Tassadit Yacine
Cet entretien a été réalisé en octobre 1987 à Ben-Aknoun au domicile
de Kateb Yacine. M’étant toujours intéressée aux itinéraires des intellectuels,
je voulais remonter aux sources de la prise de conscience de Kateb Yacine.
Qu’est ce qui faisait qu’un arabophone s’intéressât à la culture berbère sachant
par ailleurs qu’il y avait très peu d’arabophones à manifester un intérêt pour
cette culture. Il y a bien sur des exceptions, car Bensédira ( berbérisant connu
à la fin du XIXe siècle ) compte parmi les premiers autochtones à
travailler sur les langues populaires. Ce qui a caractérisé la fin du
XIXe siècle va disparaître peu à peu, en particulier à partir des
années 20.
Il serait intéressant de réfléchir sur les causes de ce recul ---en ce qu’il est
remarquable --- dans domaine de recherche et d’impulsion des langues parlées en
Algérie. C’est en fait l’histoire de la recherche, l’histoire des idées qui a
contribué à la réalisation de ces deux entretiens. Le lecteur trouvera des
opinions bien connues de Kateb Yacine. Elles ne concernent guère le sujet traité
ici, même si certains points sont d’actualité (problèmes sociaux). si je les
reprends, c’est par fidélité à l’auteur et aussi parce que Kateb Yacine nous
fait découvrir son enfance et nous relate lui-même la genèse de son intérêt pour
les langues populaires.
Tassadit Yacine : Si vous
voulez bien, essayons de définir ce que vous appelez la patrie,
l’Algérie.
Kateb Yacine : Nedjma,
c’est l’Algérie, la quête de l’Algérie. Est-ce que nous l’avons trouvée ? A mon avis, non. Nous ne sommes même pas
capables d’appeler notre pays par son nom. L’Alérie ce n’est pas le vrai nom de
notre pays. C’est un terme touristique. Ldjazaïr, c’est quoi ?
T.Y : les îles.
K.Y : Vous avez vu un pays qui
s’appeler les îles ? Ce sont es arabes qui l’ont appelé ainsi.
T.Y : oui.
K.Y : nous continuons à nous
désigner en termes étrangers, parfois hostiles et même méprisants ou sinon
indifférents.
T.Y : vous l’auriez appelé
comment ?
K.Y : moi, je préférerais
l’appeler Tamazight (ou Tamazirt).
T.Y : Tamazgha, c’est le lieu
ou se pratique la Tamazight qui est la langue…Je crois que Tamazgha a déjà été
employée par quelques-uns pour désigner, semble-t-il, un ensemble plus
vaste.
K.Y : Ldjazaïr ne peut
pas être le nom de notre patrie ! C’est touristique.
T.Y : Même par rapport au nom
ancien de l’Algérie il y a comme une amputation. Au Xe siècle,
c’était Djazaïr Bani Mazghana. Les îles ou les îlots des Mazghana
( qui est la forme arabisée de Imazighen) ; et le prince Ziride qui régnait à
l’époque s’appelait Bologhine (Bolokine, il est difficile d’avoir
l’orthographe exacte) s’appelait Bnu ziri . L’adjectif actuel de Dziri
en arabe populaire pourrait sains doute plutôt rappeler l’éponyme
Ziri (ziri pourrait être le Dziri actuel). En berbère de la
Kabylie septentrionale, on dit Lezdayer. Et l’on sait parfaitement la
volonté de certains de ramener à des racines connues et de falsifier
consciemment ou inconsciemment les toponymes ou les anthroponymes. Il n’y a qu’à
voir Amechras qui devient Mecht aras, In U Mennas (ain
oum nnas…), Tit tameqqrant (Ain kbira), Asif amellal
qui devient Oued El Abiod et j’en passe. Je connais même des Algérois
« de souche » comme ils disent, eux, qui s’appelaient Maziri. Ils
récusent leur appartenance au monde ancien. Pour se démarquer des anciens
berbères, ils prononcent Maziri avec un r emphatique). Emphase ou pas, la
racine est d’origine berbère. Cela peut être Mazighi (de amazigh),
Amazir( de Tamazirt : le champ). Il en est de même des
Zougaghi(avec emphase ou pas : c’est un terme berbère qui peut vouloir
dire rouge ou bien jujubiers…) De même qu’à saint-Eugène berceau des anciens
hadri (citadins) il y a un quartier qu’on appelle encore aujourd’hui
zouagha, nom d’une fraction de tribu berbère dont Ibn Khaldoun faisait
mention au XIVe siècle. Tout comme le prénom Houari signifie
descendant des Houara.
