La réappropriation de nos valeurs identitaires authentiques et de notre propre Histoire, quoi qu’elles fussent et quoi qu’on en pense, est l’inclination naturelle de toute société humaine déterminée à assumer sa spécificité et son identité et que nulle entrave ne pourrait nous en dissuader. C’est le seul cheminement qui nous garantit de reconstruire notre conscience nationale en tant que peuple et nous permettre d’initier résolument une véritable émancipation nationalitaire pleine et totale. Parmi ces valeurs spécifiques ancestrales de la société kabyle, je voudrais évoquer ici le concept de laïcité, sur lequel j’estime que peu avait été dit.
Le 49ème pape Saint-Gélase 1er (492-496 ; Ghilas en kabyle) est de souche Kabyle (Numidie).En effet, l’une des valeurs sociopolitiques authentiquement kabyles à avoir eu un destin quasi universel et qui fut adoptée et puis intimement intégrée aux valeurs identitaires dont se définit actuellement la personnalité civilisationnelle de l’Occident est le concept de la laïcité (Talakt, en langue kabyle moderne). Je souhaiterais aborder ici quelques brefs rappels historiques témoignant de l’origine authentiquement kabyle de ce concept, notamment dans son acception comme mode d’organisation et de gouvernance de la communauté villageoise kabyle. Bien que, il est vrai, des développements ultérieurs, notamment ayant trait à sa reformulation doctrinale et théologico-philosophique, l’ont conduite à muer en véritable norme juridique, un mode de gouvernance politique éminemment rationnel qui fut progressivement adopté par la plupart des sociétés sécularistes modernes, à partir du « Siècle des lumières ».
Revenant à l’histoire ancienne. Il est notoire que la société kabyle fut judaïsée dès l’aube de son histoire par suite de son contact prolongé et dû au brassage culturel avec les diasporas juives qui fuirent de la Terre promise pour venir s’établir en Tamazgha. On pense même que l’adoption du monothéisme par les Kabyles daterait de cette époque très lointaine. La société kabyle en a même gardé tout un ensemble de rites d’origine judaïque, observés jusqu’à ce jour, tel que la circoncision, certains rituels à l’occasion de fêtes religieuses (Taacurt, l’Achoura), l’immolation d’un animal du menu bétail (exempt de défauts et non sans lui avoir lavé les quatre pattes au préalable !) pour l’expiation des péchés et exorciser les esprits maléfiques, se prémunir du mauvais œil et éloigner le mauvais sort, l’invocation et le culte des saints pour susciter leur intercession auprès de Dieu pour en recevoir l’agrément et voir ses vœux exaucés, susciter la guérison, etc.
Il se trouve qu’un certain nombre de ces pratiques et rites religieux, pour être considérés valides selon les règles en vigueur (bien que de nos jours, sont en général accompli en harmonie avec la morale, les coutumes et les principes islamiques toujours observés en Kabylie), ont été de tout temps administrés, voire accomplis sous l’office de clercs (sacerdotaux) ou religieux musulmans locaux dument habilités, issus d’une catégorie sociale bien distincte, voire une seule famille par village : exclusivement celle des Imrabden ou ses descendances directes.
D’où dérive donc cette norme socioreligieuse singulière qui est pourtant totalement incompatible, voire en contradiction nette, avec le dogme orthodoxe musulman ? Cette coutume, scrupuleusement respectée en Kabylie n’est pas sans rappeler justement cette profonde similitude existante avec la famille juive des Levites (prêtres du sacerdoce judaïque) à laquelle échoit l’exclusivité du privilège des attributions du pouvoir sacerdotal et qui se transmet également par hérédité à leurs descendances. Entre ces deux faits, nous sommes conduits à y voir un rapport de continuité directe. Ainsi, il semble bien que depuis la nuit des temps, quelques siècles avant Jésus-Christ au moins, une dichotomie sociale nette se fut naturellement opérée au sein de la société villageoise kabyle primitive, alors majoritairement de confession judaïque, et demeure effective jusqu’à ce jour, malgré toute l’acculturation à laquelle elle fut soumise et notamment le prosélytisme agressif des tenants de l’islamisme réformé (le courant An-Nahdha initié par Rachid Abdou) et puis, plus récemment, l’islamisme politique wahhabite dont l’Islam kabyle a de tout temps été la cible privilégiée depuis plus d’un siècle maintenant. Ainsi, faudrait-il rappeler, à ceux qui semblent méconnaître ce fait religieux spécifique, que dans chaque village kabyle, il y a d’un coté une famille (ou un groupe restreint de familles) de clercs religieux qui détient, de façon exclusivement héréditaire, le privilège du pouvoir spirituel et des affaires en matière de foi ainsi que toutes les attributions que celui-ci leur confère : ce sont les religieux Imrabden (les Klerikos , clercs : Marabouts, Cheikhs, Talebs) et de l’autre coté, par opposition, le reste du peuple qui, bien que majoritairement musulman, détient, lui, l’exclusivité du pouvoir séculier ou temporel conféré à travers la Tajamyt (Assemblée villageoise), ce sont les Ihurriyen (les laïcs, les laikos en grec, repris laicus en latin). En fait, nous le voyons bien, c’est plus qu’une simple dichotomie catégorielle sociologique : c’est bien une forme primitive de la laïcité. C’est un mode d’organisation séculier de la cité kabyle, un mode de gouvernance politique scrupuleusement respecté au sein de toutes les sociétés villageoises (et confédérations) kabyles depuis bien avant l’époque chrétienne et qui s’est maintenu à travers plus de vingt siècles, INDÉPENDAMMENT de la religion dominante du moment, que ce soit le Judaïsme, le Christianisme ou bien l’Islam !
