vendredi 10 février 2012

Aux origines des cultures du peuple Entretien avec Kateb Yacine



Tassadit Yacine




Cet entretien a été réalisé en octobre 1987 à Ben-Aknoun au domicile de Kateb Yacine. M’étant toujours intéressée aux itinéraires des intellectuels, je voulais remonter aux sources de la prise de conscience de Kateb Yacine. Qu’est ce qui faisait qu’un arabophone s’intéressât à la culture berbère sachant par ailleurs qu’il y avait très peu d’arabophones à manifester un intérêt pour cette culture. Il y a bien sur des exceptions, car Bensédira ( berbérisant connu à la fin du XIXe siècle ) compte parmi les premiers autochtones à travailler sur les langues populaires. Ce qui a caractérisé la fin du XIXe siècle va disparaître peu à peu, en particulier à partir des années 20.


Il serait intéressant de réfléchir sur les causes de ce recul ---en ce qu’il est remarquable --- dans domaine de recherche et d’impulsion des langues parlées en Algérie. C’est en fait l’histoire de la recherche, l’histoire des idées qui a contribué à la réalisation de ces deux entretiens. Le lecteur trouvera des opinions bien connues de Kateb Yacine. Elles ne concernent guère le sujet traité ici, même si certains points sont d’actualité (problèmes sociaux). si je les reprends, c’est par fidélité à l’auteur et aussi parce que Kateb Yacine nous fait découvrir son enfance et nous relate lui-même la genèse de son intérêt pour les langues populaires.

Tassadit Yacine : Si vous voulez bien, essayons de définir ce que vous appelez la patrie, l’Algérie.

Kateb Yacine : Nedjma, c’est l’Algérie, la quête de l’Algérie. Est-ce que nous l’avons trouvée ? A mon avis, non. Nous ne sommes même pas capables d’appeler notre pays par son nom. L’Alérie ce n’est pas le vrai nom de notre pays. C’est un terme touristique. Ldjazaïr, c’est quoi ?

T.Y : les îles.

K.Y : Vous avez vu un pays qui s’appeler les îles ? Ce sont es arabes qui l’ont appelé ainsi.

T.Y : oui.

K.Y : nous continuons à nous désigner en termes étrangers, parfois hostiles et même méprisants ou sinon indifférents.

T.Y : vous l’auriez appelé comment ?

K.Y : moi, je préférerais l’appeler Tamazight (ou Tamazirt).

T.Y : Tamazgha, c’est le lieu ou se pratique la Tamazight qui est la langue…Je crois que Tamazgha a déjà été employée par quelques-uns pour désigner, semble-t-il, un ensemble plus vaste.

K.Y : Ldjazaïr ne peut pas être le nom de notre patrie ! C’est touristique.

T.Y : Même par rapport au nom ancien de l’Algérie il y a comme une amputation. Au Xe siècle, c’était Djazaïr Bani Mazghana. Les îles ou les îlots des Mazghana ( qui est la forme arabisée de Imazighen) ; et le prince Ziride qui régnait à l’époque s’appelait Bologhine (Bolokine, il est difficile d’avoir l’orthographe exacte) s’appelait Bnu ziri . L’adjectif actuel de Dziri en arabe populaire pourrait sains doute plutôt rappeler l’éponyme Ziri (ziri pourrait être le Dziri actuel). En berbère de la Kabylie septentrionale, on dit Lezdayer. Et l’on sait parfaitement la volonté de certains de ramener à des racines connues et de falsifier consciemment ou inconsciemment les toponymes ou les anthroponymes. Il n’y a qu’à voir Amechras qui devient Mecht aras, In U Mennas (ain oum nnas…), Tit tameqqrant (Ain kbira), Asif amellal qui devient Oued El Abiod et j’en passe. Je connais même des Algérois « de souche » comme ils disent, eux, qui s’appelaient Maziri. Ils récusent leur appartenance au monde ancien. Pour se démarquer des anciens berbères, ils prononcent Maziri avec un r emphatique). Emphase ou pas, la racine est d’origine berbère. Cela peut être Mazighi (de amazigh), Amazir( de Tamazirt : le champ). Il en est de même des Zougaghi(avec emphase ou pas : c’est un terme berbère qui peut vouloir dire rouge ou bien jujubiers…) De même qu’à saint-Eugène berceau des anciens hadri (citadins) il y a un quartier qu’on appelle encore aujourd’hui zouagha, nom d’une fraction de tribu berbère dont Ibn Khaldoun faisait mention au XIVe siècle. Tout comme le prénom Houari signifie descendant des Houara.

