Ibn Warraq
POURQUOI
JE NE SUIS PAS
MUSULMAN
PRÉFACES DE TASLIMA NASRIN
ET DU GÉNÉRAL J. G. SALVAN
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IBN WARRAQ
POURQUOI
JE NE SUIS PAS
MUSULMAN
ESSAI
Traduction de l'anglais
Dédiée à la mémoire du Professeur Hitoshi Igarashi,
traducteur des Versets Sataniques,
poignardé le 11 juillet 1991 à l'Université de Tsukuba
L'AGE D'HOMME
A ma mire, ma femme, ma soeur et mes filles qui
ont survécu malgré le fascisme religieux.
Les musulmans sont les premières victimes île l'islam.
Combien de fois n'ai-je pas observé au cours de
mes voyages en Orient, que le fanatisme est le fait
d'une minorité d'hommes dangereux qui, par la terreur,
maintiennent les autres dans la pratique d'une
religion. Affranchir le musulman de sa religion est le
plus grand service qu'on puisse lui rendre.
E. Renan
INTRODUCTION
Le lecteur fera la distinction entre théorie et pratique : la distinction
entre ce que les musulmans devraient faire et ce qu'ils font en réalité; ce
qu'ils devraient croire et faire par opposition à ce qu'ils croient et font réellement.
Nous pourrions distinguer trois islams, que je numéroterais 1, 2,
et 3. L'islam 1 est ce que le Prophète enseigna, c'est-à-dire les préceptes
qui sont contenus dans le Coran. L'islam 2 est la religion telle qu'elle est
exposée, interprétée et développée par les théologiens à travers les traditions
(hadiths). Elle comprend la charia et la loi coranique. L'islam 3 est
ce que les musulmans réalisent, c'est-à-dire la civilisation islamique.
Si jamais une idée générale ressort de ce livre, c'est que la civilisation
islamique, l'islam 3, est souvent parvenue au sommet de sa splendeur malgré
l'islam 1 et l'islam 2, et non pas grâce à eux. La philosophie islamique,
les sciences islamiques, la littérature islamique et l'art islamique n'auraient
pas atteint leurs sommets s'ils avaient uniquement reposé sur l'islam 1 et
2. Prenez la poésie par exemple. Muhammad méprisait les poètes :
« quant aux poètes : ils sont suivis par ceux qui s'égarent » (sourate
26.224), et dans un recueil de traditions appelé le Mishkat, Muhammad
aurait dit « une panse remplie de matière purulente vaut mieux qu'un ventre
plein de poésie. » Les poètes eussent-ils adhéré à l'islam 1 et 2, nous
n'aurions jamais connu les textes d'Abu Nuwas qui chante les louanges du
vin et les merveilleuses fesses d'éphèbes, ou n'importe quel autre poème
bachique pour lesquels la littérature arabe est si justement renommée.
Pour ce qui est de l'art islamique, le Dictionnaire de l'Islam nous
apprend que Muhammad maudissait ceux qui peignaient ou dessinaient
des êtres humains ou des animaux (Mishkat, 7.1.1). Par conséquent, cela
est illicite. Ettinghausen signale dans son introduction à la Peinture Arabe
que les hadiths contiennent de nombreuses condamnations contre les
« faiseurs d'images », dès lors qualifiés de « pires des hommes. » On leur
reproche de concurrencer Dieu, qui est le seul créateur. La position dogmatique
ne laisse aucune place à la peinture figurative. Heureusement,
influencés par les traditions artistiques des civilisations voisines, des
musulmans nouvellement convertis n'hésitèrent pas à défier l'orthodoxie
8 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
et à produire des chefs-d'oeuvre d'art figuratif tels que les miniatures perses
ou mongoles.
Ainsi, l'impulsion créative sous-jacente à l'art islamique, à la philosophie,
aux sciences, à la littérature arabes tire sa source à l'extérieur de l'islam
1 et 2, du contact avec des civilisations plus anciennes pourvues d'un
héritage plus riche. L'Arabie était totalement dépourvue de tradition artistique,
philosophique et scientifique. Seule la poésie émerge du passé arabe
et encore sa créativité continue doit peu à l'inspiration spécifiquement islamique.
Sans l'art byzantin ou sassanide, il n'y aurait pas eu d'art islamique
puisque l'islam 1 et 2 sont hostiles à son développement. Pareillement, sans
l'influence grecque il n'y aurait pas eu de philosophie ou de sciences arabes
car l'islam 1 et 2 étaient assurément mal disposés envers ces « sciences
étrangères ». Pour les orthodoxes, la philosophie islamique est une aberration
et toute science positive n'est que futilité.
Dans ces domaines, les figures les plus marquantes, ou ceux qui ont joué
un rôle crucial dans leur développement, furent soit non musulmanes, soit
réellement hostiles à certaines, sinon toutes, croyances islamiques. Par
exemple, Hunain ibn Ishaq (809-873), le plus important traducteur de la
philosophie grecque en arabe, était un chrétien. Ibn al Muqaffa (mort en
757) était un manichéen qui écrivit une attaque contre le Coran. Les cinq
poètes les plus typiques de la période abbasside qui figurent dans l'étude de
Nicholson, Muti ibn Iyas, Abu Nuwas, Abu 'l-Atahiya, al-Mutanabbi et
al-Ma'arri furent tous accusés ou suspectés d'hérésie ou de blasphème. Ar-
Razi, le grand physicien du Moyen Age, alla même jusqu'à nier les prophéties
de Muhammad.
Le sort des femmes, des non-musulmans, des incroyants, des hérétiques
et des esclaves (quel que soit leur sexe) fut effroyable. Les traitements barbares
qu'ils subirent sont la conséquence directe des principes spécifiés par
le Coran et développés par les juristes musulmans. La loi coranique est une
construction de l'esprit abstraite et totalitaire, destinée à régenter tous les
aspects de la vie privée, depuis la naissance jusqu'à la mort. Heureusement,
la loi n'a pas toujours été appliquée à la lettre; autrement la civilisation islamique
n'aurait guère pu se développer. En théorie, l'islam 1 et 2, le Coran
et la loi coranique prohibent la consommation d'alcool et l'homosexualité.
En pratique, la civilisation islamique tolère les deux. Cependant, la charria
continue à régir les coutumes dans certains domaines de la vie courante, par
exemple la famille (mariage, divorce, etc.).
A l'inverse, la pratique islamique est parfois plus stricte que ce qui
est requis par la charria. Le Coran ne parle pas de la circoncision et la
plupart des juristes, tout au plus, ne font que la recommander. Mais,
sans exception, tous les garçons sont circoncis. Il en va de même pour
l'excision qui est toujours scandaleusement pratiquée dans nombre de
pays musulmans. Le Coran exige l'égalité de tous les musulmans adultes
de sexe masculin. La réalité est malheureusement fort différente, ainsi
INTRODUCTION 9
que les musulmans non arabes de sang l'ont expérimentée tout au long
de l'islam. Ici l'islam 1 et 2 enseignent des principes moraux qui ne sont
pas respectés par l'islam 3.
AVANT-PROPOS
Je suis né dans une famille musulmane et j'ai grandi dans un pays qui est
aujourd'hui fier d'être une république islamique. Mes proches parents se
veulent musulmans : certains adhèrent à l'orthodoxie, d'autres moins. Mes
plus lointains souvenirs remontent à ma circoncision et à mes débuts à
l'école coranique — les psychanalystes en feront ce qu'ils voudront. Avant
même de pouvoir lire ou écrire ma langue maternelle, j'avais appris le Coran
par coeur, en arabe, sans en comprendre un traître mot; ainsi en est-il pour
des centaines de millions d'enfants musulmans. Dès que j'ai été capable de
raisonner par moi-même, j'ai rejeté tous les dogmes religieux que l'on
m'avait fait ingurgiter. Je me considère aujourd'hui comme un humaniste
laïc, qui croit que toutes les religions sont des rêves d'hommes débiles, de
toute évidence fausses et pernicieuses.
Tels sont mes antécédents et mon point de vue, et les choses en seraient
restées là s'il n'y avait eu l'affaire Rushdie et la montée de l'islam. Moi, qui
n'avais jamais écrit de livre auparavant, j'étais tellement galvanisé par ces événements
que je me lançais dans celui-ci. Nous sommes nombreux, parmi
ceux de la génération d'après-guerre, à nous être demandé quel engagement
nous aurions pris dans la période trouble des années 30? Pour le nazisme,
pour le communisme, pour la liberté, pour la démocratie, pour le roi et le
pays, pour l'anti-impérialisme? Il est rare que l'on ait dans une vie l'occasion
de défendre ouvertement son point de vue sur une question cruciale. L'affaire
Rushdie et la montée de l'islam en sont justement une, et ce livre représente
ma prise de position. Pour ceux qui regrettent de ne pas avoir connu
les années 30 pour vivre un engagement pour une cause, voilà, d'abord avec
l'affaire Rushdie, et ensuite avec la guerre qui se déroule en Algérie, au Soudan,
en Iran, en Arabie Saoudite, au Pakistan — une guerre dont les principales
victimes sont des musulmans, des femmes musulmanes, des écrivains
musulmans, des intellectuels, des gens du peuple, des personnes ordinaires,
décentes dirions-nous — l'occasion de le faire. Ce livre est mon effort de
guerre. Chaque fois que je me suis demandé s'il était prudent de l'écrire, de
nouveaux meurtres perpétrés au nom de Dieu et de l'islam, m'ont poussé à
le mener à son terme.