En outre, nous savons également que l’avènement de la religion chrétienne, juste pour simplifier les choses et sans rentrer dans des détails inutiles, on peut considérer que la doctrine chrétienne n’est en fait qu’une certaine réforme d’accomplissement (prophétique) de la religion judaïque (rabbinique). D’ailleurs, les communautés chrétiennes primitives (époques apostoliques) furent presque exclusivement constituées de juifs reconvertis. Il n’est donc pas surprenant de les retrouver elles aussi traversées par une dichotomie sociologique similaire. Cependant, le terme laïc (ou laïque) est utilisé dans le vocabulaire des églises chrétiennes dès l’Antiquité tardive, pour désigner toute personne qui n’est ni clerc ni religieux (l’homologue du Marabout, du Cheikh ou du Taleb dans le cas de l’Islam kabyle), mais qui appartient cependant à l’Église, entendue comme communauté des chrétiens (c’est-à-dire qui est chrétien baptisé, pour le distinguer du païen).
Cependant, le concept moderne de laïcité, en tant que formulation savante élaborée instituant la nécessité de séparation du pouvoir spirituel (ecclésiastique pour la religion chrétienne et maraboutique pour l’islam kabyle) et du pouvoir séculier ou temporel, est beaucoup plus ancien. Il remonterait vraisemblablement aux premières républiques villageoises kabyles d’avant l’ère chrétienne, tel que cela a été rappelé ci-dessus, bien que ce terme ne s’exprime pas d’emblée dans le champ lexical. Ainsi, on ne devrait pas être surpris de découvrir que le mérite de sa première formulation historique revient justement à un célèbre pape d’origine kabyle plus connu sous son nom latinisé Gelasius I (492-496, 49e pape), ou Gélase 1er en français. En fait, son véritable nom est Ghilas qui est bien kabyle. Le pape Gélase 1er conçoit le premier, dans sa célèbre lettre adressée en 494 au nouvel empereur Anastase 1er de la cour de Byzance [1], la distinction entre le pouvoir temporel (potestas) et de l’autorité spirituelle (auctoritas). Le pape Ghilas, étant de souche kabyle (son nom dérive en effet de Aghilas qui signifie en kabyle Lionceau), réaffirme tout simplement un mode de gouvernance qui, non seulement lui était fort familier, mais a tout aussi bien montré combien il fut efficace à maintenir l’équilibre sociopolitique séculier au sein de la cité kabyle, de laquelle le pape Gélase 1er était issu [2]. Fort de cet héritage culturel, le pape Saint Gélase 1er est conduit à formuler et à clamer avec assurance, pour la première fois dans l’histoire, l’indispensable séparation des pouvoirs spirituel et temporel : l’empereur (représentant le pouvoir temporel) n’est qu’un fils de l’Église (communauté des fidèles chrétiens), comme tout chrétien, et non pas un évêque. Selon ce décret papal (Decretum Gelasianum [3]), si les empereurs pouvaient apporter le soutien de leur autorité temporelle aux évêques, ils restaient néanmoins soumis à ces derniers dans toutes les matières de foi, chacun des deux ordres demeurant ainsi compétent en son domaine propre. C’est exactement selon ce principe séculier de laïcité qu’est organisé le village ou la cité kabyle, et ce, depuis la nuit des temps ! En effet, en s’islamisant, tout en sauvegardant sa langue ancestrale, le Kabyle n’a pris de l’Islam que ce qui est conforme à l’esprit laïc et républicain de ses lois et de ses traditions socioculturelles séculières. Ce faisant, on peut dire que le Kabyle s’est majoritairement islamisé sans renier son principe séculier de laïcité. Aujourd’hui, pour reconstituer sa conscience nationale, la Kabylie entend bien récupérer ses valeurs ancestrales et se réapproprier légitimement le concept de laïcité qui fut né et éprouvé en son sein, avant qu’il n’eût un destin quasi universel, notamment en Occident. Ainsi, toute organisation de vie commune fondée sur la laïcité permet de prendre en compte la diversité des hommes et la nécessité de les unir pour assurer leur coexistence dans une totale symbiose. Elle le fait en conjuguant la liberté de conscience, qui permet aux options spirituelles de s’affirmer naturellement à travers ses pratiques cultuelles, l’égalité de droits de tous les hommes sans distinction d’option confessionnelle et la définition d’une loi temporelle commune à tous et respectée par tous, visant le seul intérêt général, universellement partageable.
Dahmane At Ali,
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