort particulier de scolarisation
consenti par la France coloniale en Kabylie, importe peu en fin de compte. Le
constat est indéniable : l'école française dé-islamisa largement ses élèves,
comme l'illustrent les deux exemples forts significatifs suivants. Dans son
ouvrage Jours de Kabylie[23], dans lequel il décrit son village natal durant le
second tiers du 20ème siècle, l'écrivain kabyle Mouloud Feraoun
dresse un portrait mi-tendre, mi-moqueur de l'un de ses amis d'enfance et
condisciple d'école, un jeune marabout. Ce dernier, qui prend la succession de
son père en tant que guide religieux du village, apparaît très gêné par son
nouveau rôle et, d'après les regards complices qu'il adresse à ses anciens
compagnons scolarisés, n'accorde que peu de crédit aux rites traditionnels qu'il
lui revient d'accomplir.
Un second exemple, cité par Kamel
Chachoua[24], provient des
souvenirs de Jean Servier, lequel rapporte une anecdote que lui raconta en 1958,
lors de la guerre d'Algérie, un jeune Kabyle scolarisé. Ce jeune homme expliqua
qu'un jour les hommes de l'ALN (Armée de libération nationale, branche militaire
du FLN) investirent son village et, dans un but d'affermissement du sentiment
communautaire des « indigènes musulmans », « invitèrent » tous les hommes du
village à participer à une grande prière à la mosquée locale. D'après ce jeune
homme, tous les membres scolarisés de sa génération se sentaient embarrassés car
ils ne savaient pas prier correctement. Ils se contentèrent donc de se cacher
dans le fond de la mosquée, d'imiter vaguement les génuflexions des doyens et de
ricaner copieusement.
Prenant le relais des auteurs
métropolitains spécialistes de la Kabylie évoqués plus haut, une littérature
autochtone kabyle de langue française vit le jour. Modelée par l'école et par
l'administration française, cette élite intellectuelle kabyle produisit souvent
un discours « auto-justificatif », tendant à prouver aux « Européens » que les
Kabyles étaient leurs égaux, voire même leurs semblables. Dans ce but, des
auteurs comme Amar Saïd Boulifa (1861-1931) puis Mouloud Feraoun
(1913-1962) cherchèrent à démontrer que la société kabyle chérissait les «
valeurs de progrès », supposément portées par la civilisation européenne, tout
autant que la France. Ils insistaient ainsi sur la place, bien définie mais
limitée, de la religion dans la société kabyle et louaient le statut
prétendument évolué de la femme kabyle, laquelle, dans leur vision quelque peu
idyllique, tiendrait plus de l'Européenne libérée que du cliché de la femme
musulmane soumise et cloitrée.
Cette littérature autochtone, dite aussi «
littérature d'instituteurs »[25]
irrigua la pensée de la nouvelle génération de lettrés kabyles instruits dans
les écoles françaises et refléta leurs aspirations égalitaires. La publication,
aux Éditions de Minuit en 1960, des poèmes de Si Mohand u M'hand, transcrits en
langue kabyle et traduits en français par Feraoun, fit une forte impression
auprès des étudiants et jeunes diplômés kabyles, qui se sentirent fiers que leur
culture, jusqu'ici orale, accède au stade de l'écrit.
Cette revendication égalitaire poussa
également les Kabyles émigrés depuis la Première guerre mondiale en France
métropolitaine--où ils constituaient, de très loin, la communauté immigrée
extra-européenne la plus large--à intégrer les mouvements sociaux structurant le
monde ouvrier. Pour la plupart, peu éduqués et donc guère sensibilisés à la
laïcité scolaire, ces émigrés étaient exposés aux idées sécularistes pour la
première fois au sein des syndicats et partis ouvriers anarchistes, communistes
et socialistes, tous porteurs d'un anticléricalisme radical. Marx lui-même,
suite à son voyage en Algérie en 1882, avait décrit l'organisation villageoise
kabyle comme un exemple concret du socialisme de ses rêves[26]. Ce militantisme kabyle en métropole
aboutit à la politisation et à la laïcisation de plusieurs milliers d'individus,
lesquels transmirent leurs idées révolutionnaires nouvellement acquises lors de
leurs retours ponctuels ou définitifs en Kabylie. Le cas de Mohamed Saïl, aussi
exceptionnel qu'il soit, n'en est pas moins éclairant. Dans les années 1920, ce
Kabyle rejoignit définitivement la mouvance anarchiste, qu'il fréquenta tant en
Algérie qu'en Europe. Saïl fut probablement le premier Kabyle à affirmer
publiquement son athéisme : « Allah est en déroute » écrivait-il en 1951 dans
Le Libertaire. Il en vint même à proposer à ses camarades anarchistes
européens le concept de village kabyle comme modèle de commune autogérée.