AVANT-PROPOS 11
L'aspect le plus révoltant et le plus écoeurant de l'affaire Rushdie fut l'avalanche
d'articles et de livres écrits par des occidentaux — apologistes, journalistes,
universitaires, compagnons de route, convertis (parfois transfuges
du communisme) — qui prétendaient parler au nom des musulmans. C'était
là de la condescendance de la pire espèce. C'était faux : ces gens ne parlaient
pas pour tous les musulmans. C'était occulter qu'à travers le monde islamique,
de nombreux musulmans courageux ont apporté leur soutien et continuent
à soutenir Rushdie, comme en témoigne le journal égyptien, Rose al-
Youssef, qui a publié des extraits des Versets Sataniques en janvier 1994.
Mon travail a donc la prétention de semer une graine de doute dans un
champ de certitudes dogmatiques, en examinant sans la moindre complaisance
les dogmes fondamentaux de l'islam. Anticipant la critique, je ne peux
ici que citer les paroles du grand John Stuart Mill, et celles de son admirateur,
Von Hayek.
D'abord de Mill, Sur la Liberté :
« Etrange, n'est-il pas, que les hommes admettront la validité de certains
arguments dans une discussion, mais objecteront à ce qu'ils soient poussés à
leur extrême, ne voyant pas que les raisons ne sont pas bonnes dans tous les
cas si elles ne sont pas bonnes dans les cas extrêmes. » (Mill, Utilitarianism.
Liberty. Représentative Government, Londres, 1960, p. 83)
Et encore de Mill :
« Mais le mal en réduisant au silence l'expression d'une opinion, c'est que
l'on vole la race humaine; la postérité tout autant que la génération actuelle;
ceux dont l'opinion est contraire encore plus que ceux qui la défendent. Si
l'opinion est juste, ils sont privés de l'occasion d'échanger l'erreur pour la
vérité; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice aussi grand, produit par son
affrontement avec l'erreur, qui est la claire perception et l'impression vivifiante
de vérité. Nous ne pouvons jamais être sûrs que l'opinion que nous essayons
d'étouffer soit fausse, et si nous en sommes sûrs, l'étouffer serait toujours
un mal. » (Mill, Utililarianism. Liberty. Representative Government,
Londres, 1960, p. 79)
Maintenant de Von Hayek :
« Dans n'importe quelle société, la liberté de penser n'a probablement d'importance
que pour une petite minorité.
Mais cela ne veut pas dire que tout le monde soit compétent, ou devrait
avoir le pouvoir, de choisir ceux à qui cette liberté doit être réservée. Déprécier
la valeur de la liberté de penser parce qu'elle ne signifiera jamais la
même aptitude de réflexion indépendante pour tous, c'est ignorer complètement
les raisons qui donnent sa valeur à la liberté de penser. Ce qui est essentiel
pour qu'elle remplisse sa fonction première de moteur du progrès intellectuel,
ce n'est pas que chacun puisse penser ou écrire quoi que soit, mais
que n'importe quelle cause ou idée puisse être défendue par quelqu'un. Aussi
longtemps que l'opposition ne sera pas supprimée, il y aura toujours
12 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
quelqu'un qui remettra en question les idées qui gouvernent ses contemporains
et mettra de nouvelles idées à l'épreuve de la discussion et de la propagande.
L'interaction entre individus, qui possèdent différentes connaissances et
différents points de vue, constitue ce qui est la vie de la pensée. La croissance
de la raison est un processus social basé sur l'existence de telles différences. »
(Hayek, The Road to Selfdom, Londres, 1944, p. 122)
PRÉFACE DE TASLIMA NASRIN
Dans le sillage de l'affaire Rushdie, un reportage du New York Times du
27 février 1989 exprimait une crainte générale : l'ayatollah Khomeini a probablement
réussi à empêcher dans ce pays la publication de livres critiques
contre les musulmans et l'islam. Heureusement, cette prophétie s'est avérée
sans fondement, en témoignent les écrits d'Anwer Shaikh qui lui ont valu
une fatwa par les mullas du Pakistan, ou L'Invasion Islamique du Dr Robert
Morey (1992). Et voici maintenant le travail courageux d'Ibn Warraq,
Pourquoi je ne suis pas musulman, publié pour la première fois aux U SA en
1995. Le livre de Warraq est probablement le premier de la sorte en anglais ;
le premier regard critique et sceptique porté aux principes majeurs de
l'islam. L'ouvrage sera jugé blasphématoire par certains musulmans, et
même par des chrétiens ou des israélites, étant donné qu'il dénonce toute
arrogance monothéiste. Et cependant, je crois que ce travail ne vaudra à son
auteur nulle fatwa, tout simplement parce qu'il ne se laisse aller à aucune
insulte gratuite; au contraire, il s'est limité à des arguments intellectuels
rigoureux, étayés par d'abondantes preuves textuelles contenues dans le
Coran, la Tradition, les historiens musulmans et les érudits occidentaux.
Les musulmans avisés, on l'espère, saisiront avec joie l'occasion qui leur est
offerte de répondre aux questions posées par le scepticisme ravageur d'Ibn
Warraq.
L'idée maîtresse contenue dans l'argumentation d'Ibn Warraq est énoncée
avec force : le problème n'est pas simplement l'intégrisme musulman,
mais l'islam lui-même. Non seulement les médias occidentaux, desquels
nous n'espérons plus guère de grands principes moraux ou de courage, mais
également les intellectuels font preuve de lâcheté quand il est question d'une
juste critique morale de l'islam et de ses dogmes. L'affaire Rushdie a permis
de trier entre poltrons et courageux, ces derniers étant une minorité. Les
apologistes de l'islam tentèrent avec malhonnêteté de minimiser l'importance
de la barbarie et du terrorisme du groupe qu'ils persistaient euxmêmes
à appeler « les intégristes musulmans, » — en affirmant que ceux-là
n'avaient rien en commun avec l'islam véridique : « l'islam vrai est
pacifique » prétendaient-ils, « l'islam vrai respecte les droits de l'homme,
l'islam vrai traite les femmes à égalité », etc.
14 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Ibn Warraq réfute brillamment ces allégations mensongères. Il démontre
de façon convaincante que les atrocités commises en Algérie ou en Afghanistan
ou encore au Soudan, par exemple, sont la conséquence logique des
principes gravés dans le Coran, les Hadiths, la Sunna et la Charia. Autrement
dit, ce que l'ayatollah Khomeini a mis en pratique en Iran c'est l'islam,
l'islam véridique, et non pas quelque aberration. Après tout, Khomeini a
passé une large partie de sa vie à l'étudier. Quand il décrète sa sentence de
mort contre Rushdie, Khomeini ne fait que suivre un précèdent instauré par
Muhammad, le fondateur de l'islam, celui-là même qui n'avait aucun scrupule
à obtenir vengeance ou régler une querelle par l'assassinat politique.
Le jihad, comme Warraq le démontre, est clairement prôné par la loi islamique,
et le Coran foisonne de passages qui exhortent le croyant à tuer
l'incroyant ou le non-musulman. Warraq fait également éclater le mythe de
la tolérance islamique : l'islam a conquis par l'épée, et ce faisant elle a détruit
la chrétienté en orient et la culture persane séculaire, pillant et brûlant les
églises et les temples; elle a dévasté l'Inde et a littéralement mis à sac des milliers
de temples hindous.
La situation déplorable des femmes dans le monde islamique est aussi
analysée par Warraq comme une conséquence, une conséquence logique des
principes misogynes qui sont parsemés dans tout le Coran, les Hadiths et la
charia : une femme est un être inférieur dans tous les sens du terme, aussi
bien moralement qu'intellectuellement; elle ne peut hériter que de la moitié
perçue par un homme; son témoignage devant un tribunal ne vaut que la
moitié de celui d'un homme; elle ne peut épouser un non-musulman, elle ne
peut divorcer, certaines professions lui sont interdites, et ainsi de suite.
Warraq insiste sur la nature totalitaire de l'islam, montrant en quoi il est
incompatible avec le respect des Droits de l'Homme. Ce ne sont pas seulement
les femmes qui sont inférieures selon la loi islamique, mais aussi les
non-musulmans vivant dans des pays islamiques. De même que nul n'a le
droit de changer de religion : un apostat doit être tué.
Warraq aborde également les récentes découvertes sur les origines de
l'islam, découvertes qui jettent de lourdes suspicions sur l'authenticité des
sources islamiques, lesquelles naturellement sont toutes tardives. Warraq
nous explique également en détail les influences qu'ont exercées le paganisme,
le manichéisme, le judaïsme, et le christianisme sur Muhammad, et
qui lui ont permis de fonder l'islam. Le Coran est également considéré
comme un document extrêmement humain, grouillant d'erreurs grammaticales
et historiques, dont il n'existe non pas une, mais des milliers de versions.
Je considère que malgré les imperfections d'Ibn Warraq (il est brouillon,
il se répète et son ton est parfois un peu brusque), son travail sera un jour
considéré comme l'avancée intellectuelle qui a provoqué l'Auflärung islamique.
PRÉFACE DU GÉNÉRAL SALVAN
Il était de bon ton, il y a quelques années, de mépriser le « stupide X I X e
siècle » : il nous a pourtant donné l'apogée de la puissance européenne, et
quelques sommets de la culture universelle : le romantisme, les impressionnistes,
etc. Le X X e siècle, peut-on en être fier? Deux guerres mondiales et
des millions de morts, la décolonisation bâclée, la globalisation des trafics
de stupéfiants, la décomposition du catholicisme, du protestantisme, du
marxisme-léninisme : l'Europe sort de l'Histoire, la Russie retrouve le
temps des troubles, les Etats-Unis se passionnent pour les affaires d'alcôve
de leurs dirigeants. Pendant ce temps, des Musulmans ressuscitent le mythe
de l'âge d'or de l'Islam primitif, qui serait capable de résoudre tous les problèmes
actuels, et ils présentent aux peuples désemparés une foi simple à
pratiquer et une idéologie conquérante.