Pour revenir à ce que je voulais dire, c’est que le Mezghana avec le temps a complètement disparu, seul le terme de El Djazaïr est resté.

K.Y : un jour l’Algérie retrouvera son véritable nom.

T.Y : vous pensez réellement qu’il est bon de revenir sur un fait établi et largement admis.

K.Y : nécessairement. Il suffit de le savoir.

T.Y : De ne pas rester dans l’ignorance, c’est bien cela ?

K.Y : l’ignorance n’est rien quand on commence à savoir. L’ignorance, c’est quelque chose qu’il faut secouer, jusque-là il y a des gens, ça ne leur venait même pas à l’idée. Notre tâche, c’est de leur mettre la puce à l’oreille.

C’est de poser enfin ces problèmes là. Autrefois on nous disait : non, ce n’est pas le moment. Les gens qui nous disaient cela au nom de quoi ? Au nom de l’unité. On nous disaient : il ne faut pas deviser. On parle toujours d’unité. Je veux régler ce problème une fois pour toutes.

T.Y : Sur quelles bases voulait-on réaliser cette union ? De plus, parler d’union voulait dire qu’il y avait désunion. Je ne comprends pas pourquoi ce problème s’est posé à votre génération en ces termes ?

K.Y : Est-ce qu’on doit s’unir sur la base du mensonge et de l’ignorance ou bien sur celle de la connaissance et de l’espérance ? Il faut poser le problème comme ça. Est-ce qu’on doit s’unir pour tuer une langue ou pour la faire vivre ? Est-ce qu’on doit s’unir pour connaître son histoire ou pour l’ignorer ? C’est nous qui sommes pour l’unité, ce ne sont pas eux ; encore faut-il qu’elle se fasse sur quelque chose de vrai ! A ce moment-là tous ces ennemis même de l’Algérie, parce que, s’ils étaient des patriotes, il ne leur viendrait pas à l’idée de se nier eux-mêmes, de nier l’essence même de la patrie ; justement, en tant que bourgeois, ils ont besoin de l’arabo-islamique parce qu’ils veulent continuer à dominer ce peuple. Ils ne veulent pas que ce peuple comprenne parce qu’ils savent que la conscience est une chose qui va loin. Si la conscience s’éveille, elle aboutira nécessairement à la perte de leur pouvoir. Mais la conscience à s’éveiller, ça y est, c’est parti.

T.Y : Vous êtes peut-être optimiste.

K.Y : C’est sur que c’est parti.

T.Y : La méconnaissance de l’histoire, c’est une méconnaissance de soi, vous voulez dire ?

K.Y : C’est un complexe d’infériorité.

T.Y : Il est peut-être difficile de voir les choses en face ?

K.Y : justement dans ce sens.

T.Y : votre Nedjma, c’est à la fois le pays, l’histoire, la conscience. En arabe Nedjma, c’est le nom d’une femme. Dans le même ordre idée, on peut dire que l’histoire est aussi niée. Comme on a oubliée aussi le rôle des femmes pendant la guerre. Ils nient l’existence des femmes comme êtres humains. Il y a par conséquent, à mon anis, ce refus de voir les femmes chez nous telles qu’elles sont. Le refus de reconnaître les femmes participe aussi de ce refus de soi. On ne peut pas bâtir une société, une nation sans l’autre qui est aussi une partie de soi ; comment amputer une partie de soi ? Comment amputer ce pays de ce qui le fait ? Ça revient comme vous le disiez tout à l’heure à le nier et à se nier soi-même par la même occasion.

K.Y : Qu’est-ce qui est à la base de ça ? Pourquoi en sommes-nous là ? Comment a commencé le malheur ? Il a commencé par les invasions étrangères et ça a été une suite d’invasions étrangères.

Les Romains. Commerçons par là, car c’est une période relativement connue. N’oublions pas qu’à un certain moment l’Algérie a été dite romaine. Combien de temps les Romains sont-ils restés ?


