L’arabisation suivit d’autres voies, bien qu’elle
fût préparée par l’obligation de prononcer en arabe les quelques phrases
essentielles d’adhésion à l’islam. Pendant la première période
(VIIe-XIe siècles), l’arabisation linguistique et
culturelle fut d’abord essentiellement citadine. Plusieurs villes maghrébines de
fondation ancienne, Kairouan, Tunis, Tlemcen, Fès, ont conservé une langue
assez classique, souvenir de cette première arabisation. Cet arabe citadin, en
se chargeant de constructions diverses empruntées aux Berbères, s’est maintenu
aussi, d’après W. Marçais, chez de vieux sédentaires ruraux comme les habitants
du Sahel tunisien ou de la région maritime du Constantinois, ou encore les
Traras et les Jebala du Rif oriental ; or, ces régions maritimes sont les
débouchés de vieilles capitales régionales arabisées de longue date. Cette
situation linguistique semble reproduire celle de la première arabisation [32]. Ailleurs, cette forme ancienne,
dont on ignore quelle fut l’extension, fut submergée par une langue plus
populaire, l’arabe bédouin, qui présente une certaine unité du Sud tunisien au
Rio de Oro remontant largement vers le nord dans les plaines de l’Algérie
centrale, d’Oranie et du Maroc. Cet arabe bédouin fut introduit au
XIe siècle par les tribus hilaliennes car ce sont elles, en effet,
qui ont véritablement arabisé une grande partie des Berbères.
Pour comprendre l’arrivée inattendue de ces
tribus arabes bédouines, il nous faut remonter au Xe siècle, au
moment où se déroulait, au Maghreb central d’abord, puis en Ifriqîya, une
aventure prodigieuse et bien connue, celle de l’accession au califat des
Fatimides. Alors que les Berbères zénètes étendaient progressivement leur
domination sur les Hautes-Plaines, les Berbères autochtones, les Sanhadja,
conservaient les territoires montagneux de l’Algérie centrale et orientale.
L’une de ces tribus qui, depuis l’époque romaine, occupait la Petite Kabylie,
les Ketama[33], avait accueilli un
missionnaire chiite, Abou Abd Allah, qui annonçait la venue de l’Imam « dirigé »
ou Mahdi, descendant d’Ali et de Fatima. Abou Abd Allah s’établit d’abord à
Tafrout, dans la région de Mila ; il organise une milice qui groupe ses
premiers partisans, puis transforme Ikdjan, à l’est des Babors, en place forte.
Se révélant un remarquable stratège et meneur d’hommes, il s’empare tour à tour
de Sétif, Béja, Constantine. En mars 909, les Chiites sont maîtres de Kairouan
et proclament Imam le Fatimide Obaïd Allah, encore prisonnier à l’autre bout du
Maghreb central, dans la lointaine Sidjilmassa. Une expédition ketama, toujours
conduite par l’infatigable Abou Abd Allah, le ramena triomphant à Kairouan, en
décembre 909, non sans avoir, au passage, détruit les principautés kharedjites.
La dynastie issue d’Obaïd Allah, celle des Fatimides, réussit donc un moment à
contrôler la plus grande partie de l’Afrique du Nord, mais de terribles révoltes
secouent le pays. La plus grave fut celle des Kharedjites, menée par Mahlad ben
Kaydâd dit Abou Yazid, « l’homme à l’âne ». Mais la dynastie fut une nouvelle
fois sauvée par l’intervention des Sanhadja du Maghreb central, sous la conduite
de Ziri. Aussi, lorsque les Fatimides, après avoir conquis l’Égypte avec l’aide
des Sanhadja, établissent leur capitale au Caire (973), ils laissent le
gouvernement du Maghreb à leur lieutenant Bologgin, fils de Ziri. De cette
décision, qui paraissait sage et qui laissait la direction du pays à une
dynastie berbère, devait naître la pire catastrophe que connut le Maghreb.