Or, qu'il s'agisse de violations de nos lois ou de nos principes constitutionnels,
les pouvoirs publics et les dirigeants religieux français font preuve
de lâcheté et de laxisme dès que des Musulmans sont en cause, depuis plus
de soixante ans. Auraient-ils mal digéré la décolonisation? Se souviendraient-
ils de douze siècles d'une histoire tumultueuse? Est-il judicieux
d'inclure l'Islam, qui s'est historiquement constitué comme une praxis de la
lutte contre le judaïsme et le christianisme, dans le front des croyants que
l'Église catholique tente de rassembler depuis « La dernière tentation du
Christ »? Faut-il rappeler que le Coran nie l'Incarnation, rejette la Trinité,
et qu'il prétend que Marie, la mère de Jésus, fait partie de la Trinité, ce
qu'aucune religion chrétienne n'a jamais soutenu (K.S.IV v. 170 et S.V., v.
75 ce 116); « Et quand Dieu dira : Ô Jésus fils de Marie, est-ce toi qui a dit
aux gens : Prenez-moi ainsi que ma mère, pour deux divinités en dehors de
Dieu » ? De même, le Coran nie la Passion et la Résurrection du Christ :
« Tout est venu de leur mécréance et de leur parole contre Marie, — énorme
calomnie — et de leur parole : Nous avons vraiment tué le Christ; Jésus fils
de Marie, le messager de Dieu! Or, ils ne l'ont ni crucifié ni tué, mais on
leur a apporté quelque chose de ressemblant » (R. S. IV. v. 156-157).
En tout cas, nos compatriotes saisissent mal pourquoi des immigrants
illégaux ne peuvent être expulsés s'ils sont Musulmans, pourquoi des religieux
leur ouvrent leurs églises ou leurs temples, pourquoi, lorsque deux
16 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
voyous s'entre-tuent, si l'assassin est Européen, c'est un crime raciste, et si
le tueur est Musulman, il s'agit d'un banal fait divers.
Depuis plus de dix ans, tous ceux qui tentèrent chez nous de mettre en
évidence le vrai visage de l'Islam n'ont trouvé aucun média pour donner
quelque retentissement à leurs oeuvres, sans parler des risques professionnels
ou autres : qu'il s'agisse de J . - C . Barreau, avec De l'Islam en général et
du monde moderne en particulier (1991), du Général Gallois avec Le soleil
d'Allah aveugle l'Occident, la capitulation? (1995), ou d'Alexandre del Valle
Islamisme et Etats-Unis, une alliance contre l'Europe (1997).
Je souhaite donc que le témoignage d'Ibn Warraq parvienne à rompre le
mur du silence médiatique. Salman Rushdie posait en fait la question : « Si
Mahomet a pu être leurré par Satan à propos de deux versets du Coran,
pourquoi n'aurait-il pu l'être pour bien d'autres? » : on sait la condamnation
à mort que des furieux lancèrent contre lui, et la façon dont certains religieux
et islamologues européens le rabrouèrent pour avoir laissé entendre
que le Coran n'était peut-être pas la parole même d'Allah, comme le prétendent
des Musulmans à la lecture de certains versets de leur Livre saint
(K. 43, 3; 55, 77; 85, 22). En effet, et dès l'introduction du Coran (fatiha),
il est évident que ce n'est pas Allah, mais Mahomet, ou un rédacteur du
texte, qui écrit : « C'est Toi que nous adorons, et c'est Toi dont nous implorons
secours. Guide-nous dans le chemin droit, le chemin de ceux que Tu
as comblés de bienfaits » (K, 1,4-6). N'était-il pas effarant d'entendre le 25
septembre 1998 peu avant 20 heures, sur la 3e chaîne, le recteur Boubakeur,
qui passe pour un modéré, demander à Salman Rushdie des excuses pour
avoir offensé des Musulmans ? Depuis quand en France les libertés de pensée
et de parole devraient-elles être soumises à l'approbation de la Mosquée
de Paris?
Ibn Warraq, après une enfance et une éducation musulmane, rejette la
foi dans laquelle il fut élevé : selon le droit musulman, il mérite la peine de
mort. Il va plus loin que Salman Rushdie : il a retrouvé les exégètes qui ont
appliqué aux textes fondateurs de l'Islam les méthodes qui, depuis deux
cents ans, scrutent l'Ancien et le Nouveau Testament : parmi les Musulmans,
Ali Abd el Razicj, Taha Hussein, Sadeq al-Azm, Mahmud M. Taha,
pendu au Soudan pour apostasie, Nour Farwaj, etc. ; en Occident, Wellhausen,
Caetani, le Père Lammens, T. Noldeke, S. Hurgronje, I. Goldziher, J.
Schacht, etc. On peut une nouvelle fois se demander pourquoi cette exégèse
a été systématiquement occultée ou refusée depuis 1939 chez nous : certes,
le mythe du bon sauvage date de plusieurs siècles, le tiers-mondisme et
l'anticolonialisme ont fait perdre tout sens commun à bien des intellectuels.
La trahison des clercs européens est notoire depuis longtemps, et nos islamologues
font preuve d'une étonnante et coupable révérence envers l'Arabie
Saoudite et l'Algérie. De la compréhension voulue par L. Massignon, M.
Watt et Vatican II, on est passé à l'apologétique. Nous avions observé des
phénomènes analogues avec le marxisme-léninisme. Foucault fut rempli
PREFACE DU GENERAL SALVAN 17
d'admiration pour Khomeini, Garaudy est passé du marxisme au christianisme
puis à l'islamisme, etc.
Toutefois, sur le Coran, la Sunna et les Hadith, l'effet d'un examen critique
est dévastateur. Le Coran apparaît comme une compilation de traditions
et de mythes païens arabes, zoroastriens, perses, juifs, chrétiens
iconoclastes et apocryphes. La rédaction actuelle du Coran fut approuvée
par le roi Farouk en 1923, mais la date de la rédaction initiale du Coran
paraît bien plus tardive que ne le prétend la tradition musulmane. De plus,
le Coran est la plus extraordinaire justification théologique de pouvoirs
totalitaires...
Ibn Warraq constate qu'il y eut trois âges de l'Islam :
- le Prophète a dit,
- puis on a dit qu'il a dit;
- enfin, il y a ce que les Musulmans ont établi comme civilisation, avec
ou sans les enseignements du Prophète : par exemple, l'obligation de la circoncision
n'apparaît nulle part dans le Coran. Quel Musulman oserait
aujourd'hui s'affranchir de ce rite?
Simultanément, Ibn Warraq se pose la question de la stagnation de
l'Islam depuis sept siècles. Pourquoi, à partir d'El Ashari et de Ghazali,
depuis le X I I e siècle de notre ère, des théologiens et des juristes musulmans
sont-ils parvenus à interdire la confrontation entre l'Islam, la philosophie
grecque et européenne et la science occidentale? Pourquoi un Saint Thomas
d'Aquin, ou un Teilhard de Chardin, qui tentèrent d'effectuer une
synthèse de leur foi et des données de la science de leurs époques ont-ils eu
plus de succès qu'Avicenne (Ibn Sinna, 980-1037), Averroès (Abu Ibn
Rushd, 11261198), Ibn Khaldoun (1312-1406) dans le monde musulman?
Comment le cheik Abd el Azis el Baz, suprême autorité religieuse saoudienne,
a-t-il pu lancer la fatwa suivante : « La terre est plate, celui qui
déclare qu'elle est sphérique est un athée méritant une punition » (International
Herald Tribune, Youcef M. Ibrahim, 13 février 1995, p. 1)?
Le fond de ces problèmes dérive bien entendu du gouffre culturel qui
sépare Occidentaux et Musulmans. Même pour ceux qui se prétendent
agnostiques ou athées — et Ibn Warraq ne fait pas exception — la religion
est le noyau dur de chaque culture. Pour l'immense majorité des Musulmans,
le Coran est la parole même d'Allah, à laquelle on ne pourrait rien
ajouter ni retrancher.
En Occident, le Dieu de la Bible s'est révélé au cours d'une histoire, à
des hommes et femmes de périodes différentes : son message doit être interprété
et adapté aux conditions actuelles. Dans le Coran, Allah, dieu redoutable,
donne des commandements par la voix de Mahomet (Mohamed).
L'homme n'a qu'un seul devoir, obéir :
- « Jamais nous n'aurions trouvé la voie si Allah ne nous avait guidé » (K.
VII, 43)
18 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
- « Ô les croyants, obéissez à Allah et obéissez au messager et à ceux
d'entre vous qui détiennent le commandement » (K. IV, 59)
- « Ils craignent leur seigneur au dessus d'eux et font ce qui leur est commandé.
Et Dieu dit : ne prenez pas deux dieux. C'est que vraiment il est le Dieu
unique. Redoutez-moi donc. Et à lui appartient ce qui est dans les deux et
sur la terre; et à lui appartient à perpétuité l'obéissance » (K. X V I , 50-52).
Enfin, les êtres humains ne sont pas libres, mais ils sont prédestinés à
l'enfer ou au paradis : « Si Nous voulions, Nous apporterions à chaque âme
sa guidée. Mais de ma part s'avère la parole que très certainement j'emplirai
de tout la géhenne : de djinns et d'hommes. » (K. S. 32, V. 13)
Tous les Musulmans qui affirmèrent que Dieu est accessible par l'expérience
personnelle ou mystique, par la raison, ou qu'il respecte la liberté de
l'être humain, sont et restent minoritaires, persécutés : Hallâdj, chef de fde
de l'école mutazilite, fut martyrisé en 922, comme plusieurs adeptes du soufisme
jusqu'en 1416... La loi du talion est reprise de l'Ancien Testament
(S. 42, v. 40, SII, v. 178) : « 0 les croyants! On vous a prescrit le talion au
sujet des tués : libre pour libre, esclave pour esclave, femme pour femme.