Pour revenir à ce que je
voulais dire, c’est que le Mezghana avec le temps a complètement disparu,
seul le terme de El Djazaïr est resté.
K.Y : un jour l’Algérie
retrouvera son véritable nom.
T.Y : vous pensez réellement
qu’il est bon de revenir sur un fait établi et largement admis.
K.Y : nécessairement. Il suffit
de le savoir.
T.Y : De ne pas rester dans
l’ignorance, c’est bien cela ?
K.Y : l’ignorance n’est rien
quand on commence à savoir. L’ignorance, c’est quelque chose qu’il faut secouer,
jusque-là il y a des gens, ça ne leur venait même pas à l’idée. Notre tâche,
c’est de leur mettre la puce à l’oreille.
C’est de poser enfin ces problèmes là. Autrefois
on nous disait : non, ce n’est pas le moment. Les gens qui nous disaient cela au
nom de quoi ? Au nom de l’unité. On nous disaient : il ne faut pas deviser. On
parle toujours d’unité. Je veux régler ce problème une fois pour toutes.
T.Y : Sur quelles bases
voulait-on réaliser cette union ? De plus, parler d’union voulait dire qu’il y
avait désunion. Je ne comprends pas pourquoi ce problème s’est posé à votre
génération en ces termes ?
K.Y : Est-ce qu’on doit s’unir
sur la base du mensonge et de l’ignorance ou bien sur celle de la connaissance
et de l’espérance ? Il faut poser le problème comme ça. Est-ce qu’on doit s’unir
pour tuer une langue ou pour la faire vivre ? Est-ce qu’on doit s’unir pour
connaître son histoire ou pour l’ignorer ? C’est nous qui sommes pour l’unité,
ce ne sont pas eux ; encore faut-il qu’elle se fasse sur quelque chose de vrai !
A ce moment-là tous ces ennemis même de l’Algérie, parce que, s’ils étaient des
patriotes, il ne leur viendrait pas à l’idée de se nier eux-mêmes, de nier
l’essence même de la patrie ; justement, en tant que bourgeois, ils ont besoin
de l’arabo-islamique parce qu’ils veulent continuer à dominer ce peuple. Ils ne
veulent pas que ce peuple comprenne parce qu’ils savent que la conscience est
une chose qui va loin. Si la conscience s’éveille, elle aboutira nécessairement
à la perte de leur pouvoir. Mais la conscience à s’éveiller, ça y est, c’est
parti.
T.Y : Vous êtes peut-être
optimiste.
K.Y : C’est sur que c’est
parti.
T.Y : La méconnaissance de
l’histoire, c’est une méconnaissance de soi, vous voulez dire ?
K.Y : C’est un complexe
d’infériorité.
T.Y : Il est peut-être
difficile de voir les choses en face ?
K.Y : justement dans ce
sens.
T.Y : votre Nedjma,
c’est à la fois le pays, l’histoire, la conscience. En arabe Nedjma,
c’est le nom d’une femme. Dans le même ordre idée, on peut dire que l’histoire
est aussi niée. Comme on a oubliée aussi le rôle des femmes pendant la guerre.
Ils nient l’existence des femmes comme êtres humains. Il y a par conséquent, à
mon anis, ce refus de voir les femmes chez nous telles qu’elles sont. Le refus
de reconnaître les femmes participe aussi de ce refus de soi. On ne peut pas
bâtir une société, une nation sans l’autre qui est aussi une partie de soi ;
comment amputer une partie de soi ? Comment amputer ce pays de ce qui le fait ?
Ça revient comme vous le disiez tout à l’heure à le nier et à se nier soi-même
par la même occasion.
K.Y : Qu’est-ce qui est à la base de ça ? Pourquoi en sommes-nous
là ? Comment a commencé le malheur ? Il a commencé par les invasions étrangères
et ça a été une suite d’invasions étrangères.
Les Romains. Commerçons par là,
car c’est une période relativement connue. N’oublions pas qu’à un certain moment l’Algérie a été
dite romaine. Combien de temps les
Romains sont-ils restés ?