En trois générations, les Zirides relâchent leurs
liens de vassalité à l’égard du calife fatimide. En 1045, El-Moezz rejeta le
chiisme qui n’avait pas été accepté par la majorité de ses sujets et proclame la
suprématie du calife abbasside de Bagdad. Pour punir cette sécession, le
Fatimide « donna » le Maghreb aux tribus arabes trop turbulentes qui avaient
émigré de Syrie et d’Arabie nomadisant dans le Sais, en Haute Égypte. Certaines
de ces tribus se rattachaient à un ancêtre commun, Hilal, d’où le nom d’invasion
hilalienne donnée à cette nouvelle immigration orientale en Afrique du Nord. Les
Béni Hilal, bientôt suivis des Béni Soleim, pénètrent en Ifriqîya en 1051. À
vrai dire, l’énumération de ces tribus et fractions est assez longue mais
relativement bien connue, grâce au récit d’Ibn Khaldoun et à une littérature
populaire appuyée sur une tradition orale encore bien vivante, véritable chanson
de geste connue sous le nom de Taghribât Bani Hilal (la marche vers l’ouest des
Béni Hilal). Il y avait deux groupes principaux, le premier formé des tribus
Zoghba, Athbej, Ryâh, Djochem, Rebia et Adi se rattachait à Hilal, le second
groupe constituait les Béni Soleïm. À ce flot d’envahisseurs succéda, quelques
décennies plus tard, un groupe d’Arabes yéménites, les Ma’qil, qui suivirent
leur voie propre, plus méridionale et atteignirent le Sud marocain et le Sahara
occidental. Des groupes juifs nomades semblent bien avoir accompagné ces
bédouins et contribuèrent à renforcer les communautés judaïques du Maghreb [34], dont l’essentiel était
d’origine zénète.
On aurait tort d’imaginer l’arrivée de ces tribus
comme une armée en marche occupant méticuleusement le terrain et combattant dans
une guerre sans merci les Zirides, puis leurs cousins, les Hammadites, qui
avaient organisé un royaume distinct en Algérie. Il serait faux également de
croire qu’il y eut entre Arabes envahisseurs et Berbères une confrontation
totale, de type racial ou national. Les tribus qui pénètrent au Maghreb occupent
le pays ouvert, regroupent leurs forces pour s’emparer des villes qu’elles
pillent systématiquement, puis se dispersent à nouveau, portant plus loin
pillage et désolation.
Les princes berbères, Zirides, Hammadites, plus
tard Almohades, et Mérinides, n’hésitent pas à utiliser la force militaire,
toujours disponible, que constituent ces nomades qui, de proche en proche,
pénètrent ainsi plus avant dans les campagnes maghrébines.
Dès l’arrivée des Arabes bédouins, les souverains
berbères songent à utiliser cette force nouvelle dans leurs luttes intestines.
Ainsi, loin de s’inquiéter de la pénétration des Hilaliens, le sultan ziride
recherche leur alliance pour combattre ses cousins hammadides et donne une de
ses filles en mariage au cheikh des Ryâh, ce qui n’empêche pas ces mêmes Arabes
de battre par deux fois, en 1050 à Haïdra et en 1052 à Kairouan, les armées
zirides et d’envahir l’Ifriqîya, bientôt entièrement soumise à l’anarchie. Des
chefs arabes en profitent pour se tailler de minuscules royaumes aussi éphémères
que restreints territorialement ; tels sont les émirats de Gabès et de Carthage,
dès la fin du XIe siècle. Parallèlement, les Hammadides obtiennent le
concours des Athbej qui combattent leur cousin Ryâh, comme eux-mêmes luttent
contre leurs cousins zirides.
En 1152, un siècle après l’arrivée des premiers
contingents bédouins, les Béni Hilal se regroupent pour faire face à la
puissance grandissante des Almohades, maîtres du Maghreb el-Aqsa et de la plus
grande partie du Maghreb central, mais il est trop tard et ils sont écrasés à la
bataille de Sétif. Paradoxalement, cette défaite n’entrave pas leur expansion,
elle en modifie seulement le processus. Les Almohades, successeurs d’Abd
el-Moumen, n’hésitent pas à utiliser leurs contingents et, fait plus grave de
conséquences, ils ordonnent la déportation de nombreuses fractions Ryâh, Athbej
et Djochem dans diverses provinces du Maghreb el-Aqsa, dans le Haouz et les
plaines atlantiques qui sont ainsi arabisés.