T.Y : Cinq siècles.

K.Y : L’Algérie romaine. L’Algérie chrétienne, on en a parlé.

On a présenté saint Augustin comme un Algérien et moi, j’ai eu la terrible surprise, après l’indépendance, de voir des personnages officiels faire des conférences à Souk-A hras sur saint Augustin.


T.Y : Et alors ! Est-ce une surprise agréable ou désagréable ?

K.Y : Moi, j’ai ressenti ça comme un crachat. Pour moi, saint Augustin, c’est Massu parce qu’il a massacré les donatistes, ceux qui étaient des chrétiens sincères. Ils avaient pris position pour les insurges et les ouvriers agricoles qui se battaient contre la latifundia, contre les colons romains, exactement comme nous contre les français. Saint augustin a appelé à la répression et la répression été atroce. Ça a été des massacres.

Fêter saint augustin, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi ? Parce qu’il est né en Algérie. Dans ce cas-là, camus aussi est né en Algérie. Et beaucoup de gouverneurs généraux.

T.Y : Vous pensez toujours la même chose ? Dans tout les pays du monde, il n’a pas que les bons, les purs, les courageux qui sont les citoyens.

K.Y : Bien sûr. Mais, pour moi, c’est un ennemi et c’est tout.

Il faut rejeter ça avec la plus grande énergie. Bien sûr qu’il ne suffit pas de naître en Algérie pour être un Algérien, surtout si on travaillé contre son histoire, contre ceux qui l’étaient vraiment.

T.Y : À vous entendre, il y aurait encore de nombreux saints augustin aujourd’hui.

K.Y : Et l’aliénation vient de la religion encore une fois. De la même manière, quand on présente la kahéna comme une juive, qu’est-ce que cela veut dire ? Ça, c’est une invention des arabes.

T.Y : Ce serait donc d’après vous une reconstruction d’après la vision dominante, des vainqueurs ?

K.Y : Oui, parce que pour les arabes et pour les musulmans, être juif, c’est être le diable. C’est une manière de lui coller une autre religion. Et de toute façon, elle n’est pas entrée dans l’histoire comme ça. Si elle était rentrée dans l’histoire comme juive, ça se saurait. La Kahéna n’est pas entrée dans l’histoire parce qu’elle lutté pour le judaïsme, à ma connaissance, non. Elle est entrée dans l’histoire comme nationaliste.

T.Y : Lutter pour une religion peut être aussi une forme de nationalisme. Pour ceux qui ont la fois, c’est déterminant.

K.Y : Il faut réfuter ça énergiquement. C’est pour ça que je suis contre les mythes. Il y a l’histoire quand même.

T.Y : De toute façon, il faut aussi admettre que ce peuple avant l’islam a connu les religions qui étaient là.

K.Y : Mais ces religions on toujours joué un rôle néfaste. Il faut s’y opposer avec la dernière énergie. On les voit maintenant à l’œuvre. On les voit en Israël, en Palestine, on les voit partout. Ces trois religions monothéistes font le malheur de l’humanité. Ce sont des facteurs d’aliénation profonde. Voyez le Liban. ça se passe devant nous. Regardez le rôle des chrétiens, des musulmans et des juifs. Il n’y a pas besoin de dessin. Ces religions sont profondément néfastes et le malheur de nos peuples vient de là. Le malheur de l’Algérie a commencé là. Nous avons parlé des Romains et des chrétiens, maintenant parlons de la relation arabo-islamique la plus longue, la plus dure, la plus difficile à combattre.

T.Y : Parce qu’elle est constitutive de la culture du peuple ?

K.Y : C’est dur de lutter contre une telle couche d’aliénation. Pendant ces treize siècles, on a arabisé le pays, mais on a en même temps écrasé tamazight forcément. Ça va ensemble. L’arabisation ne peut jamais être autre chose que l’écrasement de tamazight. L’arabisation, c’est imposer à un peuple une langue qui n’est pas la sienne et donc combattre la sienne, la tuer.