T.Y : Cinq siècles.
K.Y : L’Algérie romaine. L’Algérie chrétienne, on en a
parlé.
On a présenté saint Augustin comme
un Algérien et moi, j’ai eu la terrible surprise, après l’indépendance, de voir
des personnages officiels faire des conférences à Souk-A hras sur saint Augustin.
T.Y : Et alors ! Est-ce une
surprise agréable ou désagréable ?
K.Y : Moi, j’ai ressenti ça
comme un crachat. Pour moi, saint
Augustin, c’est Massu parce qu’il a massacré les donatistes, ceux qui
étaient des chrétiens sincères. Ils avaient pris position pour les insurges et
les ouvriers agricoles qui se battaient contre la latifundia, contre les colons
romains, exactement comme nous contre les français. Saint augustin a appelé à la
répression et la répression été atroce. Ça a été des massacres.
Fêter saint augustin, qu’est-ce que cela veut
dire ? Pourquoi ? Parce qu’il est né en Algérie. Dans ce cas-là, camus aussi est
né en Algérie. Et beaucoup de gouverneurs généraux.
T.Y : Vous pensez toujours la
même chose ? Dans tout les pays du monde, il n’a pas que les bons, les purs, les
courageux qui sont les citoyens.
K.Y : Bien sûr. Mais, pour moi,
c’est un ennemi et c’est tout.
Il faut rejeter ça avec la plus grande énergie. Bien sûr qu’il ne
suffit pas de naître en Algérie pour être un Algérien, surtout si on travaillé
contre son histoire, contre ceux qui l’étaient vraiment.
T.Y : À vous entendre, il y
aurait encore de nombreux saints augustin aujourd’hui.
K.Y : Et l’aliénation vient de
la religion encore une fois. De la même manière, quand on présente la kahéna
comme une juive, qu’est-ce que cela veut dire ? Ça, c’est une invention des
arabes.
T.Y : Ce serait donc d’après
vous une reconstruction d’après la vision dominante, des vainqueurs ?
K.Y : Oui, parce que pour les
arabes et pour les musulmans, être juif, c’est être le diable. C’est une manière
de lui coller une autre religion. Et de toute façon, elle n’est pas entrée dans
l’histoire comme ça. Si elle était rentrée dans l’histoire comme juive, ça se
saurait. La Kahéna n’est pas entrée dans l’histoire parce qu’elle lutté pour le
judaïsme, à ma connaissance, non. Elle est entrée dans l’histoire comme
nationaliste.
T.Y : Lutter pour une religion
peut être aussi une forme de nationalisme. Pour ceux qui ont la fois, c’est
déterminant.
K.Y : Il faut réfuter ça
énergiquement. C’est pour ça que je suis contre les mythes. Il y a l’histoire
quand même.
T.Y : De toute façon, il faut
aussi admettre que ce peuple avant l’islam a connu les religions qui étaient
là.
K.Y : Mais ces religions on
toujours joué un rôle néfaste. Il faut s’y opposer avec la dernière énergie. On
les voit maintenant à l’œuvre. On les voit en Israël, en Palestine, on les voit
partout. Ces trois religions monothéistes font le malheur de l’humanité. Ce sont
des facteurs d’aliénation profonde. Voyez le Liban. ça se passe devant nous.
Regardez le rôle des chrétiens, des musulmans et des juifs. Il n’y a pas besoin
de dessin. Ces religions sont profondément néfastes et le malheur de nos peuples
vient de là. Le malheur de l’Algérie a commencé là. Nous avons parlé des Romains
et des chrétiens, maintenant parlons de la relation arabo-islamique la plus
longue, la plus dure, la plus difficile à combattre.
T.Y : Parce qu’elle est
constitutive de la culture du peuple ?
K.Y : C’est dur de lutter
contre une telle couche d’aliénation. Pendant ces treize siècles, on a arabisé
le pays, mais on a en même temps écrasé tamazight forcément. Ça va ensemble.
L’arabisation ne peut jamais être autre chose que l’écrasement de tamazight.
L’arabisation, c’est imposer à un peuple une langue qui n’est pas la sienne et
donc combattre la sienne, la tuer.