Contre celui, donc, à qui son frère aura pardonné, une poursuite au mieux
de la coutume et un dédommagement de charité. »
Ces préceptes sont à comparer avec ceux du Christ :
- «Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les
autres. Oui, comme Je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les
autres » (St Jean, 13,34).
Dans la Bible, Dieu crée l'homme et la femme à son image, égaux en
droits et en devoirs : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu
et il les créa, homme et femme il les créa. » (Genèse, I, 27) Saint Paul renforça
ce message dans l'épître aux Galates (III, 28) : « Il n'y a ni Juif, ni
Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre.
Il n'y a ni homme ni femme : car tous vous ne faites qu'un dans le Christ
Jésus. »
Pour le Coran, « Rien qui Lui soit semblable » (S. 42, v. 11). Les êtres
humains sont inégaux : les non-croyants sont inférieurs aux musulmans, les
femmes aux hommes, les esclaves aux maîtres. Les Musulmans sont le peuple
choisi par Allah : « Vous formez la meilleure communauté suscitée
parmi les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce
qui est blâmable » (K. 3, 110). C'est ensuite la sourate X I I , la fourberie
déployée par les femmes qui tentèrent de séduire Joseph, anecdote reprise
de l'Ancien Testament, qui fonde, pour les théologiens musulmans, la position
inférieure de la femme... De nombreux versets consacrent l'inégalité
de la femme par rapport au mâle : la femme n'hérite que de la moitié de ce
à quoi un garçon a droit (K, 4, 12), il faut deux femmes pour que leur témoignage
égale celui d'un homme (S. II, v. 282) : «... Faites-en témoigner par
deux témoins d'entre vos hommes; et à défaut de deux hommes, un homme
PRÉFACE DU GÉNÉRAL SALVAN 19
et deux femmes d'entre ceux des témoins que vous agréez... » Battre sa
femme est autorisé : « Quant à celles dont vous craignez l'infidélité, exhortez-
les, abandonnez-les dans leurs lits et battez-les » (K. S. I V , 34).
Aujourd'hui, des théoriciens islamiques justifient encore cette subordination
par des considérations absurdes, alors que la médecine moderne n'a
constaté qu'une différence entre l'homme et la femme : la force physique.
Pour le mollah M. Omar, idéologue des talibans afghans [Politique internationale,
Hiver 1996 — 1997) : « De par sa nature même, la femme est un
être faible et vulnérable à la tentation. Si on la laisse sortir de chez elle hors
de la surveillance de son père, de son frère, de son mari ou de son oncle, elle
aura vite fait de se laisser entraîner dans la voie du péché... comme le montre
l'expérience des pays occidentaux, c'est le premier pas vers la
prostitution... »
Seul le Musulman dispose des droits concédés par Allah. Ainsi, un
Musulman ne doit pas accepter l'autorité d'un homme d'une autre religion :
(K. S. I I I , v. 28, s. 60, v. 9) : « Que les croyants ne prennent pas pour patrons
de mécréants au lieu de croyants! Quiconque le fait n'est en rien d'Allah, à
moins que vous ne craigniez d'eux quelque crainte. » L'école juridique chaféite,
la plus modérée des quatre écoles de droit musulman sunnite, estime
qu'en cas d'homicide : « Le Juif et le Chrétien valent un tiers d'un
Musulman; le pyrolâtre (zoroastrien), et même l'idolâtre, lorsqu'il a obtenu
un sauf-conduit, en vaut un quinzième. »
Enfin le Christ sépare les domaines religieux et terrestres, ce qui fonde
la laïcité :
- « Mon royaume n'est pas de ce monde » (St Jean, 18, 36);
- « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Matthieu,
22,15-21).
En revanche, le Coran reprend le concept perse du vicaire de Dieu sur
terre, chargé d'interpréter la volonté divine et de diriger l'humanité : Allah
aurait d'abord attribué ce califat à Adam (K. I I , 30), puis à Noé (K. 14, 73),
David (K. 38,26), — puis Mahomet, etc. Ce qui nous vaut des déclarations
du genre de celle du roi Fahd d'Arabie Saoudite au journal koweïtien El
Sissayah, le 28 mars 1992 : « Une démocratie à l'occidentale ne peut être
adaptée par l'Arabie Saoudite... Le système démocratique prévalant dans
le monde ne convient pas à notre région... Notre pays a une spécificité que
nous devons réaliser et le système des élections libres ne lui convient pas.
Nous avons notre foi islamique où le système électoral n'a pas droit de cité. »
En effet, le christianisme nous a transmis, depuis la Grèce, le principe et la
pratique de l'élection des dirigeants, qu'il s'agisse du Pape ou des chefs des
communautés monacales. D'une façon générale, quand les chrétiens ont
brimé la femme ou les non-chrétiens, ils ont agi contre la lettre et l'esprit
de la Bible. Quand les Musulmans molestent la femme ou les non-Musulmans,
c'est en appliquant la lettre d'une grande partie du Coran...
20 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Alors qu'en Occident, chaque individu est responsable de soi, pour
l'Islam, c'est la communauté, « oumma », qui prime, en vertu de la sourate
49, verset 10 : « Rien d'autre, les croyants sont frères ». Cette cohésion est
renforcée par un hadith du Prophète : « Ma communauté ne tombera
jamais d'accord sur une erreur. »
L'Islam fut d'abord une machine de guerre contre le judaïsme et le
christianisme : ce n'est pas par inadvertance que le Christ est appelé Issa fils
de Marie dans le Coran. On sait l'importance du nom dans les peuples
sémites. En arabe, Jésus se dit Yasû, en araméen, Yéchoua, ce qui signifie
« sauveur ». Pour réduire Jésus au rang de simple prophète, pour lui ôter son
rôle hors de pair dans la vision chrétienne de l'Histoire, il fallait bien
entendu le débaptiser...
La sourate V, verset 51, précise : « Ne prenez pas pour amis les Juifs et
les Chrétiens. »
Dans le Coran, deux sourates et plus de cent versets sont consacrés à la
guerre, deux sourates au butin. Dès le départ de l'aventure musulmane, le
Prophète attaque des caravanes et ses opposants avec la plus totale férocité :
ceux qui s'étaient moqués de lui sont exécutés, les mâles de la tribu juive des
Banu Qurayza sont exterminés, les survivants sont chassés de leurs terres.
A Khaïbar, un des chefs est torturé pour indiquer où se trouve le trésor; les
survivants sont réduits à l'état de « dhimmis » : leurs terres sont confisquées
au profit des Musulmans, ils deviennent des fermiers qui doivent remettre
aux Musulmans la moitié de leur revenus, verser des impôts spéciaux, la
« gizia », contribution personnelle, le « kharadj », contribution foncière.
Toutes les conquêtes, Syrie, Palestine, Jérusalem, Perse, Byzance, etc., sont
accompagnées de pillages et de massacres. La guerre est un moyen de plaire
à Allah : « Et combattez dans le chemin d'Allah ceux qui vous combattent,
et ne transgressez pas. Allah n'aime pas les transgresseurs. Et tuez ceux-là,
où que vous les rencontriez : chassez-les d'où ils vous ont chassé : la persécution
est plus grave que le meurtre » (S. II, v. 186-18). « Lors donc que
vous rencontrez ceux qui mécroient, alors frappez aux cols. Puis, quand vous
les avez dominés, alors serrez le garrot... Et ceux qui seront tués dans le
sentier d'Allah, alors II fera que leurs oeuvres ne s'égarent pas : Il les guidera
et reformera leur être, et les fera entrer au paradis qu'il leur a fait connaître »
(S. 47, v. 4-7). Le partage du butin et la promesse du paradis seront constamment
repris par les théologiens et chefs de guerre musulmans pour
mobiliser les combattants...
En fait, le Coran codifie la guerre tribale, la « ghazwa », que nous avons
transcrit en « razzia ». Le Prophète s'attribuait le cinquième du butin...
Le droit et les coutumes de la guerre ne sont pas les nôtres. « Rien d'autre :
le paiement de ceux qui font la guerre contre Allah et Son Messager et qui
s'efforcent au désordre sur terre c'est qu'ils soient tués, ou crucifiés, ou que
PREFACE DU GENERAL SALVAN 21
leur soient coupées la main et la jambe opposée, ou qu'ils soient expulsés de
la terre. » (K. S. V, v. 33)
Pour Nawawi (Minhadj, 3, p. 261-264) : « La loi défend de tuer à la
guerre contre les infidèles : des mineurs, des femmes et des hermaphrodites...
Mais on peut tuer légalement les moines, des mercenaires que les
infidèles ont pris à leur service, des vieillards, des personnes faibles, aveugles
ou maladives, même s'ils n'ont pris aucune part aux combats, ni donné de
renseignements à l'ennemi. Quand on ne les tue pas à la guerre, il faut en
tout cas les réduire en esclavage. »
Cela dit, Ibn Warraq, avec la foi du nouveau converti, manque parfois
d'esprit critique, lorsqu'il prend pour argent comptant un certain nombre
de théories scientifiques, qu'il s'agisse du « big bang », de celles de l'espacetemps
fini, mais sans limite, etc. La science, et pas seulement les mathématiques,
repose sur des postulats. Une affirmation est scientifiquement vraie
aussi longtemps qu'il est impossible de prouver qu'elle est fausse. Einstein
se demandait si Dieu jouait aux dés avec la création... Je ne suis pas d'accord
avec les vues d'Ibn Warraq concernant les origines de la Chrétienté, car je
pense qu'il sous-estime l'importance des écrits de Flavius Josèphe, Tacite,
Suétone et Pline le Jeune...