La pénétration progressive de l'idée de
laïcité moderne dans les esprits de nombreux Kabyles fut rapidement source de
conflits, tant avec les autres composantes de l'Algérie « musulmane » qu'au sein
de la société kabyle elle-même. Ces divergences apparurent pour la première fois
lors du violent débat qui agita en 1948-49 le PPA-MTLD[27], le parti nationaliste algérien le plus important de
l'époque, dirigé par le Tlemcenien Messali Hadj. Connu sous le nom de « crise
berbériste »[28], cet épisode vit
la direction du parti lutter contre une fronde menée par de jeunes cadres
kabyles tels Ouali Bennai, Amar Ould Hamouda, Omar Oussedik, Saïd Oubouzar,
Rachid Ali Yahia ou encore Sadek Hadjeres. Ces derniers firent voter une motion
remettant en cause la conception strictement arabo-islamique d'une Algérie
indépendante élaborée par Hadj. Leurs revendications portaient sur la
construction d'une Algérie dans laquelle toutes les composantes culturelles, y
compris la dimension amazighe, trouveraient leur place et où pourrait s'exercer
une pluralité religieuse non exclusivement islamique. Une brochure rédigée en
1949 en Kabylie par plusieurs acteurs de ce mouvement, intitulée « l'Algérie
libre vivra » et signée du pseudonyme collectif Idir El Watani, indique par
exemple que « la nation ne suppose obligatoirement ni communauté de race, ni de
religion, ni de langue ». Ainsi, pour la première fois, les revendications
kabylo-amazighes furent directement associées, même à demi-mot, à la
revendication de laïcité ou du moins au refus d'un unitarisme religieux.
Dénoncés comme « berbéro-matérialistes » par la direction, les partisans de la
motion durent se conformer à l'idéologie du parti sous menace d'exclusion.
Certains, tels Amar Ould Hamouda et Ali Rabia, furent mêmes physiquement
éliminés.
D'autres cadres kabyles du mouvement
nationaliste--qui lors de la « crise berbériste » avaient, pour diverses
raisons, pris fermement le parti de la direction et même participé à la
répression du mouvement--développèrent par la suite des idées similaires,
lesquelles furent également dénoncées comme « berbéro-matérialistes » par leurs
camarades de combat. Pendant la guerre d'indépendance de l'Algérie (1954-62),
trois éminents dirigeants kabyles du FLN furent ainsi progressivement éliminés
par l'aile la plus arabiste de leur parti : tout d'abord, Krim Belkacem
(assassiné en 1970), bien que violemment anti-berbériste, souligna l'identité
africaine et non moyen-orientale de l'Algérie et défendit également l'idée d'une
alliance avec les États-Unis[29]
plutôt qu'avec le monde arabo-musulman. Ensuite, Hocine Aït Ahmed, leader
nationaliste historique (exilé depuis 1965), développa une vision socialiste
puis sociale-démocrate de l'Algérie ; son parti, le Front des forces
socialistes, fut souvent présenté comme un parti laïc. Enfin, Abane Ramdane
(assassiné en 1958), principal architecte du Congrès de la Soummam
(Basse-Kabylie) tenu en août 1956, exprima son mépris pour les « potentats
orientaux » du Caire et de Tunis et tenta d'imposer le vocable d'« Algérie
algérienne ». Ce terme constituait en lui-même une réfutation de la vision d'une
Algérie exclusivement arabo-musulmane en prônant l'inclusion des différents
éléments composant l'Algérie d'alors : Musulmans et Arabes, mais également
Européens, Kabyles, Touaregs, Chaouïas, Juifs, Chrétiens, etc. Ramdane tenta
également d'imposer sa vision d'une république « démocratique et sociale », à
laquelle les dirigeants du FLN installés au Caire préférèrent, le 20 août 1957,
celle d'une république « qui ne soit pas en contradiction avec les principes de
l'islam »[30].
