La religion est le soupir de la créature accablée,
l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit
d’un état de choses où il n’est point d’esprit.
Elle est l’opium du peuple.
Karl Marx (1818-1883)
La religion a pour fonction de proposer une explication du monde, et notamment de ses origines. Les fictions qu'elle crée éclairent l'homme sur lui-même et sur l'univers dans lequel il vit, ce qui peut apparaître comme une libération, puisque l'homme leur confère un sens et fait plus que constater simplement leur existence. Dans l'histoire de l'intelligence humaine, la religion a permis de donner à l'homme une première explication des phénomènes. Cependant, ce recours de la religion aux fictions a pu entraîner sa condamnation : ces fictions peuvent être considérées et dénoncées comme des mensonges. Ces mensonges sont, en outre, susceptibles d'entraîner la superstition, d'encourager l'ignorance et la crainte, ce que la philosophie et la science ont dénoncé, particulièrement au xviiie siècle. La religion entretient illusions et mystifications, et empêche l'homme de percevoir le monde tel qu'il est. Elle console l'homme de sa misère sociale, entretient l'aliénation en affirmant que Dieu a voulu le monde tel qu'il est et que l'homme trouvera la félicité après la mort.
Nombreux sont les penseurs qui ont fait reposer
l’essence de la religion sur une attitude de soumission,
liée à la position de domination des dieux : la
déclamation (sur le mode de l’injonction) des dix
commandements dans l’Ancien Testament et les
interventions régulières du dieu monothéiste pour
ramener les hommes dans le droit chemin sont là
pour le rappeler. Mais le récit biblique et les données
de l’histoire nous enseignent que les hommes ont, en
retour, perpétuellement été tentés de se soustraire
aux contraintes imposées par leurs dieux. L’histoire
des hommes avec leurs dieux est-elle celle du jeu du
chat et de la souris, de la soumission et de la dérobade ?
La religion entrave-t-elle ainsi
par définition la liberté individuelle?
Est-elle de la sorte « aliénante » comme
l’affirment ses adversaires les plus farouches ?
Le philosophe Rudolf Otto (1869-1937), le sociologue
Émile Durkheim (1858-1917), ou l’historien
Mircea Eliade (1907-1986) ont (entre autres) défini
d’une même voix le sacré* comme la caractéristique
principale de la religion parce qu’objet d’une vénération
craintive, et les pratiques qui lui sont associées
comme les expressions sociales ou individuelles de ce
doctrinaux et pratiques comme subordination, obéissance
ou contrainte.
Cette vision de la religion, faut-il le rappeler, est
résolument suspendue à des représentations monothéistes.
Dans leur combat déterminé contre la magie
et la sorcellerie, le judaïsme, d’abord, le christianisme,
ensuite, semblent avoir rejeté une alternative qui se
serait avérée nettement plus satisfaisante pour les
théoriciens de l’aliénation par la religion. En effet, le
rapport singulier des hommes aux dieux ou aux
esprits qui caractérise les pratiques magiques ne
s’apparente que peu à la résignation. Au contraire,
comme l’a montré l’anthropologue français Marcel
Mauss (1872-1950), la magie est avant tout une tentative
de contrôle exercée sur les forces surnaturelles,
même si celles-ci se dérobent continuellement aux
velléités de l’homme de les soumettre. Tout au plus
peut-il modérer les désordres consécutifs de l’intervention
des esprits surnaturels dans le monde des
hommes, en s’attirant leurs bonnes grâces.