Comme les français quand ils interdisaient aux écoliers Algériens de parler l’arabe ou tamazight parce qu’ils voulaient faire l’Algérie Française. L’Algérie arabo-islamique, c’est une Algérie contre elle. C’est une Algérie imposée par les armes parce que l’islam ne se fait pas avec des bonbons et des roses. Il s’est fait dans les larmes et le sang, il s’est fait par l’écrasement, par la violence, par le mépris, par la haine, par les pires abjections que puissent supporter un peuple. On voit le résultat.

Quand on prend Ibn Khaldoun, pourquoi on n’a jamais fait une édition populaire de Ibn Khaldoun ? Je vous propose ça maintenant. Prenez L’histoire des berbères, faites une édition populaire de Ibn Khaldoun. On me dit que c’est dur, etc. Il y a des pages lumineuses sur l’histoire. Tenez, par exemple quand on dit que ce peuple a apostasie douze fois. Ça prouve bien que la pilule n’est jamais passée.

T.Y : Il y a eu le phénomène des Bergwata qui est une prise de conscience manifeste de ce que certains ont appelé une forme de nationalisme nord-africain. Mais vous ne pouvez pas dire que ces faits culturels islamiques, et par voie de conséquences arabes ne sont pas assimilés par le peuple. Ils sont partie intégrante—que vous le vouliez ou non—de la culture algérienne et du Maghreb.

K.Y : Je ne suis pas d’accord. Les gens croient parce qu’ils n’ont rien d’autre. il y a beaucoup de choses à dire. Nous sommes pris dans un océan de mensonges. Nous avons un fil pour retrouver la vérité, il y a des siècles de mensonges et Ibn Khaldoun, c’est très important parce qu’il était en plein arabo-islamique, mais il avait l’esprit scientifique.

T.Y : Il voyait la réalité telle qu’elle était.

K.Y : pour nous c’est une source extraordinaire. Il la répandre. Il faut qu’Ibn Khaldoun, L’histoire des berbères s’enseigne.

C’est elle qui nous concerne le plus. C’est ça son œuvre fondamentale. Quand on lit ça, on peut arriver aux autres questions aussi.

T.Y : Pouvez vous nous en dire plus ?

K.Y : On peut arriver aux femmes. Comment se fait-il que ce peuple ait été dirigé par une femme. Et puis attention ! Ce peuple, ce n’était pas seulement l’Algérie.

T.Y : C’est normal puisque l’Algérie, la Tunisie, le Maroc sont des créations récentes.

K.Y : C’était l’Afrique du nord. Une Afrique du Nord bien plus large que celle qu’on nous apprend parce qu’elle allait de la Libye jusqu’à l’Afrique. Le Maghreb—lui-même—est trop restrictif. C’est africain qu’il faut se dire. Nous sommes Africains. Tamazight, c’est une langue africaine :la cuisine, l’artisanat, la danse, la chanson, le mode de vie, tout nous montre que nous sommes africains. Le Maghreb arabe et tout ça, c’est des inventions, de l’idiologie, et c’est fait pour nous détourner de l’afrique. A tel point qu’il y a maintenant une forme de racisme. D’ailleurs moi, j’ai découvert, avec vraiment beaucoup d’étonnement ici—ce qu’on appelle le Bureau arabe de travail où l’on organise des séminaires—cette partie de l’Afrique. Un jour, j’ai entendu la musique des malienne, j’étais bouleversé d’ignorer ça. C’est honteux. Et pourtant avec le Mali nous sommes sur le même palier. Il y a le Niger, le Mali, l’Afrique. Là aussi on voit l’arabo-islamique sous sa forme maghrébine nous occulter l’Afrique, occulter notre dimension réelle, profonde. C’est ce qui est important.

T.Y : Revenons un peu aux femmes, voulez-vous ?

K.Y : En ce qui concerne la femme, comment se fait-il que ce pays, ce sous-continent, ait pu être dirigé par une femme, comment se fait-il que la femme en soit là aujourd’hui ? Ce n’est pas difficile, c’est l’arabo-islamique qui a abouti à l’asservissement et à la dégradation de la femme chez nous.

T.Y : Je crois que ce n’est pas aussi clair que vous le dites. Les raisons sont hélas multiples et les problèmes complexes.