Parallèlement à ces oppositions entre
Kabyles laïcs et tenants de l'arabo-islamisme en Algérie, la place de la
religion fut également source de tension au sein de la société kabyle. De fait,
alors qu'une partie de la population kabyle se francisa et se laïcisa par le
biais de l'école et du militantisme social, une autre frange de la population
fut arabisée et islamisée sous l'influence d'un courant venu d'Égypte via
Constantine : le réformisme islamique, incarné dans l'Algérie coloniale à partir
de 1931 par l'Association des oulémas du cheikh Abdelhamid Ben Badis[31]. Inventeur de la formule « l'arabe est ma
langue, l'islam est ma religion, l'Algérie est mon pays », Ben Badis s'inscrit
dans la mouvance réformiste moyen-orientale, conduite dès 1929 par les Frères
musulmans de l'Égyptien Hassan al-Banna. Il se posa ainsi en défenseur du
concept d'arabo-islamité comme axe unique de civilisation pour le peuple
algérien. Selon lui, les Algériens devaient rejeter la pollution spirituelle
occidentale--sans en mépriser pour autant les bienfaits techniques--ainsi que
les résidus de « paganisme » présents au sein de l'islam populaire
nord-africain, et tout particulièrement dans les zones berbérophones. Ainsi, la
« renaissance » algérienne ne pouvait trouver sa pleine expression que dans un
retour à l'islam authentique des origines médino-mecquoises.
Les oulémas fondèrent un véritable réseau
d'enseignement de leur doctrine politico-religieuse et ce notamment en Kabylie
où ils dirigeaient de multiples zaouïas, comme ce fut le cas dans la vallée de
la Soummam et dans les environs de Dellys. Des personnalités comme le cheikh
Saïd Ayadjar, originaire de Bouzeguène (Haute-Kabylie) et qui rencontra Ben
Badis à Azazga (Haute-Kabylie) en 1925, devinrent les responsables locaux de
l'Association des oulémas. Ils publièrent également de nombreux articles dans la
revue du mouvement, Echihab, sous des pseudonymes comme El Zawawi
(littéralement : « le Kabyle »). Ils développèrent un discours à l'intention des
élites arabo-musulmanes, construit en totale opposition à celui tenu par les
Kabyles francophones à l'intention des élites françaises. Cette approche insiste
sur la ferveur religieuse du peuple kabyle et voue à l'échec ce qu'ils
considèrent être un complot français pour christianiser la Kabylie ou la rendre
impie.
Les oulémas formèrent en Kabylie des
talbi (« étudiants religieux »), dont certains jouèrent un rôle
historique : Saïd Mohammedi dirigea un temps les maquis de la Wilaya 3 (Kabylie)
pendant la guerre d'Algérie et devint par la suite un cadre du mouvement
islamiste radical algérien ; Amirouche, son successeur à la tête de la Wilaya 3,
força les maquisards de Kabylie à participer à des séances de prière collective,
à apprendre le Coran puis, méfiant à l'égard des individus issus du système
scolaire français, déclencha de sanglantes purges internes entraînant la mort de
centaines de jeunes maquisards ; et enfin, Mouloud Kacem Naït Belkacem devint
ministre des Affaires religieuses sous la présidence de Boumediene et l'un des
penseurs les plus notables de la politique d'arabo-islamisation radicale
entreprise par l'État algérien.