Comme les français quand ils interdisaient aux écoliers Algériens
de parler l’arabe ou tamazight parce qu’ils
voulaient faire l’Algérie Française. L’Algérie arabo-islamique, c’est une
Algérie contre elle. C’est une Algérie imposée par les armes parce que l’islam
ne se fait pas avec des bonbons et des roses. Il s’est fait dans les larmes et
le sang, il s’est fait par l’écrasement, par la violence, par le mépris, par la
haine, par les pires abjections que puissent supporter un peuple. On voit le
résultat.
Quand on prend Ibn Khaldoun, pourquoi on n’a jamais fait une
édition populaire de Ibn Khaldoun ? Je vous propose ça maintenant. Prenez
L’histoire des berbères, faites une édition populaire de Ibn Khaldoun. On me dit
que c’est dur, etc. Il y a des pages lumineuses sur l’histoire. Tenez, par
exemple quand on dit que ce peuple a apostasie douze fois. Ça prouve bien que la
pilule n’est jamais passée.
T.Y : Il y a eu le phénomène
des Bergwata qui est une prise de conscience manifeste de ce que certains
ont appelé une forme de nationalisme nord-africain. Mais vous ne pouvez pas dire
que ces faits culturels islamiques, et
par voie de conséquences arabes ne sont
pas assimilés par le peuple. Ils sont partie intégrante—que vous le
vouliez ou non—de la culture algérienne et du Maghreb.
K.Y : Je ne suis pas d’accord.
Les gens croient parce qu’ils n’ont rien d’autre. il y a beaucoup de choses à
dire. Nous sommes pris dans un océan de mensonges. Nous avons un fil pour
retrouver la vérité, il y a des siècles de mensonges et Ibn Khaldoun, c’est très
important parce qu’il était en plein arabo-islamique, mais il avait l’esprit
scientifique.
T.Y : Il voyait la réalité
telle qu’elle était.
K.Y : pour nous c’est une
source extraordinaire. Il la répandre. Il faut qu’Ibn Khaldoun, L’histoire des
berbères s’enseigne.
C’est elle qui nous concerne le plus. C’est ça
son œuvre fondamentale. Quand on lit ça, on peut arriver aux autres questions
aussi.
T.Y : Pouvez vous nous en dire
plus ?
K.Y : On peut arriver aux
femmes. Comment se fait-il que ce peuple ait été dirigé par une femme. Et puis
attention ! Ce peuple, ce n’était pas seulement l’Algérie.
T.Y : C’est normal puisque
l’Algérie, la Tunisie, le Maroc sont des créations récentes.
K.Y : C’était l’Afrique du
nord. Une Afrique du Nord bien plus large que celle qu’on nous apprend parce
qu’elle allait de la Libye jusqu’à l’Afrique. Le Maghreb—lui-même—est trop
restrictif. C’est africain qu’il faut se dire. Nous sommes Africains. Tamazight,
c’est une langue africaine :la cuisine,
l’artisanat, la danse, la chanson, le mode de vie, tout nous montre que nous
sommes africains. Le Maghreb arabe et
tout ça, c’est des inventions, de l’idiologie, et c’est fait pour nous détourner de l’afrique. A tel point qu’il y a
maintenant une forme de racisme. D’ailleurs moi, j’ai découvert, avec vraiment
beaucoup d’étonnement ici—ce qu’on appelle le Bureau arabe de travail où l’on
organise des séminaires—cette partie de l’Afrique. Un jour, j’ai entendu la
musique des malienne, j’étais bouleversé d’ignorer ça. C’est honteux. Et
pourtant avec le Mali nous sommes sur le même palier. Il y a le Niger, le Mali,
l’Afrique. Là aussi on voit l’arabo-islamique sous sa forme maghrébine nous
occulter l’Afrique, occulter notre dimension réelle, profonde. C’est ce qui est
important.
T.Y : Revenons un peu aux
femmes, voulez-vous ?
K.Y : En ce qui concerne la
femme, comment se fait-il que ce pays, ce sous-continent, ait pu être dirigé par
une femme, comment se fait-il que la femme en soit là aujourd’hui ? Ce n’est pas
difficile, c’est l’arabo-islamique qui a abouti à l’asservissement et à la
dégradation de la femme chez nous.
T.Y : Je crois que ce n’est pas
aussi clair que vous le dites. Les raisons sont hélas multiples et les problèmes
complexes.
K.Y : C’est très clair. Je ne
vois d’autre source que celle-là. Je n’en vois pas d’autres. Au nom de quoi ?