K.Y : C’est très clair. Je ne vois d’autre source que celle-là. Je n’en vois pas d’autres. Au nom de quoi ? Comment se fait-il qu’un peuple qui a été dirigé par une femme puisse aujourd’hui être ce qu’il est ? Je connais une femme qui veut divorcer parce que son mari a pris une seconde femme et qu’il veut la lui imposer chez elle. Elle va demander le divorce. Or jamais le procureur n’a voulu la recevoir.

J’ai vu une fois de mes propres yeux, ici, au Clos Salembier, une femme sauvagement battue, en pleine rue, à coups de pieds dans le ventre, devant tout le monde, à midi. Personne n’a bougé. Pourquoi ?

Parce qu’elle lui appartient, c’est sa femme. Il en fait ce qu’il veut. On ne pourrait jamais voir ça dans aucun pays du monde. Ici on appelle ça « être un homme » ! Est-ce que ça fait partie de ce que nous sommes réellement ?

T.Y : Je ne crois pas, mais peut-être qu’il faut prendre la question autrement : la misère, l’inculture, le passé colonial, la perte de ses racines, etc., tout ça contribue à travestir la culture.

K.Y : ça, c’est l’apport de l’arabo-islamique. C’est ça la fameuse redjla, le culte de la virilité, le culte de la force.

T.Y : Mais ce culte de la virilité existe aussi ailleurs.

K.Y : On pourrait trouver d’autre exemple : le fait d’assimiler le travail à la prostitution et beaucoup d’autre choses qui se passent chez nous qui montrent bien comment l’arabo-islamique devient la chaîne qu’il faut briser :il est ce qui corrompt tout, ce qui souille tout. Evidement les gens maintenant, le socialisme n’as plus la même force chez nous les pouvoirs publics ne s’en réclament pas. Ils ont besoin pour exister de lutter contre les forces de progrès. Ces forces nationales et populaires peuvent être représentées grosso modo par les syndicats, les ouvriers et les kabyles, les Chaouis, les Imazighens, voilà les deux ennemis du pouvoir. Puisque ces deux forces à l’heure actuelle on veut les combattre, eh bien ! Il ne reste plus qu’à s’appuyer sur l’arabo-islamique. C’est ce qu’on a fait, même si le pouvoir, à l’heure actuelle, craint que les démagogues religieux ne lui prennent le pouvoir. En définitive, le véritable ennemi, c’est nous. Et ça, c’est une logique à laquelle personne ne peut échapper parce que ce pouvoir a peur de deux forces : il a peur du mouvement national et il a peur du mouvement ouvrier. Il a peur qu’il y ait un éveil réel dans les montagnes. Il a peur d’un deuxième Tizi-ouzou mais à l’échelle algérienne. Devant les difficultés économiques et évidemment les inévitables conflits sociaux qui se profilent à l’horizon, il a peur des syndicats, des ouvriers. A ce moment-là le pouvoir est condamné à faire le jeu de ses ennemis. Il est condamné à se diviser en forces antagonistes, s’arracher le pouvoir et c’est comme ça qu’on voit le mouvement intégriste attaquer des écoles de police. C’est comme ça qu’on voit dans les rues des quêtes pour les mosquées, c’est ainsi qu’on voit des privés construire des mosquées, et le pouvoir renchérir, à son tour, en construisant des mosquées et les privés de renchérir à leur tour, ça devient aveuglant mais il y aura tôt ou tard un phénomène de rejet. Ce peuple a subi bien des assauts de forces qui se croyaient plus grandes et qui apparemment étaient invincibles, mais il n’y avait rien à faire. Le peuple reste lui-même, car les forces sont là.

T.Y : pour ce qui est de Tizi-Ouzou. Avant d’arriver à Tizi-Ouzou, voulez-vous dire comment vous avez pris conscience pour la première fois du fait cultuel berbère ?

K.Y : C’est quand j’avais neuf ou dix ans. Nous sommes partis du pays Chaoui, c’est-à-dire par l’est puisque les arabes sont arrivés par l’est (ils sont arrivés plutôt chez nous), l’est est arabisé plutôt aussi. A Sedrata, où j’ai passé ma petite enfance, je n’entendais pas parler tamazight. On le parle (plus loin) mais pas à Sedrata. Ce que je savais sur les kabyles, quand j’étais petit, c’était plutôt péjoratif. Le kabyle c’était presque un juif, c’était un étranger, quelqu’un pas comme nous. On ne le percevait pas comme ça. Il y avait même des mots pour les désigner. Tenez :

Leqbayel, leqbayel

Tous, tous

Lgemla ged lfellus

T.Y : Qu’est-ce que ça veut dire ?