Tandis que s’écroule l’empire almohade, les
Hafsides acquièrent leur indépendance en Ifriqîya et s’assurent le concours des
Kooûb, l’une des principales fractions des Soleïm. Au même moment, le zénète
Yaghmorasen fonde le royaume abd-el-wadide de Tlemcen avec l’appui des Arabes
Zorba. D’autres Berbères zénètes, les Béni Merin, chassent les derniers
Almohades de Fez (1248). La nouvelle dynastie s’appuya sur des familles arabes
déportées au Maroc par les Almohades. Pendant plus d’un siècle, le maghzen
mérinide fut ainsi recruté chez les Khlot.
Partout ces contingents arabes, introduits
parfois contre leur volonté dans des régions nouvelles ou établis à la tête de
populations agricoles dont le genre de vie ne résiste pas longtemps à leurs
déprédations, provoquent inexorablement le déclin des campagnes. Mais bien
qu’ils aient pillé Kairouan, Mendia, Tunis et les principales villes d’Ifriqîya,
bien que Ibn Khaldoun les ait dépeints comme une armée de sauterelles
détruisant tout sur son passage, Béni Hilal, Béni Soleïm et plus tard Béni
Ma’qil furent bien plus dangereux par les ferments d’anarchie qu’ils
introduisirent au Maghreb que par leurs propres déprédations.
C’est une étrange et à vrai dire assez
merveilleuse histoire que la transformation ethno-sociologique d’une population
de plusieurs millions de Berbères par quelques dizaines de milliers de
Bédouins. On ne saurait, en effet, exagérer l’importance numérique des Béni
Hilal ; quel que soit le nombre de ceux qui se croient leurs descendants, ils
étaient, au moment de leur apparition en Ifriqîya et au Maghreb, tout au plus
quelques dizaines de milliers. Les apports successifs des Béni Soleïm, puis des
Ma’qil qui s’établirent dans le Sud du Maroc, ne portèrent pas à plus de cent
mille les individus de sang arabe qui pénétrèrent en Afrique du Nord au
XIe siècle. Les Vandales, lorsqu’ils franchirent le détroit de
Gibraltar pour débarquer sur les côtes d’Afrique, en mai 429, étaient au nombre
de 80 000, (peut-être le double si les chiffres donnés par Victor de Vita ne
concernent que les hommes et les enfants de sexe mâle). C’est dire que
l’importance numérique des deux invasions est sensiblement équivalente. Or que
reste-t-il de l’emprise vandale en Afrique deux siècles plus tard ? Rien. La
conquête byzantine a gommé purement et simplement la présence vandale, dont on
rechercherait en vain les descendants ou ceux qui prétendraient en descendre.
Considérons maintenant les conséquences de l’arrivée des Arabes hilaliens du
XIe siècle : la Berbérie s’est en grande partie arabisée et les États
du Maghreb se considèrent comme des États arabes.
Ce n’est, bien entendu, ni la fécondité des Béni
Hilal, ni l’extermination des Berbères dans les plaines qui expliquent cette
profonde arabisation culturelle et linguistique.
Les tribus bédouines ont, en premier lieu, porté
un nouveau coup à la vie sédentaire par leurs déprédations et les menaces
qu’elles font planer sur les campagnes ouvertes. Elles renforcent ainsi l’action
dissolvante des nomades « néo-berbères » zénètes qui avaient, dès le
VIe siècle, pénétré en Africa et en Numidie. Précurseurs des
Hilaliens, ces nomades zénètes furent facilement assimilés par les nouveaux
venus. Ainsi les contingents nomades arabes, qui parlaient la langue sacrée et
en tiraient un grand prestige, loin d’être absorbés culturellement par la masse
berbère nomade, l’attirèrent à eux et l’adoptèrent.