Comment se fait-il qu’un peuple qui a été dirigé par une femme puisse
aujourd’hui être ce qu’il est ? Je connais une femme qui veut divorcer parce que
son mari a pris une seconde femme et qu’il veut la lui imposer chez elle. Elle
va demander le divorce. Or jamais le procureur n’a voulu la recevoir.
J’ai vu une fois de mes propres yeux, ici, au
Clos Salembier, une femme sauvagement battue, en pleine rue, à coups de
pieds dans le ventre, devant tout le monde, à midi. Personne n’a bougé.
Pourquoi ?
Parce qu’elle lui appartient, c’est sa femme. Il
en fait ce qu’il veut. On ne pourrait jamais voir ça dans aucun pays du monde.
Ici on appelle ça « être un homme » ! Est-ce que ça fait partie de ce que nous
sommes réellement ?
T.Y : Je ne crois pas, mais
peut-être qu’il faut prendre la question autrement : la misère, l’inculture, le
passé colonial, la perte de ses racines, etc., tout ça contribue à travestir la
culture.
K.Y : ça, c’est l’apport de
l’arabo-islamique. C’est ça la fameuse redjla, le culte de la virilité,
le culte de la force.
T.Y : Mais ce culte de la
virilité existe aussi ailleurs.
K.Y : On pourrait trouver
d’autre exemple : le fait d’assimiler le travail à la prostitution et beaucoup
d’autre choses qui se passent chez nous qui montrent bien comment
l’arabo-islamique devient la chaîne qu’il faut briser :il est ce qui corrompt tout, ce qui souille tout.
Evidement les gens maintenant, le socialisme n’as plus la même force chez
nous les pouvoirs publics ne s’en
réclament pas. Ils ont besoin pour exister de lutter contre les forces de
progrès. Ces forces nationales et populaires peuvent être représentées grosso
modo par les syndicats, les ouvriers et les kabyles, les Chaouis, les
Imazighens, voilà les deux ennemis du pouvoir. Puisque ces deux forces à l’heure actuelle on veut les combattre, eh
bien ! Il ne reste plus qu’à s’appuyer sur l’arabo-islamique. C’est ce qu’on a
fait, même si le pouvoir, à l’heure actuelle, craint que les démagogues
religieux ne lui prennent le pouvoir. En définitive, le véritable ennemi, c’est
nous. Et ça, c’est une logique à laquelle personne ne peut échapper parce que ce pouvoir a peur de deux forces :
il a peur du mouvement national et il a peur du mouvement ouvrier. Il a peur
qu’il y ait un éveil réel dans les montagnes. Il a peur d’un deuxième Tizi-ouzou mais à l’échelle
algérienne. Devant les difficultés économiques et évidemment les inévitables
conflits sociaux qui se profilent à l’horizon, il a peur des syndicats, des
ouvriers. A ce moment-là le pouvoir est condamné à faire le jeu de ses ennemis.
Il est condamné à se diviser en forces antagonistes, s’arracher le pouvoir et
c’est comme ça qu’on voit le mouvement intégriste attaquer des écoles de police.
C’est comme ça qu’on voit dans les rues des quêtes pour les mosquées, c’est
ainsi qu’on voit des privés construire des mosquées, et le pouvoir renchérir, à
son tour, en construisant des mosquées et les privés de renchérir à leur tour,
ça devient aveuglant mais il y aura tôt ou tard un phénomène de rejet. Ce peuple a subi bien des
assauts de forces qui se croyaient plus grandes et qui apparemment étaient
invincibles, mais il n’y avait rien à faire. Le peuple reste lui-même, car les
forces sont là.
T.Y : pour ce qui est de
Tizi-Ouzou. Avant d’arriver à Tizi-Ouzou, voulez-vous dire comment vous avez
pris conscience pour la première fois du fait cultuel berbère ?
K.Y : C’est quand j’avais neuf
ou dix ans. Nous sommes partis du pays Chaoui, c’est-à-dire par l’est puisque
les arabes sont arrivés par l’est (ils sont arrivés plutôt chez nous), l’est est
arabisé plutôt aussi. A Sedrata, où j’ai passé ma petite enfance, je n’entendais
pas parler tamazight. On le parle (plus loin) mais pas à Sedrata. Ce que je
savais sur les kabyles, quand j’étais petit, c’était plutôt péjoratif. Le kabyle
c’était presque un juif, c’était un étranger, quelqu’un pas comme nous. On ne le
percevait pas comme ça. Il y avait même des mots pour les désigner.