K.Y : Les kabyles

Tous, tous

Le pou gros comme le poussin

C’est vraiment péjoratif et pourtant c’est des Chaouis qui disent ça. C’est des Imazighen eux-mêmes qui disent ça. ça peut s’expliquer de mille manières.

T.Y : Comment l’expliquer-vous ?

K.Y : Il faut le comprendre. Ce qu’on sait des Kabyles là-bas.

T.Y : On leur reproche d’être paysans, frustes, un peu sauvages.

K.Y : Non, souvent c’est des bourgeois. A Sedrata, il y avait un nommé Azouaou, c’est une grande ligne d’autocars. Donc ça suscite des jalousies. Les Kabyles qu’on voyait là-bas ce sont des Kabyles qui ont réussi. Il y avait une espèce d’animosité bâtie sur l’ignorance. Je suis parti avec cette enfance-là.

T.Y : Quand les avez-vous perçus autrement ?

K.Y : Plus tard, mon père étant oukil, il était muté très souvent. On l’a envoyé à Sétif. Près de Sétif vers Bougaâ, en Kabylie. Là aussi, c’est un peu arabisé, on ne parle plus tamazight. On arrive au village. Je me souviens, ma mère a vécu ça comme un exil. Elle est éloignée de sa famille. Allez chez les Kabyles, là-bas, c’est un peu dur.

Il n’y a pas de fontaine à la maison. Il y avait une fontaine publique. Une jeune fille nous amenait de l’eau. Elle ne parlait que tamazight. Elle vient et dit à ma mère :

A d-awigh aman smmat ou quelque chose comme ça.

T.Y : Oui. Je vais apporter de l’eau fraîche.

K.Y : Mais non. Ma mère a compris samet (saumâtre, fade).

T.Y : À Bougaâ le d avec emphase se prononce t avec emphase, bien sur.

K.Y : Quand mon père est rentré, ma mère lui dit : « Tu vois, tu m’as emmenée en exil dans ce pays. Il y a une fille qui m’a proposé de l’eau fade, saumâtre… » Mais, heureusement, mon père parlait bien la langue et il parlait même l’hébreu. Il avait un don pour les langues. Il lui a expliqué. Pour moi, ça a été une espèce de coup de foudre. J’ai découvert mon vrai peuple. J’ai découvert la générosité, la beauté aussi. Tout ce que nous sommes.

T.Y : Vous avez vécu dans un village Kabyle. Est-ce que ce n’est pas ça qui vous a mené vers le marxisme ? Vous avez été sans doute marqué par cette espèce d’égalité apparente, mais trompeuse, qu’il y avait.

K.Y : ça change tout alors, car dans les villages des montagnes, c’était un peu une forme d’égalitarisme « primitif » mais qui cachait de grandes inégalités sociales. Le berger, le forgeron, le boucher n’oint pas le même statut que le paysan.

K.Y : La démocratie peut-être pas, surtout la générosité.

T.Y : La solidarité ?

K.Y : La générosité, c'est-à-dire que c’était un bon peuple ; Mais mon père était aussi très généreux, c’était un peu l’avocat des pauvres. Très souvent, il ne faisait pas payer ses clients. Chez nous, par exemple, à la période de lekhhrif (automne).

T.Y : Vous receviez des corbeilles de figues ?

K.Y : On n’arrivait pas à rentrer à la maison, c’était plein de guêpes. On était envahi de fruits. Tous les fruits de la Kabylie atterrissaient à la maison, des produits de la chasse (perdrix…). Mon père lui-même aimait beaucoup les Kabyles et puis lui-même était Chaoui. On l’appelait d’ailleurs le Chaoui. J’ai commencé à comprendre mais je ne peux dire que j’ai tout compris. En tout cas, je sentais que l’Algérie, c’était ça et pas autre chose, par la suite j’ai mieux compris.

T.Y : A quelle période ?