Si la servitude de l’homme est contenue dans la
religion et s’exprime par elle, son origine n’est pas
nécessairement religieuse : en d’autres termes, l’aliénation
que l’on impute à la religion n’est rien d’autre
que l’aliénation que l’homme s’impose à lui-même à
travers la vie sociale. Pour Ludwig Feuerbach (1804-
1872), l’homme se soumet moins au sacré qu’à la
société elle-même : « l’adoration de Dieu » expliquet-
il « n’est qu’une conséquence, qu’une manifestation
de l’adoration de l’homme par lui-même ». Cette
thèse trouvera un écho considérable chez deux pères
fondateurs de la sociologie, Karl Marx et Émile
Durkheim. Ce dernier est le père d’une théorie sociologique
que l’on peut résumer ainsi : l’objet de la religion
n’est rien d’autre que la société, mais les hommes
vie sociale est contrainte, le théoricien français, suggérait
qu’être astreignante. La religion ne saurait exister
dans la société sans normes (doctrines), sans obligations
(devoirs) ni prescriptions (interdits, comportements
fixés par la tradition) : y adhérer revient à se
soumettre à ces contraintes.
L’existence de contraintes objectives n’est cependant
pas nécessairement une source d’aliénation.
Selon Feuerbach « le sentiment que l’homme a de sa
dépendance, voilà le fondement de la religion ».
C’est précisément sur ce point que la question de
l’aliénation trouve tout son sens. Ce n’est pas tant le
fait d’être sous la contrainte que de la ressentir qui
fait surgir le sentiment d’aliénation à travers la
perception de la dépendance, de l’entrave à la liberté
individuelle, de la subordination à des institutions de
pouvoir. Mais c’est avec Marx que la thèse de l’aliénation
par la religion va connaître ses développements
les plus substantiels. La démonstration de
Marx repose sur une idée relativement simple : la
religion, comme toute idéologie, a une fonction de
« masque ». Elle dissimule aux masses sociales les
rapports de domination de classe auxquelles elles
sont soumises. Pour Marx, si la religion est « opium
du peuple », c’est parce qu’elle donne aux couches
sociales les moyens de supporter (et donc d’accepter)
leurs conditions d’existence. Les élites de tous pays
peuvent asservir en toute quiétude les masses laborieuses,
tant que les doctrines religieuses légitimeront
leur pouvoir et justifieront en même temps le destin
pénible des plus basses couches sociales qui accepteront
ainsi leur sort (parce que « Dieu l’a voulu ainsi »)
et qui en retireront malgré tout une satisfaction
(parce que la souffrance terrestre trouve en contrepartie
En définitive, il existe deux manières de considérer
la religion sous l’angle des théories de l’aliénation.
Elle peut être vue comme aliénation invisible, ignorée,
masquée par le sentiment de bien-être que la
religion suscite par ailleurs grâce, notamment, aux
réponses qu’elle apporte à la souffrance humaine
quotidienne (c’est précisément la thèse de Marx), ou
encore aux effusions qu’elle occasionne lors des activités
rituelles (c’est la position de Durkheim). Elle
peut être inversement considérée comme une aliénation
ressentie, lorsque la pression qui s’exerce sur
l’individu est l’objet d’une souffrance.
Mais l’aliénation n’est pas nécessairement souffrance
: elle peut être pleinement consentie et source
d’épanouissement. Les moines et ascètes de confession
chrétienne ou bouddhiste, les mystiques arabes
et juifs, les ermites et pratiquants du yoga s’imposent
tous des exercices spirituels et des règles de vie très
stricts qui les contraignent autant qu’ils les délivrent
de leur condition humaine. Résumant les positions
théoriques les plus communes en sociologie, le sociologue
italien contemporain Enzo Pace distingue entre
deux grandes conceptions de la religion : à l’une
correspond un système de contrôle social et une
forme d’aliénation qui s’exerce sur l’individu à son
insu ; à l’autre, un support social nécessaire à l’expression
des désirs et à l’exercice de mécanismes psychologiques
inhérents à l’être humain. Ce qui signifie
plus simplement que s’engager dans une activité
religieuse implique nécessairement faire l’expérience
d’une contrainte qui peut s’exercer avec plus ou
moins de force. Mais celle-ci n’est aliénation pour les
individus qu’à partir du moment où elle n’est pas
pleinement approuvée. Elle ne l’est pour les théoriciens
qu’en fonction de la posture (critique ou bienveillante)
adoptée à l’endroit de la religion.
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