Tenez :
Leqbayel, leqbayel
Tous, tous
Lgemla ged lfellus
T.Y : Qu’est-ce que ça veut
dire ?
K.Y : Les
kabyles
Tous, tous
Le pou gros comme le poussin
C’est vraiment péjoratif et pourtant c’est des Chaouis qui
disent ça. C’est des Imazighen eux-mêmes qui disent ça. ça peut s’expliquer de mille manières.
T.Y : Comment
l’expliquer-vous ?
K.Y : Il faut le comprendre. Ce
qu’on sait des Kabyles là-bas.
T.Y : On leur reproche d’être
paysans, frustes, un peu sauvages.
K.Y : Non, souvent c’est des
bourgeois. A Sedrata, il y avait un nommé Azouaou, c’est une grande ligne
d’autocars. Donc ça suscite des jalousies. Les Kabyles qu’on voyait là-bas ce
sont des Kabyles qui ont réussi. Il y
avait une espèce d’animosité bâtie sur l’ignorance. Je suis parti avec cette enfance-là.
T.Y : Quand les avez-vous
perçus autrement ?
K.Y : Plus tard, mon père étant
oukil, il était muté très souvent. On l’a envoyé à Sétif. Près de Sétif
vers Bougaâ, en Kabylie. Là aussi, c’est un peu arabisé, on ne parle plus
tamazight. On arrive au village. Je me souviens, ma mère a vécu ça comme un
exil. Elle est éloignée de sa famille. Allez chez les Kabyles, là-bas, c’est un
peu dur.
Il n’y a pas de fontaine à la maison. Il y avait
une fontaine publique. Une jeune fille nous amenait de l’eau. Elle ne
parlait que tamazight. Elle vient et dit
à ma mère :
A d-awigh aman
smmat ou quelque chose comme ça.
T.Y : Oui. Je vais apporter de
l’eau fraîche.
K.Y : Mais non. Ma mère a
compris samet (saumâtre, fade).
T.Y : À Bougaâ le d avec
emphase se prononce t avec emphase, bien sur.
K.Y : Quand mon père est
rentré, ma mère lui dit : « Tu vois, tu m’as emmenée en exil dans ce pays. Il y
a une fille qui m’a proposé de l’eau fade, saumâtre… » Mais, heureusement, mon
père parlait bien la langue et il parlait même l’hébreu. Il avait un don pour
les langues. Il lui a expliqué. Pour moi, ça a été une espèce de coup de foudre.
J’ai découvert mon vrai peuple. J’ai découvert la générosité, la beauté aussi.
Tout ce que nous sommes.
T.Y : Vous avez vécu dans un
village Kabyle. Est-ce que ce n’est pas ça qui vous a mené vers le marxisme ?
Vous avez été sans doute marqué par cette espèce d’égalité apparente, mais
trompeuse, qu’il y avait.
K.Y : ça change tout alors, car
dans les villages des montagnes, c’était
un peu une forme d’égalitarisme « primitif » mais qui cachait de grandes
inégalités sociales. Le berger, le forgeron, le boucher n’oint pas le même
statut que le paysan.
K.Y : La démocratie peut-être
pas, surtout la générosité.
T.Y : La solidarité ?
K.Y : La générosité,
c'est-à-dire que c’était un bon peuple ; Mais mon père était aussi très
généreux, c’était un peu l’avocat des pauvres. Très souvent, il ne faisait pas
payer ses clients. Chez nous, par exemple, à la période de lekhhrif
(automne).
T.Y : Vous receviez des
corbeilles de figues ?
K.Y : On n’arrivait pas à
rentrer à la maison, c’était plein de guêpes. On était envahi de fruits. Tous
les fruits de la Kabylie atterrissaient à
la maison, des produits de la chasse (perdrix…). Mon père lui-même aimait
beaucoup les Kabyles et puis lui-même était Chaoui. On l’appelait d’ailleurs le
Chaoui. J’ai commencé à comprendre mais je ne peux dire que j’ai tout compris.
En tout cas, je sentais que l’Algérie, c’était ça et pas autre chose, par la
suite j’ai mieux compris.
T.Y : A quelle
période ?