K.Y : Surtout dans l’émigration, comme par hasard à chaque fois que les gens me soutenaient, c’était toujours des Kabyles ou des Chaouis.

T.Y : Pouvez-nous nous relater un des moments?

K.Y : Quand je suis arrivé à Paris, j’avais un peu d’argent, mais je l’ai tout de suite dépensé. Un matin, je me suis retrouvé sans un sou, je devais quitter l’hôtel. Je ne savais pas quoi faire. J’ai rencontré un copain qui sortait de prison. J’étais catastrophé. Il me dit : ne t’en fais pas, il y a des compatriotes ici. Les Algériens de ce temps-là se connaissaient tous entre eux. Ils étaient regroupés presque par quartier. Les gens de la Petite Kabylie, c’était le XIIIe . C’était rue du Château des Rentiers. C’était quelqu’un de l’Etoile Nord-africaine, un vieux militant, analphabète, tuberculeux, vivant avec une femme de l’ancienne France, aristocrate qu’il appelait Madame Jeanne. Elle était très cultivée. Elle était paralytique.

C’était formidable. Ils avaient un café dans une espèce de cave. C’était le refuge de tous les Algériens en Europe : les chômeurs, les malades, les tuberculeux.

T.Y : C’est une rue qui porte bien son nom.

K.Y : C’était au n° 213. En ce temps-là, il y avait beaucoup de bistrots algériens. La plupart, c’était des kabyles. C’étaient les plus pauvres qu’on retrouvait dans l’émigration. Petit à petit avec la chanson et tout ça, je commençai à me sentir bien parmi eux ; Je suis devenu l’écrivain public.

T.Y : Il s’appelait comment le marie de Mme Jeanne ?

K.Y : Slimane. C’était pathétique. Il avait plus de soixante ans. Il m’a pris chez lui, c’était très pauvre, on mangeait des pois chiches sans viande, etc. Il n’empêche que tous les jours, il me payait un paquet de Gauloises, mes journaux. Il était assoiffé d’informations de politique, de nouvelles du pays. Et, comme il a vu que je m’intéressais à la politique, nos intérêts convergeaient. Il se serait ruiné rien que pour m’acheter des journaux. En retour, je sentais aussi ça, j’écrivais des lettres, je leur lisais les journaux et puis, petit à petit, on s’était organisé pour le front. A l’époque, c’était le parti communiste algérien qui voulait créer le Front national démocratique (une des préfigurations du F.L.N.). Un jour j’ai décidé de faire un meeting et les nationalistes (les messalistes) me sont tombés dessus à coups de bâtons. Bref, l’expérience a mal tourné, mais à ce moment-là l’ai vu ceux qui avaient eu maille à partir avec le parti parce qu’ils étaient berbéristes. Il y avait un grand du parti (qui était dans le Nord et de l’Est de la France) qui s’est jeté dans la Seine après l’indépendance. Il y avait beaucoup de choses : plus ça allait, plus je commençais à comprendre. Une des choses les plus terribles, c’est que le vieux, je ne l’ai plus revu par la suite. J’ai quitté la France, je suis venu en Algérie ; Quand je suis reparti en France, la cave n’existait plus, j’ai retrouvé Slimane garçon de café dans un autre truc du XXe : il m’a était tout tremblant.

T.Y : Il vous a reconnu?

K.Y : Bien sûr, c’est terrible. Quand on rencontre des gens comme ça, on voit où est l’Algérie. Evidemment, après l’indépendance, je voyais ce problème et naturellement comment le poser. J’ai pensé à le poser au théâtre puisque je voyais que dans la chanson il y avait un très fort mouvement. C’était au temps où il y avait Idir (A bab inou ba). C’est là que j’ai compris le rôle de la chanson en Algérie. En tamazight, c’était frappant, c’est dans cette langue-là qu’il y avait un très fort mouvement. Ce n’est pas un hasard, je connais bien ça. Et puis je voyais à Alger. Qu’est-ce que c’est Alger ? C’est la kabylie. C’est la différence avec l’Aurès a la même sensibilité, mais seulement l’Aurès est loin d’Alger. Ici, si quelque chose se passe en Kabylie, une demi heure apres, une heure après, tout Alger l’apprend.