Ce n'est pas parce qu'aucun vestige n'a pu être trouvé, qu'aucune trace
écrite d'une civilisation, ou d'un individu, n'est parvenue à ce jour jusqu'à
nous, qu'il n'y a pas eu une « préhistoire », dont certains récits mythiques
sont probablement la trace. Si le déluge ne s'est vraisemblablement pas
déroulé comme la Bible et le Coran le rapportent, les anthropologues et
paléontologues estiment que l'humanité a échappé de justesse à une catastrophe
il y a environ trente millénaires...
Blâmer l'intolérance des Musulmans, Juifs, Chrétiens, certes. Mais les
peuples d'autres religions ou des athées ont mené des guerres atroces : les
Grecs, les Romains, les Aztèques étaient polythéistes; les Huns ne semblaient
guère tourmentés par l'au-delà; les Soviétiques, athées, ont massacré
des millions de Russes et d'Ukrainiens; les Chinois se sont entre-tués
durant la Révolution culturelle, tout en combattant les Tibétains et les Vietnamiens,
les Khmers rouges ont commis un génocide contre leurs concitoyens...
Nul besoin d'être monothéiste pour tuer...
Malgré ces quelques remarques, ce premier livre publié par un ancien
Musulman en Occident, où il remet en cause les fondements de la foi
musulmane, où il appelle notre attention sur l'incompatibilité de l'Islam et
de la civilisation occidentale, en particulier en ce qui concerne les droits de
l'homme et de la femme, la démocratie et le système électif, mérite une lecture
approfondie et une large diffusion. Lorsque des conflits opposant des
Musulmans entre eux se multiplient, en Algérie, en Afghanistan, au Tadjikistan,
lorsqu'au Soudan, à Timor, en Bosnie des Musulmans s'opposent
aux Chrétiens, au Cachemire aux Indiens, au Turkestan aux Bouddhistes,
22 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
il convient de se souvenir que la guerre fait partie de la religion musulmane.
La plupart des intellectuels français ont jugé simplistes les livres et articles
de S. Huntington, qui prévoit les affrontements entre religions et civilisations
au prochain siècle : seraient-ils mieux inspirés qu'au temps de Staline?
Or, Mahomet fut successivement, ou simultanément, commerçant, chef
religieux, politique et militaire : il aurait participé à quatre-vingt combats,
et certains récits de sa vie portent le titre significatif de « maghâzi », récits
de combat. A l'exception des Philippines et de l'Indonésie, l'Islam ne s'est
imposé que par la conquête militaire : les Musulmans sont parmi les rares
colonisateurs qui aient réussi. Depuis une trentaine d'années, les Islamistes
ont constitué, à partir des enseignements les plus rudes du Prophète à
Médine, une idéologie qui :
- récuse le message de bonté et de relative tolérance prêché à la Mecque;
- rejette l'idée de laïcité et de séparation des domaines religieux, politiques
et militaires;
- prône le partage des richesses des états pétroliers et du Nord riche et
développé avec un Sud musulman et miséreux;
- remet en cause les frontières existantes : seule une frontière provisoire
entre croyants et non-croyants leur semble concevable;
- légitime la violence pour atteindre ses objectifs;
- prône la reconstitution d'un ensemble géostratégique musulman, qui
rétablirait les empires arabes et turcs, au moment de leur plus grande extension
du X I I e au X V I e siècles. Comme tous les perturbateurs, ils nous ont
prévenu : accorderons-nous plus d'importance à leurs idées que nous ne
l'avons fait pour Hitler ou Lénine?
Il existe des Musulmans modérés, l'Islam n'est pas une religion
modérée : Ibn Warraq et moi-même n'aurions pas perdu notre temps si nos
lecteurs ne se souvenaient que de ces dernières phrases.
Général (CR) J. G. Salvan, 30 septembre 1998
Nota bene : pour éviter toute polémique sur mes capacités d'arabisant, j'ai
utilisé la traduction du Coran effectuée par un Musulman, M. Hamidullah,
publiée par le Club français du Livre en 1959. Pour la Bible, j'ai cité la version
du Club Français du Livre, publiée de 1955 à 1965.
CHAPITRE PREMIER
L'AFFAIRE RUSHDIE
AVANT LE 14 FÉVRIER 1989
Un médecin juif de Bagdad avait publié une critique des trois grandes
religions monothéistes.
Pour l'auteur, un certain Ibn Kammuna, le prophète Muhammad était
un personnage tout à fait ordinaire : « Nous ne concéderons pas, écrivaitil,
que (Muhammad) ait ajouté à la connaissance de Dieu et à son culte rien
de plus que ce qui se trouvait dans les religions antérieures. »1 Les qualités
morales du Prophète n'ont rien d'exceptionnel : « Il n'existe aucune preuve
que Muhammad ait atteint la perfection ou le pouvoir de rendre d'autres
parfaits, ainsi qu'on le prétend. » Les non-musulmans ne se convertissent à
l'islam que « par peur, pour acquérir le pouvoir, pour échapper à de lourds
impôts, pour ne pas être humiliés, parce qu'ils ont été faits prisonniers, ou
parce qu'ils se sont entichés d'une femme musulmane. Vous ne verrez
jamais un riche non-musulman, bien versé dans sa propre religion, se convertir
à l'islam, si ce n'est pour une de ces raisons ». Finalement, Kammuna
estimait que les musulmans sont tout à fait incapables de fournir une seule
bonne raison qui justifierait le titre de Prophète qu'ils donnent à Muhammad.
Comment les musulmans accueillirent-ils autant de scepticisme ? En
décrivant les événements qui eurent lieu quatre ans après la publication de
ce traité, le chroniqueur Fuwati (1244-1323) nous donne la réponse :
En cette année 1284, on sut à Bagdad que le juif Ibn Kammuna avait
écrit un livre dans lequel il faisait preuve d'irrévérence envers les prophéties.
Dieu nous préserve de répéter ce qu'il a dit. Une foule en colère s'insurgea,
se rassembla pour attaquer sa maison et pour le mettre à mort. L'émir (...)
et un groupe de notables se rendirent à la madrasa2 Mustansiriya et convoquèrent
le juge suprême et les maîtres de la loi pour régler cette affaire. Ils
cherchèrent Ibn Kammuna, mais il se cachait. Ce jour-là était un vendredi.
1. Ibn Kammuna, pp. 145 et suivantes.
2. Madrasa : école réservée à l'enseignement du Coran.
24 P O U R Q U O I J E N E S U I S PAS M U S U L M A N
Le juge suprême se prépara donc pour la prière, mais voyant que la foule l'en
empêchait, il retourna à la madrasa. L'émir sortit pour calmer la toule, mais
elle l'accabla d'injures, l'accusa d'être du côté d'Ibn Kammuna et de prendre
sa défense. Alors, sur ordre de l'émir, il tut proclamé dans Bagdad que, tôt
le lendemain matin, Ibn Kammuna serait brûlé hors îles murs de la ville. La
foule se dispersa et nul ne parla plus jamais d'Ibn Kammuna. Quant à lui,
on le mit dans une malle recouverte de cuir et on le porta à Hilla, où son fils
était fonctionnaire, et il y demeura jusqu'à sa mort."
Cette histoire montre de quelle manière le commun des musulmans, et
non pas uniquement ceux que l'on nomme les intégristes, a réagi tout au
long de l'Histoire aux soi-disant insultes que l'on aurait faites à sa religion.
Les musulmans qui osent émettre des critiques sont habituellement accusés
d'hérésie puis décapités, crucifiés ou brûlés. Je parlerai plus en détail au
chapitre X des menaces qui pèsent sur eux, mais ici, je me limiterai à ne citer
que des exemples relativement récents de critiques faites par des musulmans
contre leur propre religion.
Trois autres anecdotes méritent d'être racontées. L'économiste américain
John Kenneth Galbraith qui était ambassadeur en Inde (1961-1963)
eut les pires ennuis quand on sut qu'il avait baptisé son chat du nom
d'Ahmed, car Ahmed est l'un des noms du prophète Muhammad. Une
autre fois, les musulmans brûlèrent les bureaux du journal Deccan Herald de
Bangalore parce qu'il avait publié une nouvelle dont le titre était Muhammad
l'Idiot. Comme on s'en rendit compte par la suite, cette nouvelle n'avait
absolument rien à voir avec le Prophète. Elle parlait, bien innocemment,
d'un handicapé mental qui portait le même prénom. A une date plus
récente, dix Indiens furent emprisonnés à Sharjah dans les Émirats du
Golfe pour avoir mis en scène une pièce en Malavalam (langue dravidienne)
intitulée Les fourmis qui mangent des cadavres. Celle-ci contenait, scion les
autorités, des remarques irrespectueuses contre Muhammad.
Ces exemples, et ceux qui vont suivre, sont pour la plupart tirés de
l'excellent livre de Daniel Pipes sur l'affaire Rushdie4. Pipes raconte les
mésaventures de plusieurs penseurs ou écrivains musulmans qui furent
punis pour leurs travaux hérétiques et qui, parfois, réussirent à échapper aux
châtiments qu'on leur réservait. Ali Dashti, l'homme de lettres iranien, est
l'un d'eux. Avant de décrire son destin tragique, je voudrais jeter un regard
aux critiques qu'il a faites, dans son livre Vingt-trois ans, contre les croyances
les plus sacrées de l'islam.
Ce texte fut rédigé en 1937, mais il ne fut publié anonymement qu'en
1974, et probablement à Beyrouth, après que le régime du shah eut interdit
en 1971 la diffusion de toute critique religieuse. Après la révolution iranienne
de 1979, Dashti en autorisa la publication par des groupes clandestins
d'opposition. Cet ouvrage, dont le titre fait référence à la carrière
3 V Ibn Kammuna, p. 3, note 5.
4. Daniel Pipes, The Rushdie Affair.
L'AFFAIRE RUSHDIE 25
prophétique de Muhammad, s'est probablement vendu, entre 1980
et 1986, à plus d'un demi-million d'exemplaires, en éditions pirates.