K.Y : Surtout dans
l’émigration, comme par hasard à chaque fois que les gens me soutenaient,
c’était toujours des Kabyles ou des Chaouis.
T.Y : Pouvez-nous nous relater
un des moments?
K.Y : Quand je suis arrivé à
Paris, j’avais un peu d’argent, mais je l’ai tout de suite dépensé. Un matin, je
me suis retrouvé sans un sou, je devais quitter l’hôtel. Je ne savais pas quoi
faire. J’ai rencontré un copain qui sortait de prison. J’étais catastrophé. Il
me dit : ne t’en fais pas, il y a des compatriotes ici. Les Algériens de ce
temps-là se connaissaient tous entre eux. Ils étaient regroupés presque par
quartier. Les gens de la Petite Kabylie, c’était le XIIIe . C’était
rue du Château des Rentiers. C’était quelqu’un de l’Etoile Nord-africaine, un
vieux militant, analphabète, tuberculeux, vivant avec une femme de l’ancienne
France, aristocrate qu’il appelait Madame Jeanne. Elle était très cultivée. Elle
était paralytique.
C’était formidable. Ils avaient un café dans une
espèce de cave. C’était le refuge de tous les Algériens en Europe : les
chômeurs, les malades, les tuberculeux.
T.Y : C’est une rue qui porte
bien son nom.
K.Y : C’était au n° 213. En ce
temps-là, il y avait beaucoup de bistrots algériens. La plupart, c’était des
kabyles. C’étaient les plus pauvres qu’on retrouvait dans l’émigration. Petit à
petit avec la chanson et tout ça, je commençai à me sentir bien parmi eux ; Je
suis devenu l’écrivain public.
T.Y : Il s’appelait comment le
marie de Mme Jeanne ?
K.Y : Slimane. C’était
pathétique. Il avait plus de soixante ans. Il
m’a pris chez lui, c’était très pauvre, on mangeait des pois chiches sans
viande, etc. Il n’empêche que tous les jours, il me payait un paquet de
Gauloises, mes journaux. Il était assoiffé d’informations de politique, de nouvelles du pays. Et, comme il a vu que je
m’intéressais à la politique, nos intérêts convergeaient. Il se serait ruiné
rien que pour m’acheter des journaux. En retour, je sentais aussi ça, j’écrivais
des lettres, je leur lisais les journaux et puis, petit à petit, on s’était
organisé pour le front. A l’époque, c’était le parti communiste algérien qui
voulait créer le Front national démocratique (une des préfigurations du F.L.N.).
Un jour j’ai décidé de faire un meeting et les nationalistes (les messalistes)
me sont tombés dessus à coups de bâtons. Bref, l’expérience a mal tourné, mais à
ce moment-là l’ai vu ceux qui avaient eu maille à partir avec le parti parce
qu’ils étaient berbéristes. Il y avait un grand du parti (qui était dans le Nord
et de l’Est de la France) qui s’est jeté dans la Seine après l’indépendance. Il
y avait beaucoup de choses : plus ça allait, plus je commençais à comprendre.
Une des choses les plus terribles, c’est que le vieux, je ne l’ai plus revu par
la suite. J’ai quitté la France, je suis venu en Algérie ; Quand je suis reparti
en France, la cave n’existait plus, j’ai retrouvé Slimane garçon de café dans un
autre truc du XXe : il m’a était tout tremblant.
T.Y : Il vous a
reconnu?
K.Y : Bien sûr, c’est terrible.
Quand on rencontre des gens comme ça, on voit où est l’Algérie. Evidemment,
après l’indépendance, je voyais ce problème et naturellement comment le poser.
J’ai pensé à le poser au théâtre puisque je voyais que dans la chanson il y
avait un très fort mouvement. C’était au temps où il y avait Idir (A bab inou
ba). C’est là que j’ai compris le rôle de la chanson en Algérie. En
tamazight, c’était frappant, c’est dans cette langue-là qu’il y avait un très
fort mouvement. Ce n’est pas un hasard, je connais bien ça. Et puis je voyais à
Alger. Qu’est-ce que c’est Alger ? C’est la kabylie. C’est la différence avec
l’Aurès a la même sensibilité, mais seulement l’Aurès est loin d’Alger. Ici, si
quelque chose se passe en Kabylie, une demi heure apres, une heure après, tout
Alger l’apprend.