T.Y : C’est-à-dire que l’Aurès n’a pas investi de façon systématique les grandes villes de l’Est.

K.Y : oui, même si c’est des grandes villes, ce n’est pas la capitale et puis c’est plus loin. L’Aurès de Annaba, c’est loin et même de Guelma. Mais ici, la montagne est à coté, si quelque chose se passe ici les montagnards une heure après sont là. Ça, c’est une force. C’est ainsi, avec ma troupe, j’ai pris contact avec les étudiants et j’ai compris que ce problème devait être posé. Ainsi, pour le XXe anniversaire de la Révolution, on a fait la guerre de deux mille ans. On a mis l’histoire de la kahéna au théâtre. On l’a traduite en tamazight. Il y a eu même une expérience en tamazight de Mohamed prend ta valise et qui a été jouée avec le plus grand succès à Tunis. Il faut reconnaître que c’est mon séjour au Vietnam qui m’a renforcé dans cette idée. En revenant du Vietnam (en 70), je suis allé en Syrie et en plein Dams. Pourquoi ? Les Kabyles, les vrais compagnons de Abdel Kader, c eux qui l’ont suivi dans l’exil jusqu’à la mort, ils sont là-bas. Ce sont les femmes, les vielles femmes qui ont sauvegardé la langue et c’est comme ça qu’on continue à parler tamazight à Damas. Toutes ces choses se retrouvent.

T.Y : Des Kabyles, c’est à croire qu’on les retrouve partout : en Tunisie, (émigrés au siècle dernier), au Maroc, depuis l’entrée des Turco Ottomans et ensuite des Français, en Syrie, et même en Nouvelle-calédonie.

K.Y : Une autre fois, je revenais de Bulgarie. Dans l’avion, au retour, l’avion s’arrêtait à Alger mais il allait aussi au maroc. J’étai assis à coté d’un Marocain. On a commencé à parler, on a parlé de Tizi-Ouzou. Il m’a dit qu’au Maroc Tizi-Ouzou avait été un v rai coup de tonnerre. Ça a beaucoup frappé le peuple, le fait que le peuple algérien ait bougé pour sa langue. Là-bas, c’est la langue par excellence, surtout dans les montagnes : le Rif.

J’ai appris très récemment qu’à Toulouse il y a une forte activité en tamazight. Ils ont fait salle comble dans un théâtre. Un type m’a dit que là-bas il y avait des Algériens, des Marocains. Et même des libyens. Tous ça c’est très prometteur. Maintenant c’est à nous de concrétiser cette force, de lui donner une expression, de la rendre évidente pour tous. Ça ne fait que commencer. De toute façon nous, ce n’est pas le pouvoir qui nous intéresse, c’est plutôt la conscience, la prise de conscience de tout un peuple. Que faire du pouvoir si on ne sais pas où on doit aller et qu’est-ce qu’on doit faire ? Et que sommes-nous exactement ? Il faut expliquer inlassablement les choses, les mettre au clair. Tout en sachant que ça durera certainement longtemps, car c’est une lutte de longue haleine et les choses vont certainement plus vite qu’on ne le croit. Il faut aussi compter avec les erreurs de nos ennemis. Rappelez-vous ce qui a été à l’origine de Tizi-Ouzou, c’est cette balourdise incroyable d’un ouali qui ose interdire une conférence sur la poésie ancienne des Kabyles. C’est les erreurs de ennemis qu’il faut comptabiliser. Quand on fait des bêtises comme ça, nos ennemis parfois nous donnent de l’espoir. Oui, ils ne manquent pas de faire des bêtises, d’humilier les gens, de manifester leur mépris, leur ignorance, leurs préjugés et c’est ça qui va préparer le terrain à la prise de conscience, puisqu’ils continuent. Ils sont condamnés à commettre toujours les même erreurs.

T.Y : Vous croyez ?

K.Y : Ah oui ! Les choses vont beaucoup plus vite à notre époque qu’autrefois. Il faut apprendre à manier les armes que nous avons. Il y a des armes comme le magnétophone.

T.Y : La caméra, la vidéo.

K.Y : La révolution a été beaucoup aidée par le transistor, la radio. etc. Puisque nous avons ces armes entre les mais, il faut s’en servir.

Tassadit Yacine

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