L’identité des genres de vie facilita la fusion.
Il était tentant pour les nomades berbères de se dire aussi arabes et d’y gagner
la considération et le statut de conquérant, voir de chérif,
c’est-à-dire descendant du Prophète. L’assimilation était encore facilitée
par une fiction juridique : lorsqu’un groupe devient le client d’une famille
arabe, il a le droit de prendre le nom de son patron comme s’il s’agissait d’une
sorte d’adoption collective. L’existence de pratiques analogues, chez les
Berbères eux-mêmes, facilitait encore le processus. L’épisode bien connu de la
Kahéna adoptant comme troisième fils son prisonnier arabe Khaled est un bon
exemple de ce procédé [35].
La compénétration des groupes berbères et arabes
nomades ou semi-nomades fut telle que le phénomène inverse, celui de la
berbérisation de fractions arabes ou se disant arabes, a pu être parfois noté.
Nous citerons à titre d’exemple, qui est loin d’être isolé, le cas de la tribu
arabe des Béni Mhamed inféodée à l’un des « khoms » (celui des Ounebgi) de la
puissante confédération des Aït Atta [36].
L’arabisation gagna donc en premier lieu les
tribus berbères nomades et particulièrement les Zénètes. Elle fut si complète
qu’il ne subsiste plus, aujourd’hui, de dialectes zénètes nomades ; ceux qui ont
encore une certaine vitalité sont parlés par des Zénètes fixés soit dans les
montagnes (Ouarsenis), soit dans les oasis du Sahara septentrional (Mzab).
Avant le XVe siècle, les puissants
groupes berbères nomades Hawara de Tunisie centrale et septentrionale sont déjà
complètement arabisés et se sont assimilés aux Soleïm ; comme le note W.
Marçais, dès cette époque la Tunisie a acquis ses caractères ethniques et
linguistiques actuels ; c’est le pays le plus arabisé du Maghreb [37]. Au Maghreb central, les Berbères du
groupe Sanhadja, longtemps dominants, sont de plus en plus supplantés par les
tribus zénètes arabisées ou en voie d’arabisation qui, entre autres, fondent le
royaume abd-el-wadite de Tlemcen, tandis que d’autres Zénètes, les Béni Merin,
évincent les derniers Almohades du Maroc.
Un autre facteur d’arabisation qui fut moins
souvent retenu par les historiens du Maghreb est l’extinction des tribus qui,
ayant joué un rôle important, ont vu fondre leurs effectifs au cours des combats
incessants ou d’expéditions lointaines. J’avais attiré l’attention, voilà
quelques années, sur le cas des Ketama de Petite Kabylie ; solidement implantés
dans leur région montagneuse, ils contribuèrent, nous l’avons vu, à fonder
l’empire fatimide, firent des expéditions dans toutes les directions : Ifriqîya,
Sidjilmassa, Maghreb el-Aqsa, puis Sicile et Égypte, le tout entrecoupé par une
coûteuse rébellion contre le calife qu’ils avaient établi. Dispersés dans les
garnisons, décimés par les guerres, les Ketama disparaissent comme dans une
trappe ; aujourd’hui leur pays, depuis le massif des Babors jusqu’à la frontière
tunisienne, est profondément arabisé [38].
À la concordance des genres de vie entre groupes
nomades, puissant facteur d’arabisation, s’ajoute, nous l’avons vu, le jeu
politique des souverains berbères qui n’hésitent pas à utiliser la mobilité et
la force militaire des nouveaux venus contre leurs frères de race. Par la double
pression des migrations pastorales et des actions guerrières accompagnées de
pillages, d’incendies ou de simples chapardages, la marée nomade qui, désormais,
s’identifie, dans la plus grande partie du Maghreb, avec l’arabisme bédouin,
s’étend sans cesse, gangrène les États, efface la vie sédentaire des plaines.
Les régions berbérophones se réduisent pour l’essentiel à des îlots montagneux
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