T.Y : C’est-à-dire que l’Aurès
n’a pas investi de façon systématique les grandes villes de l’Est.
K.Y : oui, même si c’est des
grandes villes, ce n’est pas la capitale et puis c’est plus loin. L’Aurès de
Annaba, c’est loin et même de Guelma. Mais ici, la montagne est à coté, si
quelque chose se passe ici les montagnards une heure après sont là. Ça, c’est
une force. C’est ainsi, avec ma troupe, j’ai pris contact avec les étudiants et
j’ai compris que ce problème devait être posé. Ainsi, pour le XXe
anniversaire de la Révolution, on a fait la guerre de deux mille ans. On
a mis l’histoire de la kahéna au théâtre. On l’a traduite en tamazight.
Il y a eu même une expérience en tamazight de Mohamed prend ta valise et
qui a été jouée avec le plus grand succès à Tunis. Il faut reconnaître que c’est
mon séjour au Vietnam qui m’a renforcé dans cette idée. En revenant du Vietnam
(en 70), je suis allé en Syrie et en plein Dams. Pourquoi ? Les Kabyles, les
vrais compagnons de Abdel Kader, c eux qui l’ont suivi dans l’exil jusqu’à la
mort, ils sont là-bas. Ce sont les femmes, les vielles femmes qui ont sauvegardé
la langue et c’est comme ça qu’on continue à parler tamazight à Damas. Toutes
ces choses se retrouvent.
T.Y : Des Kabyles, c’est à
croire qu’on les retrouve partout : en Tunisie, (émigrés au siècle dernier), au
Maroc, depuis l’entrée des Turco Ottomans et ensuite des Français, en Syrie, et
même en Nouvelle-calédonie.
K.Y : Une autre fois, je
revenais de Bulgarie. Dans l’avion, au retour, l’avion s’arrêtait à Alger mais
il allait aussi au maroc. J’étai assis à coté d’un Marocain. On a commencé à
parler, on a parlé de Tizi-Ouzou. Il m’a dit qu’au Maroc Tizi-Ouzou avait été un
v rai coup de tonnerre. Ça a beaucoup frappé le peuple, le fait que le peuple
algérien ait bougé pour sa langue. Là-bas, c’est la langue par excellence,
surtout dans les montagnes : le Rif.
J’ai appris très récemment qu’à Toulouse il y a
une forte activité en tamazight. Ils ont fait salle comble dans un théâtre. Un
type m’a dit que là-bas il y avait des Algériens, des Marocains. Et même des
libyens. Tous ça c’est très prometteur. Maintenant c’est à nous de concrétiser
cette force, de lui donner une expression, de la rendre évidente pour tous. Ça
ne fait que commencer. De toute façon nous, ce n’est pas le pouvoir qui nous
intéresse, c’est plutôt la conscience, la prise de conscience de tout un peuple.
Que faire du pouvoir si on ne sais pas où on doit aller et qu’est-ce qu’on doit
faire ? Et que sommes-nous exactement ? Il faut expliquer inlassablement les
choses, les mettre au clair. Tout en sachant que ça durera certainement
longtemps, car c’est une lutte de longue haleine et les choses vont certainement
plus vite qu’on ne le croit. Il faut aussi compter avec les erreurs de nos
ennemis. Rappelez-vous ce qui a été à l’origine de Tizi-Ouzou, c’est cette
balourdise incroyable d’un ouali qui ose interdire une conférence sur la
poésie ancienne des Kabyles. C’est les erreurs de ennemis qu’il faut
comptabiliser. Quand on fait des bêtises comme ça, nos ennemis parfois nous
donnent de l’espoir. Oui, ils ne manquent pas de faire des bêtises, d’humilier
les gens, de manifester leur mépris, leur ignorance, leurs préjugés et c’est ça
qui va préparer le terrain à la prise de conscience, puisqu’ils continuent. Ils sont condamnés à commettre
toujours les même erreurs.
T.Y : Vous croyez ?
K.Y : Ah oui ! Les choses vont
beaucoup plus vite à notre époque qu’autrefois. Il faut apprendre à manier les
armes que nous avons. Il y a des armes comme le magnétophone.
T.Y : La caméra, la
vidéo.
K.Y : La révolution a été
beaucoup aidée par le transistor, la radio. etc. Puisque nous avons ces
armes entre les mais, il faut s’en servir.
Tassadit Yacine
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