Ce conflit aux contours de plus en plus
dessinés opposant kabyles laïcs et défenseurs des thèses arabo-islamistes[32] dans l'Algérie indépendante
entraîna la naissance d'un corpus idéologique et d'un courant militant dits «
berbéristes », lesquels prirent leur essor dans les années 1960-70. Né au sein
de l'émigration parisienne autour de la personnalité charismatique de
Mohand-Aârav Bessaoud et de son mouvement Agraw Imazighen[33] (« l'Assemblée des Berbères »), le
mouvement berbériste adopta immédiatement une posture laïque : bien que Bessaoud
se décrivît lui-même comme musulman, la plupart des cadres de son mouvement
refusèrent ce terme. D'ailleurs, les nombreux bulletins publiés par Agraw
Imazighen ne firent jamais mention de questions religieuses. Même en Algérie,
les groupuscules berbéristes clandestins, qui se formèrent avec difficulté sous
le régime policier du colonel Boumédiène durant les années 1970, notamment
autour de la revue interdite Itij et de l'OFB (Organisation des forces
berbères, animée par Mohamed Haroun), firent preuve d'une hostilité exacerbée
pour les valeurs arabo-islamiques. Plus encore, Bessaoud publia en 1967, lors de
la guerre des Six Jours, un communiqué de presse dans lequel il assurait Israël
de la sympathie des Imazighen. Ceci constituait un geste potentiellement lourd
de conséquences, du fait de l'hostilité radicale du monde islamique pour le
sionisme.
L'écrivain Kateb Yacine, d'origine
arabophone mais « converti » à un véritable « berbérisme de combat » de son
propre aveu par sa proximité avec le peuple kabyle, revendiquait fièrement son
athéisme. Ce rejet de la religion s'exprima également dans la poésie chantée
d'artistes très populaires en Kabylie, tels Lounis Aït Menguellet, Lounès Matoub
ou Ferhat Mehenni. L'exemple le plus frappant de ce courant artistique est sans
doute la chanson « Allah Wakber » de Lounès Matoub, laquelle s'attaque de front
à de nombreuses composantes sacrées de l'islam[34]. Des allusions antireligieuses de même facture parsèment
les poèmes écrits et lus par Muhend u Yehya, lesquels ont circulé sur support
audiocassette dans toute la Kabylie ainsi que parmi la diaspora kabyle (Alger,
France, etc.) dans les années 1970-80. À titre d'exemples, l'un de ses textes
ironise sur le personnage de l'ayatollah Khomeini ; un autre, intitulé
Taddart-nni nneγ, évoque une mosquée chassant la joie dans le village où
elle est implantée.
Le succès massif des thèses berbéristes en
Kabylie, notamment parmi la jeunesse, s'exprima lors de Tafsut imazighen,
le « Printemps berbère » d'avril 1980. Ce mouvement de grèves, de manifestions
et d'émeutes qui secoua la Kabylie et la diaspora kabyle installée à Alger
constitua le premier mouvement de contestation populaire du régime de l'Algérie
indépendante. Devenu une importante référence historique pour toute une
génération de militants, il déboucha sur la création d'un mouvement de masse, le
Mouvement culturel berbère, dirigé par une nouvelle génération de cadres et de
militants. Particulièrement vigoureux parmi la population lycéenne et étudiante,
ce mouvement se voulait laïc dans sa pratique, bien que ses revendications,
fondées sur une demande de reconnaissance de la personnalité amazighe comme
composante fondamentale de la nation algérienne, n'aient revêtu qu'un aspect
culturel. Aucune référence religieuse n'est décelable dans sa littérature[35]. Un ancien militant étudiant de
la fin des années 1980 confia d'ailleurs à l'auteur de ces lignes qu'« à
l'époque, sur le campus de Tizi-Ouzou, personne ne faisait la prière, et les
quelques uns qui faisaient le ramadan subissaient les moqueries de leurs
camarades ».
Ces militants berbéristes, héritiers du «
Printemps berbère », investirent le Front des forces socialistes (FFS), parti
politique du vieux leader nationaliste socialiste Hocine Aït Ahmed, lui
conférant ainsi sa réputation de parti laïque. Ils créèrent également un nouveau
parti, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), à la faveur de
l'ouverture démocratique de l'Algérie en 1989. Ce parti, aux militants et à
l'électorat quasi-exclusivement kabyles, est à ce jour le seul parti algérien à
avoir fait de la laïcité un point essentiel de son programme. Il est également à
l'origine, avec l'appui de l'armée, de l'organisation en Kabylie de milices
villageoises d'autodéfense contre les maquisards islamistes.
L'extraordinaire popularité du
poète-chanteur Lounès Matoub (assassiné en 1998), dont les textes reflètent son
engagement radical contre l'arabo-islamisme, est une preuve supplémentaire de
l'ancrage du mouvement de sécularisation en Kabylie dans les années 1980-90.