Dashti prend la défense du rationalisme et critique toute foi aveugle, car
« les croyances peuvent émousser la raison humaine et le bon sens »5 même
chez les érudits. La pensée rationnelle exige donc que l'on fasse plus
« d'études impartiales ». 11 refuse vigoureusement tous les miracles attribués
postérieurement à Muhammad par des commentateurs trop zélés et il soumet
à un examen minutieux et contradictoire le dogme orthodoxe qui
affirme que le Coran est la parole de Dieu Lui-même, et qu'il est miraculeux
par la seule vertu de son éloquence et du sujet qu'il traite. Il démontre également
que même les anciens érudits musulmans, « reconnaissaient ouvertement,
avant que la bigoterie et l'hyperbole ne prédominent, que le style et
la syntaxe du Coran ne sont pas miraculeux et que des oeuvres de valeur
égale ou supérieure pourraient tout aussi bien être produites par n'importe
quel individu qui craint Dieu »6.
Le Coran contient des phrases qui sont incomplètes et incompréhensibles
sans l'aide de gloses. On y trouve des mots étrangers, des mots arabes
peu courants, des mots utilisés avec des significations autres que leur sens
normal, des adjectifs et des verbes accordés sans respect de la concordance
du genre et du nombre, des pronoms utilisés illogiquement ou de façon
agrammaticale et qui n'ont quelquefois pas de réfèrent, des prédicats qui,
dans les passages en vers, sont souvent éloignés de leur sujet. Ces aberrations
de langage, et bien d'autres encore, ont ouvert de nouveaux champs d'investigation
aux critiques qui récusent la perfection littéraire du Coran. (...) En
résumé, plus d'une centaine d'aberrations par rapport aux règles habituelles
de la grammaire ont été relevées dans le Coran.'
En ce qui concerne l'aspect miraculeux du Coran, Ali Dashti remarque,
tout comme Ibn Kammuna, que le Coran
ne contient rien de neuf, c'est-à-dire aucune idée qui n'ait pas été déjà exprimée
par d'autres. Tous les préceptes moraux contenus dans le Coran sont
évidents par eux-mêmes et sont communément admis. Les histoires qu'il
contient sont reprises telles quelles, ou avec seulement des modifications
mineures, des traditions juives ou chrétiennes, que Muhammad a recueillies
auprès des rabbins et des moines qu'il a rencontrés au cours de ses pérégrinations
en Syrie, et de la mémoire conservée par les descendants des peuples
d'Ad et deThamud8 . (...) Dans le domaine de l'éducation morale, le Coran
ne peut pas être considéré comme miraculeux. Muhammad répète des principes
que l'humanité avait déjà élaborés en d'autres lieux et en d'autres siècles.
Confucius, Bouddha, /oroastre, Socrate, Moïse et Jésus avaient dit des
5. Ali Dashti, p. 10.
6. Ali Dashti, p. 48.
7. Ali Dashti, p. 50.
8. Ad et Thalmud : deux peuples fréquemment mentionnés dans le Coran et dont on a
perdu toute trace.
26 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
choses semblables. (...) La plupart des rites et des obligations religieuses de
l'islam ne sont que le prolongement des pratiques juives que les Arabes
païens avaient adoptées.9
Dashti tourne en ridicule les superstitions qui entourent de nombreux
rites, et particulièrement celui du pèlerinage à La Mecque. Muhammad luimême
apparaît comme un personnage versatile qui s'abaisse à l'assassinat
politique, au meurtre et à l'élimination systématique de tout opposant.
D'ailleurs, parmi les partisans du Prophète, les meurtres étaient considérés
comme des services rendus à l'islam. Dieu, tel que les musulmans l'imaginent,
est critiqué. C'est un Dieu cruel, colérique et orgueilleux, trois qualités
qui ne forcent pas particulièrement l'admiration. Enfin, il est clair pour
Dashti que le Coran n'est pas la parole divine, car il contient de nombreux
passages où il est impossible de dire qui, de Dieu ou de Muhammad, prend
la parole.
Dashti mourut en 1984 après avoir passé trois ans dans les geôles de
Khomeyni où il fut torturé, malgré qu'il eût 83 ans. Avant d'expirer, il put
dire à un ami : « Si le shah avait autorisé la publication et la lecture de livres
comme celui-ci, nous n'aurions jamais eu une révolution islamique. » 1 0
Ali Abd ar-Raziq était un cheik de la prestigieuse université islamique
Al Azhar du Caire. Il avait publié en 1925 Islam and the principles of Government.
11 Dans son livre, ar-Raziq plaidait pour une séparation de la religion
et de l'État, car il croyait sincèrement que c'est véritablement cela que
l'islam professe. Une telle conception était bien entendu totalement inacceptable.
Ar-Raziq fut donc jugé par ses pairs. Ils le trouvèrent coupable
d'impiété, le radièrent de l'université et lui interdirent toute fonction religieuse.
L'homme de lettres égyptien Taha Husayn12 est un autre diplômé d'Al
Azhar. Il fit une partie de ses études en France, où il acquit un esprit cartésien.
A son retour en Egypte, il soumit la tradition éculée à une critique
impitoyable. Les vues d'Husayn furent également jugées inacceptables par
l'establishment religieux et il fut contraint de démissionner de ses fonctions
officielles. Dans On Pre-Islamic Poetry, Taha Husayn avait écrit que le fait
qu'Abraham et Ismaël apparaissent dans le Coran « n'était pas suffisant
pour établir avec certitude la réalité historique de leur existence ».
En avril 196713, peu de temps avant la guerre des Six Jours, le magazine
de l'armée syrienne, Jayash ash-Sha'b, publia un article qui attaquait non
seulement l'islam, mais aussi Dieu et la religion en général. Ils y étaient traités
de « momies qui devraient être transférées au musée des vestiges de
9. Ali Dashti, p. 56.
10. Amir Taheri, p. 290.
11. Pipes, p. 74.
12. Pipes, p. 75.
13. Pipes, p. 75.
L ' A F F A I R E R U S H D IE 27
l'Histoire ». Comme pour l'affaire Ibn Kammuna, les foules envahirent les
rues dans une explosion de violence, de grèves et d'arrestations. Quand la
vieille ruse qui consiste à faire porter le blâme de toutes choses sur une conspiration
américano-sioniste s'avéra inefficace pour apaiser les esprits,
l'auteur de l'article, Ibrahim Khalas, et deux des éditeurs du magazine furent
traduits devant une cour martiale, jugés coupables et condamnés aux travaux
forcés à perpétuité. Heureusement pour eux, ils furent rapidement
libérés.
En 1969, après la désastreuse défaite arabe contre Israël, un intellectuel
syrien marxiste avait réalisé une brillante critique de la pensée religieuse.
Sadiq al-Azm 14 avait suivi les cours de l'Université Américaine de Beyrouth
et obtenu un doctorat en philosophie à l'Université de Yale. Il avait aussi
publié une étude sur Berkeley, l'évêque philosophe irlandais. Ses critiques
accablantes ne furent guère appréciées par les religieux sunnites de Beyrouth.
Il fut traduit devant une cour de justice et on l'accusa de provoquer
des désordres religieux. Il fut cependant acquitté, probablement grâce à
l'influence de sa famille et de ses relations politiques. Néanmoins, Al-Azm
préféra se mettre à l'abri à l'étranger pour un certain temps.
Sadiq al-Azm reprochait aux leaders arabes de ne pas développer les
facultés critiques de leurs peuples et d'être trop complaisants envers l'islam
et son obscurantisme intellectuel. Selon lui, les réactionnaires arabes utilisent
la pensée religieuse comme une arme idéologique et, jusqu'à maintenant,
personne n'a encore soumis leurs idées
à une analyse scientifique et critique pour dénoncer les falsifications qu'ils
utilisent pour exploiter les Arabes (...) (Les leaders) s'abstiennent de faire
la moindre critique sur l'héritage culturel et intellectuel arabe (...) Sous prétexte
de défendre les valeurs traditionnelles, les coutumes, les arts, la religion
et la morale, ils ont utilisé l'effort culturel du mouvement de libération arabe
pour protéger des institutions arriérées, ainsi que la pensée et la culture
médiévale d'une idéologie obscurantiste.15
Il estime que tout musulman se verra un jour confronté aux défis du
développement scientifique des cent cinquante dernières années. Il reconnaît
que, sur de nombreux points, le savoir scientifique est en conflit direct
avec les convictions religieuses des musulmans. Ce qui les oppose est fondamentalement
une question de méthodologie. L'islam repose sur une foi
aveugle et sur une adhésion inconditionnelle aux textes sur lesquels il est
basé, alors que la science requiert un esprit critique, des observations, des
déductions et des résultats qui sont intrinsèquement cohérents et qui correspondent
à la réalité. Nous ne pouvons désormais plus accepter naïvement
les idéologies religieuses. Tous les textes sacrés doivent être examinés d'une
façon scientifique. Alors seulement arrêterons-nous de regarder en arrière,
14. Pipes, p. 75.
15. Donahue et Esposito, p. 114.
P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
et alors seulement la religion cessera d'être la justification obscurantiste d'un
statu quo politique et intellectuel.
L'ouvrage de Sadiq al-Azm est important et mérite d'être mieux connu
mais, pour autant que je sache, il n'existe aucune traduction du texte arabe.
Plus récemment, Sadiq al-Azm a courageusement défendu Rushdie dans
un article paru dans Die Welt des Islam 31 (1991).