L'islam politique ne parvint donc pas à s'implanter en Kabylie : depuis les
élections de 1990, jusqu'à celles de 2005, les différents partis islamistes n'y
ont toujours effectué que des scores médiocres. La singularité que constitue
l'adhésion d'une large partie de la population kabyle à une idéologie et une
pratique laïque est en contraste saisissant avec une Algérie majoritairement
acquise, à la même période, aux thèses islamistes.
Pour conclure, le constat à tirer de cette
étude rejoint en partie les affirmations émises en introduction de cet article.
La Kabylie serait donc aujourd'hui véritablement et profondément laïque.
Certains actes rapportés par des sources informelles durant Tafsut
taberkant (« Printemps noir »)[36], tels que la multiplication des slogans pro-israéliens
ou quelques sporadiques tentatives (vite avortées) d'incendies de mosquées,
pourraient entériner cet état de fait. Cependant, il apparaît que la laïcisation
de la Kabylie demeure une entreprise partielle et inachevée.
Tout d'abord, si les militants berbéristes
véhiculent dans leur vie privée une pratique individuelle laïque voire athée
depuis les années 1960, ils n'adoptent pas la posture combative des « laïcards »
français du 19ème siècle. Se contentant de revendications laïques
périphériques contre l'apprentissage généralisé de l'arabe classique (langue du
Coran) ou contre le Code de la famille (lequel, fondé sur la chari'a, minorise
la place de la femme), ils se gardent cependant de combattre plus radicalement
la présence du religieux dans la vie sociale. Alors que les militants laïques
français organisaient à la fin du 19ème siècle des « saucissonades du
vendredi », au cours desquelles ils festoyaient devant les Églises (le culte
catholique prévoit l'abstinence et la retenue le vendredi), de telles pratiques
n'ont jamais été le fait des militants kabyles, même athées. En 1958, la branche
ultra-laïque du parti Baas irakien organisa des manifestations dans les rues de
Bagdad durant lesquelles des exemplaires du Coran furent brûlés. Rien de tel ne
s'est jamais produit en Kabylie. Les militants laïcistes choisissent d'éviter la
question religieuse, plutôt que d'envisager un affrontement direct. La critique
de la religion reste donc du domaine de la discussion privée et non partie
prenante du débat public.
De plus, depuis la fin des années 1990, la
présence continue de groupes terroristes islamistes agissant sur son territoire
brise le mythe d'une Kabylie épargnée. D'après Lies Boukraa, expert du
terrorisme islamiste algérien, les difficultés rencontrées par les services de
sécurité algériens pour annihiler ces groupes dans la région proviennent en
partie des solidarités locales et familiales dont ces derniers bénéficient[37].
Enfin, suite aux bouleversements
psychosociaux provoqués par les graves évènements de 2001-02, la jeunesse
kabyle, déçue de l'impasse dans laquelle s'est fourvoyé le mouvement, est
démobilisée et dépolitisée ; en proie à un « dégoûtage » généralisé, selon un
terme vernaculaire local très employé, elle montre les signes d'un intérêt
croissant pour le fait religieux. Si quelques-uns, très minoritaires, se
convertissent au protestantisme évangélique--mouvement très controversé en
Algérie, dénoncé par les plus hautes autorités de l'État--la plupart suivent
avec intérêt les prêches, souvent teintés d'idéologie salafiste, des
prédicateurs rémunérés par l'État (professeurs de chari'a[38] et imams[39]) et des prêcheurs islamistes « indépendants ».
Aucune étude approfondie n'a encore été
menée sur ce phénomène trop récent, mais une observation empirique permet de
constater que la pratique religieuse (prière, jeûne du Ramadan, etc.) est en
hausse, y compris dans les milieux universitaires. L'arrestation à Bgayet
(capitale de la Basse-Kabylie) de quelques jeunes gens et d'un restaurateur
pendant le mois de Ramadan en 2005, suivie de leur emprisonnement pendant
plusieurs mois au motif qu'ils se restauraient dans un lieu public (au rideau de
fer pourtant baissé) pendant les heures de jeûne, est particulièrement
significative de l'atmosphère nouvelle qui règne en Kabylie. Autre phénomène
nouveau, les hijabs (foulards islamiques), jusqu'alors assez rares chez
les femmes kabyles, sont de plus en plus visibles dans les rues des villes et
villages de Kabylie, de même que les barbes et kamis (vêtements
islamiques traditionnels) sont de rigueur pour les hommes dans les milieux
islamistes. La « laïcité à la Kabyle » tant vantée par les acteurs du courant
berbériste semble donc aujourd'hui bien moins ancrée dans la société que ce
qu'il n'y paraît dans les discours de ces derniers.
Yidir Plantade est
diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences-Po). Spécialiste de
l'Asie et de la Kabylie, il a notamment publié La Face cachée de la Chine
(Ed. Bourin, 2006). Il est également rédacteur en chef du site Internet
d'actualités http://www.Kabylienews.com
.
NOTES
[1] Amazigh : terme autochtone synonyme du mot « Berbère
». Ce terme est employé tout au long de l'article. Les Kabyles forment l'un des
peuples amazighs (berbères) avec les Chleuhs, les Rifains, les Chaouis ou encore
les Touaregs. Historiquement, les Imazighen (pluriel d'« Amazigh ») sont
les habitants les plus anciennement connus en Afrique du Nord. Ils possèdent
leur propre langue et culture.
[2] Fédération d'associations essentiellement kabyles créée en
2004, visant à s'instituer en organisation représentative de défense des
intérêts des Imazighen de France et en interlocuteur privilégié des
pouvoirs publics.
[3] René Basset, Recherches sur la religion des Berbères,
Éditions Ernest le Roux, Paris, 1910.
[4] Jean-Pierre Laporte, « Stèles libyques figurées de Grande
Kabylie », Africa Romana, IX, 1991, pp. 389-423.
[5] Saldae est le nom latin de
l'actuelle Bgayet en berbère, Bougie en français, Bejaïa en arabe, seconde ville
de Kabylie.
[6] Les donatistes sont des Chrétiens « puristes » et
schismatiques d'Afrique du Nord partisans de l'évêque Donat, en conflit avec
Rome entre 313 et 414.
[7] Gabriel Camps, « Firmus », Encyclopédie berbère, XIX,
Edisud, 1997, pp. 2845-2855 ; et Andy Blackhurst, « The house of Nubel : Rebels
or Players ? » [« La maison de Nubel : Rebelles ou Joueurs ? »], in Vandals,
Romans and Berbers - New Perspectives on Late Antique North Africa
[Vandales, Romains et Berbères : nouvelles perspectives sur l'antiquité
tardive en Afrique du Nord], Ashgate Publishing,
2004.
[8] Khalid Y. Blankinship, End of the Jihad State - The Reign
of Hisham ibn Abd Al-Malik and the Collapse of the Umayyads [La Fin du
jihad - le règne de Hisham ben Abd al-Malik et la chute des Omeyyades], SUNY
Press, New York, 1994.
[9] Tadeusz Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens chez les
Berbères médiévaux », Folia Orientalia, VII, 1965, pp.
3-27.
[10] Rachid Bourouiba, « L'Esprit de tolérance chez les Zirides,
les Hammadites et les Normands de Sicile », Actes du 2e congrès
international d'étude des cultures de la Méditerranée occidentale, 1978,
Alger, pp. 250-256.
[11] Émile Dermenghem, Le Culte des saints dans l'islam
maghrébin, Gallimard, Paris, 1954.
[12] Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie : XIXe - XXe
siècles, Éditions Bouchène, 2001.
[13] Henri Genevois, « Un rite d'obtention de la pluie : 'la
fiancée d'Anzar' », Actes des rencontres de la culture méditerranéenne,
Malte, 1978.
[14] Adolphe Hanoteau et Aristide Letourneux, La Kabylie et
les coutumes kabyles, Imprimerie nationale, Paris, 1873.
[15] Rappelons qu'au 19ème siècle, l'Afrique du Nord
était encore majoritairement peuplée d'amazighophones, les arabophones n'y
représentant qu'une minorité. L'emploi indiscriminé du terme « Arabes » pour
évoquer les habitants de l'Algérie illustre ici l'ignorance des armées
coloniales quant à la réalité anthropologique et culturelle
nord-africaine.
[16] Farida Aït Ferroukh, Cheikh Mohand. Le souffle
fécond, Éditions Volubilis, Paris, 2001.