Une autre tentative pour réformer l'islam de l'intérieur s'est terminée
tragiquement. Un théologien soudanais, Mahmud Muhammad Taha"1 6
essaya de minimiser le rôle du Coran comme source de la loi. Taha sentait
qu'il était temps de concevoir de nouvelles lois qui seraient mieux adaptées
aux besoins du X X e siècle. Pour diffuser ses principes, Taha fonda les Frères
Républicains. Les autorités religieuses de Khartoum n'eurent guère de sympathie
pour ses idées et, en 1968, elles le déclarèrent coupable d'apostasie,
ce qui, d'après la loi islamique, doit être sanctionné par la mort. Ses écrits
furent brûlés, mais Taha lui-même réussit pendant dix-sept ans à échapper
à l'exécution. On le rejugea et il fut publiquement pendu à Khartoum en
janvier 1985, à l'âge de 76 ans.
Le plus connu des musulmans contemporains cités par Pipes est peutêtre
le leader libyen, Mu'ammar ai-Kadhafi,17 dont les déclarations publiques
sur Muhammad, le Coran et l'islam représentent des blasphèmes
autrement plus grands que tout ce qui a été évoqué jusqu'ici. Kadhafi limite
la charia aux affaires privées. Dans le domaine public, il préfère appliquer
ses propres règles. Il a modifié le calendrier islamique, ironisé sur les pèlerins
de La Mecque qu'il juge « désorientés et stupides », critiqué le
Prophète, proclamé qu'il avait lui-même accompli de plus grandes choses
que Muhammad et de façon générale, il a affiché un scepticisme extrême
sur l'authenticité du Coran et même sur les détails de la vie du Prophète.
Bien que les chefs religieux le jugèrent anti-islamique et déviant et qu'ils
condamnèrent ses parjures et ses mensonges, aucun appel au meurtre n'a
encore été lancé contre lui et aucun de ses écrits n'a été condamné. En fait,
si la C.I.A. le souhaitait, elle pourrait réimprimer les pensées blasphématoires
du leader libyen et laisser les intégristes faire le reste.
Deux autres sceptiques,18 tous deux égyptiens et avocats, doutaient que
l'islam pût fournir la moindre solution aux problèmes du monde moderne.
En 1986, Nur Farwaj écrivit un article dans lequel il définissait la charia, la
loi islamique, comme une « collection de lois tribales réactionnaires, inadaptées
aux sociétés contemporaines ». La même année, Faraj Fada publiait
un pamphlet sous le titre agressif de NO to Sbaria19, pour défendre la séparation
de la religion et de l'Etat. De toute évidence, il jugeait que l'islam ne
peut pas fournir un cadre constitutionnel adapte au gouvernement d'un Etat
16. Pipes, pp. 75-76.
17. Pipes, pp. 79-80.
18. Amir Taheri, p. 212.
19. Non il lu Charia.
L'AFFAIRE RUSHDIE 29
moderne. L'essai polémique de Fada eut un grand succès et rivalisa en
popularité avec les écrits dogmatiques du cheik Kashk. De plus, il fut traduit
dans de nombreuses langues de l'Islam dont le turc, le persan et l'urdu.
Un autre travail publié avant le début de l'affaire Rushdie mérite encore
notre attention. Dans L'Islam en question (Grasset, 1986) vingt-quatre écrivains
arabes répondaient aux questions suivantes :
(1) Est-ce que l'islam conserve sa vocation universelle ?
(2) Est-ce que l'islam pourrait être un système de gouvernement pour
un État moderne ?
(3) Est-ce qu'un système de gouvernement inspiré de l'islam doit être
une étape obligatoire dans l'évolution des peuples arabes musulmans ?
(4) Est-ce que le phénomène de retour à l'islam que l'on observe depuis
les dix dernières années dans la majorité des pays musulmans est quelque
chose de positif ?
(5) Quel est aujourd'hui le principal ennemi de l'islam ?
Il est clair, au travers de leurs réponses, que ces intellectuels ne conçoivent
pas l'islam comme une solution aux problèmes économiques et politiques
du monde musulman. Ils plaident clairement pour un État séculier.
Neuf d'entre eux répondent par un « non » catégorique à la question
numéro 2 et six autres penchent également pour un État laïc. Même ceux
qui répondent par « oui » à la deuxième question, le font de façon hésitante,
ou répondent de façon détournée, en émettant des réserves telles que « à
condition que les droits de l'homme soient respectés », ou bien « aussi longtemps
que nous adopterons une interprétation moderne de l'islam », etc.,
presque tous pensent que le retour à l'islam est un phénomène négatif et ils
considèrent que le fanatisme religieux est le plus grand danger auquel les
musulmans sont confrontés.
Romancier, dramaturge, essayiste, communiste et, de son propre aveu,
athée, Rachid Boudjedra est l'un des auteurs de ce livre. Ses remarques acerbes
sur la religion en Algérie et sur l'hypocrisie de la majorité des croyants
(80 % selon lui) qui ne prient ou prétendent prier que durant le mois de
ramadan (le saint mois du jeûne), qui ne vont en pèlerinage que pour le
prestige social, qui boivent et qui forniquent et qui, toujours, prétendent
être de bons musulmans, sont particulièrement cinglantes. En ce qui concerne
la question « l'islam peut-il être un système de gouvernement pour un
Etat moderne ? », Boudjedra répond sans équivoque :
Non, absolument pas. C'est impossible ; ce n'est pas une opinion personnelle,
c'est un fait objectif. Nous voyons que quand Nemeiri (président
du Soudan) a voulu appliquer la charia, cela n'a pas marché. I,'expérience
s'est terminée brusquement après que quelques mains et que quelques pieds
furent coupés. (...) Il y a une réaction même parmi la masse des musulmans
contre cette sorte de chose. La lapidation des femmes, par exemple, se fait
avec difficulté, excepté en Arabie Saoudite, et elle est extrêmement rare.
30 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
(...) L'islam est absolument incompatible avec un état moderne. (...) Non,
je ne vois pas comment l'islam pourrait être un système de gouvernement.
On ne sait généralement pas qu'une fatwa a été lancée contre lui depuis
1983 et qu'il reste en Algérie en dépit des menaces de mort, essayant de
vivre aussi normalement que possible, ne se déplaçant que sous un épais
déguisement. Pour amender ses erreurs, Boudjedra écrivit en 1992 une attaque
féroce contre le FIS, le parti islamique qui, selon toute vraisemblance,
devait gagner les élections de cette année-là. Il le présentait pour ce qu'il
est, un parti extrémiste et antidémocratique, le comparant même au parti
nazi des années trente.
Boudjedra n'a que mépris pour ceux qui restent silencieux et ceux qui,
non contents d'être complaisants envers les islamistes, prétendent voir quelque
chose de fertile dans ce retour au Moyen Âge.
La fatwa dont il fait l'objet nous mène naturellement à celle de 1989.
APRÈS LE 14 FÉVRIER 1989
L'hiver 1989 restera toujours une sorte de tournant dans l'histoire intellectuelle
mondiale. En février 1989, l'ayatollah Khomeyni lançait son
infâme fatwa contre Salman Rushdie. Elle fut immédiatement suivie d'articles
et de courtes interviews réalisées par des intellectuels occidentaux, des
arabisants et des islamologues, qui tous reprochaient à Rushdie de s'être
condamné lui-même en écrivant Les Versets Sataniques. John Esposito, un
islamologue américain de la Ho/y Cross University prétendit même que
« tous les spécialistes de l'islam auraient pu prédire que les déclarations de
Rushdie étaient explosives » 2 0 . Ceci, venant d'un homme qui avait luimême
osé publier des extraits du livre sulfureux de Sadiq al-Azm (voir plus
haut), n'est que pure hypocrisie.
Certains écrivains occidentaux furent touchés de compassion pour la
douleur ressentie par les musulmans, et leur conseillèrent, dans certains cas,
d'aller tabasser Rushdie dans quelque ruelle obscure. Voici comment un
historien respecté, le professeur Trevor Roper, donne son approbation
tacite et encourage le meurtre brutal d'un citoyen britannique21 :
Je me demande comment va Salman Rushdie ces jours-ci, sous la bienveillante
protection de la loi et de la police britannique, envers qui il a été si
grossier. Pas trop confortablement, j'espère. (...) Je ne verserais pas une
larme si quelque musulman, déplorant ses manières, l'arrêtait dans une rue
sombre et cherchait à les améliorer. Si cela pouvait l'inciter à contrôler sa
plume, la société en tirerait bénéfice et la littérature n'en souffrirait pas.22
20. Pipes, p. 71.
21. Rushdie est un citoyen hritannique. (N.d.T.)
22. Halliday, p. 17.
L ' A F F A I R E R U S H D IE 31
Il est impossible, dans tous ces articles, de trouver une quelconque condamnation
de l'appel au meurtre. Pire même, on recommandait que les
livres de Rushdie fussent interdits et retirés de la vente. Chose encore plus
étonnante, personne ne défendait un des principes fondamentaux de la
démocratie, le principe sans lequel l'humanité ne peut progresser, c'est-àdire
la liberté d'expression. Pourtant, étant eux-mêmes des écrivains et des
intellectuels, on aurait pu penser que c'était là un principe qu'ils auraient été
prêts à défendre jusqu'à la mort.
Est-ce que ce hooligan de cabinet23 de Trevor Roper se réveillera de sa
léthargie complaisante, quand ces pauvres musulmans outragés commenceront
à réclamer le retrait des chefs-d'oeuvre de la littérature occidentale et
du patrimoine intellectuel qui offensent leur sensibilité islamique mais qui,
nonobstant, doivent être chers au coeur du professeur Roper ?
Les musulmans commenceront-ils par brûler Gibbon qui écrivit : « (Le
Coran est une) rhapsodie interminable et incohérente de fables, de préceptes
et de déclamations, qui éveille rarement un sentiment ou une idée, qui
se vautre parfois dans la fange et qui se perd quelquefois dans les nuées. »
Ailleurs, Gibbon souligne que « le prophète de Médine adopte dans ses
révélations un ton plus violent et sanguinaire, ce qui prouve que sa précédente
modération n'était que l'effet de sa faiblesse ». Prétendre être l'Apôtre
de Dieu était pour Muhammad une « fiction nécessaire ».