[17] Mouloud Feraoun, Les Poèmes de Si Mohand, Éditions
de Minuit, Paris, 1960.
[18] Mehenna Mahfoufi, Chants de femmes en Kabylie, Ibis
Press, Paris, 2005.
[19] Cf. Mahé.
[20] Spécificité notamment caractérisée par un attachement à
l'islam moins affirmé que dans les régions arabes, une éthique du travail plus
prononcée et une meilleure aptitude à la gestion citoyenne et républicaine des
affaires publiques : ces éléments contribuèrent à faire apparaître les Kabyles
comme des « Français en puissance ».
[21] A. Mahé ne souligne pas le fait que les délégués financiers
qu'il étudie étaient choisis parmi les notables de Kabylie, lesquels étaient
souvent des marabouts, tels les Ou Rabah, puissante famille maraboutique de la
vallée de la Soummam, dont il rappelle les vues opposées aux embryons de «
politique kabyle » de la France. Or, de par leur fonction socioreligieuse
particulière, ces notables ne peuvent être considérés comme parfaitement
représentatifs de l'opinion des Kabyles de leur époque.
[22] Patricia Lorcin, Kabyles, Arabes, Français : identités
coloniales, Presses Universitaires de Limoges, 2005.
[23] Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, Éditions
Baconnier, Alger, 1955.
[24] Kamel Chechoua, « Kabylie : l'islam », Encyclopédie
berbère, XXVI, Edisud, 2004, pp. 4047-4085.
[25] Boulifa et Feraoun ont débuté leur carrière en tant
qu'instituteurs, mais d'autres choisissent des voies différentes, comme le
marginal Belaïd Aït Ali (1909-1950), également auteur francophone et surtout
premier romancier moderne en langue kabyle.
[26] Karl Marx, Lettres d'Alger et de la Côte d'Azur, Le
Temps des Cerises, Pantin, 1997.
[27] Parti du peuple algérien - Mouvement pour le triomphe des
libertés démocratiques. Le FLN est né d'une scission au sein de ce
parti.
[28] Omar Carlier, in Entre nation et djihad, histoire du
radicalisme algérien, Presses de la FNSP, Paris, 1995.
[29] Hocine Benhamza, L'Algérie assassinée, Éditions de
Paris, Paris, 2005.
[30] Jacques Demougin, Les Mensonges de la guerre
d'Algérie, Éditions CIDE, Paris, 2005.
[31] James McDougall, History and the Culture of Nationalism
in Algeria [Histoire et culture du nationalisme algérien], Cambridge
University Press, 2006.
[32] Quelles que soient leurs spécificités, des doctrines comme
le nassérisme, le baasisme ou encore l'islamisme ont toutes pour objectif de
créer une unicité culturelle du « monde arabe », au détriment des cultures et
religions dites minoritaires et souvent installées dans ces régions bien avant
l'arrivée des Arabes et de l'islam (Coptes, Kurdes, Juifs, Assyriens, Imazighen,
etc.). Voir l'article du Libanais Franck Salameh: « Vous êtes Arabes, puisque je
vous le dis ! », Journal d'étude des relations internationales au
Moyen-Orient, juillet 2006.
[33] Mohand-Aârav Bessaoud, Des Petites Gens pour une grande
cause. L'histoire de l'Académie berbère (1966-1978), Compte d'auteur,
2000.
[34] Lounès Matoub, traduction Yalla Seddiki, Mon Nom est
combat. Chants amazighs d'Algérie, La Découverte, Paris
2003.
[35] Algérie - Quelle identité ? Actes du séminaire de
Yakouren, Éditions Imedyazen, Paris, 1981.
[36] Vaste mouvement de manifestations, grèves et émeutes qui
mobilisa en 2001 et 2002 une grande partie de la population kabyle (notamment la
jeunesse) contre les symboles étatiques en général et la gendarmerie en
particulier. La répression brutale de ce mouvement par les autorités algériennes
fit 125 morts et des milliers de blessés.
[37] Lies Boukraa, Entretien sur
Radio France Internationale, 24 février 2006.
[38] Les cours de chari'a (loi islamique) sont
obligatoires dans l'instruction publique algérienne.
[39] En Algérie, les imams ont un statut de fonctionnaires et
sont rétribués par le ministère des Affaires religieuses et des wafqs
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