Le recours à la fraude, à la perfidie, à la cruauté et à l'injustice était souvent
utile à la propagation de la foi. Muhammad ordonna ou approuva
l'assassinat de juifs et d'idolâtres qui avaient survécu aux champs de bataille.
Par la répétition de tels actes, son caractère a dû être progressivement
souillé. (...) L'ambition était la passion exclusive de ses vieux jours et un
politicien suspecterait qu'il souriait intérieurement (l'imposteur victorieux !)
à l'enthousiasme de sa jeunesse et à la crédulité de ses prosélytes. (...) Dans
sa vie privée, Muhammad cède aux faiblesses d'un homme ordinaire et fait
injure à sa dignité de prophète. Une révélation spéciale le dispense des lois
qu'il avait imposées à sa nation ; le sexe féminin, sans réserve, était abandonné
à son plaisir.24
Que feront-ils de Hume, que Roper apprécie tant, et qui écrivit2,5 : « (Le
Coran) est une élucubration. Prêtons attention à son (Muhammad) récit et
nous découvrirons vite qu'il couvre de louanges la tricherie, la barbarie, la
cruauté, la vengeance, le sectarisme et l'intolérance, qui tous sont des comportements
absolument incompatibles avec une société policée. Aucune
règle de droit n'est respectée et chaque action est louée ou blâmée selon
qu'elle bénéficie ou porte préjudice aux vrais croyants. » Hume traite également
Muhammad de « faux prophète ». De toute évidence, prétendre que
23. L'expression doset booligan est de Halliday.
24. Gibbon, vol. 5, pp. 240 et suivantes.
25. Hume (3), p. 240 (Of the Standard of Taste).
32 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
le Coran n'est qu'une élucubration de Muhammad est assurément un
blasphème !
Que feront-ils de Hobbcs qui pense que Muhammad, « pour fonder sa
nouvelle religion, prétendit s'être entretenu avec le Saint-Esprit qui s'était
métamorphosé en colombe »2 6?
Que feront-ils de La Divine Comédie, le plus grand poème de la littérature
occidentale ?
Vois Mahomet, comme il est mutilé ! A l i s'en va devant moi en pleurant,
le visage fendu du menton à la houppe, et tous ceux-là que tu peux voir ici,
de leur vivant semeurs de scandale et de schisme, pour les mêmes fautes ainsi
se voient fendus.27
Dans une note de sa traduction, Mark Musa résume les raisons pour lesquelles
Dante a relégué Muhammad en enfer :
La punition de Muhammad, son éventration du scrotum au menton,
associée à la punition d'Ali,2 8 représente pour Dante la conviction qu'ils
étaient les initiateurs du grand schisme entre le christianisme et l'islam.
Nombreux en effet étaient les contemporains de Dante qui croyaient
que Muhammad était à l'origine un cardinal catholique qui espérait devenir
pape.29
Voltaire et Cariyle tinrent également de rudes propos sur le Coran et sur
Muhammad, mais pour l'heure, en 1989, les apologistes occidentaux
étaient occupés à attaquer Rushdie ou à pondre leur propagande islamique,
en se gardant bien de proférer la moindre critique contre l'islam.
Or, en justifiant ce qu'ils appelaient I''intégrisme islamique par les effets
de la misère économique, ou par des notions telles que la perte d'identité,
la menace de l'Occident, le racisme des Blancs, ces apologistes légitimèrent
un comportement barbare et transférèrent les responsabilités des musulmans
sur l'Occident. « Le problème, ce n'est pas l'islam, disait-on, mais les
extrémistes qui ont frelaté le Coran. L'islam est une religion tolérante et
l'ayatollah Khomeyni ne suit pas l'esprit des vrais principes de l'islam. Ce
qu'il a outrageusement mis en pratique en Iran n'est pas réellement
islamique : c'est une caricature grotesque. L'islam a toujours toléré la
dissidence. »
Les fréquentes tentatives d'exonération de l'islam, qui utilisent des formules
comme l'intégrisme islamique, le fanatisme musulman et autres, sont
encore plus malhonnêtes. L'expression intégrisme islamiste esten soi impropre
car il y a une différence énorme entre le christianisme et l'islam. La plupart
des ebrétiensse sont aujourd'hui affranchis d'une interprétation
26. Hobbes, p. 136.
27. Dante, L'Enfer, chant XXVIII, Classiques Gamier.
28. Gendre de Muhammad et quatrième calife. (N.d.T.)
29. Dante, p. 331, note 31.
L'AFFAIRE RUSHDÝE 33
littérale de la Bible et, par conséquent, nous pouvons légitimement faire la
distinction entre chrétiens intégristes et chrétiens non intégristes. Au contraire,
tous les musulmans restent attachés à une interprétation littérale du
Coran. Tous les musulmans, et pas simplement un petit groupe que nous
appellerions les intégristes, croient fermement que le Coran est réellement
la parole de Dieu.
Les exemples de foules en émeute que je viens de citer, avaient pour but
de montrer que les musulmans les plus ordinaires s'offensent très facilement
de ce qu'ils perçoivent comme une insulte envers leur livre saint, leur
Prophète ou leur religion. Ne nous leurrons pas, même les plus pacifiques
d'entre eux ont approuvé la fatwa de Khomeyni contre Rushdie.
Les musulmans modérés, ainsi que les libéraux occidentaux et le clergé
chrétien bien mal avisé, argumentent de la même façon, à savoir que l'islam
n'est pas ce que Khomeyni a appliqué en Iran. Mais ces musulmans modérés,
et les autres, ne peuvent pas avoir le beurre et l'argent du beurre : toute
leur malhonnêteté intellectuelle et leur jésuitisme ne pourront jamais adoucir
l'apreté et la barbarie de l'islam. Par comparaison, l'intégrisme musulman
a au moins le mérite d'être logique et honnête par rapport aux
hypothèses de départ, qui affirment que le Coran est la parole de Dieu.
Qu'on le veuille ou non, les actes de Khomeyni reflètent fidèlement les
enseignements de l'islam, tels qu'ils se trouvent dans le Coran, dans les actes
et les paroles du Prophète, ou encore dans la loi coranique. Pour justifier
l'appel au meurtre qui est implicite dans la fatwa contre Rushdie, les
porte-parole iraniens se contentèrent de passer en revue la vie de Muhammad
et d'y trouver de nombreux précédents d'assassinats politiques et même
de meurtres de poètes qui avaient écrit des vers satiriques contre le Prophète
(voir au chapitre IV), Khomeyni lui-même réfuta les arguments des apologistes
et des musulmans modérés :
L'islam impose à tout homme adulte, dans la mesure où il n'est pas handicapé
ou invalide, de se préparer à la conquête des nations, afin que les
commandements de l'islam soient partout obéis. Ceux qui étudient la guerre
sainte islamique comprendront pourquoi l'islam veut conquérir le monde.
(...) Ceux qui ne connaissent rien à l'islam prétendent qu'il met en garde
contre la guerre. Ceux-là sont des sots. L'islam dit : Tuez tous les
incroyants tout comme ils vous tueraient tous ! Cela veut-il dire que les
musulmans doivent attendre paisiblement qu'on les massacre ? L'islam dit :
Tuez-les (les non-musulmans), passez-les par l'épée et dispersez (leurs
armées). Cela veut-il dire qu'il faille attendre jusqu'à ce qu'ils (les
non-croyants) triomphent de nous ? L'islam dit : Tuez au service d'Allah
ceux qui pourraient vouloir vous tuer ! Est-ce que cela signifie que nous
devons nous rendre à l'ennemi ? L'islam dit : Le bien n'existe que grâce à
l'épée et à l'ombre de l'épée ! Les gens ne peuvent pas devenir obéissants si
ce n'est sous la menace de l'épée ! L'épée est la clef de la porte du paradis,
qui ne peut être ouverte que pour les saints combattants ! Il y a des centaines
d'autres psaumes (coraniques) et d'hadiths (paroles du Prophète) qui exhor34
POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
tent les musulmans à estimer la guerre et à combattre. Est-ce que tout cela
signifie que l'islam est une religion qui empêche les hommes de taire la
guerre ? Je crache sur les âmes folles qui tiennent de tels propos.30
Khomeyni se contente de citer directement le Coran et donne une
définition pratiquement encyclopédique de la doctrine du Jihad, que le Dictionnaire
de l'lslam définit comme « une guerre religieuse contre ceux qui ne
croient pas à la mission de Muhammad. C'est un devoir religieux, établi
dans le Coran et dans les traditions comme une institution divine, décrété
spécialement dans le but de faire avancer l'islam et d'éloigner le diable des
musulmans. » 3 1
Donc, si le Coran est la parole de Dieu, ainsi que Khomeyni et que tous
les musulmans le croient, et s'il faut absolument obéir à ses décrets, alors,
qui est le plus logique : Khomeyni, ou les musulmans modérés et les apologistes
occidentaux ? C.Q.F.D.
La même malhonnêteté se retrouve dans les tentatives affligeantes des
intellectuels musulmans progressistes des deux sexes qui prétendent que
« l'islam authentique traite bien les femmes », qu'il n'y a pas de contradiction
entre la démocratie et l'islam, entre les Droits de l'Homme et l'islam.
La Menace Islamique : Mythe ou Réalité ?32 demande John Esposito.
Malgré ce titre provocateur, son livre est aussi malhonnête qu'une pornographie
soft. Il promet plus qu'il ne peut donner, et nous savons quelle sera
la réponse avant même d'ouvrir la première page. Nous savons parfaitement
bien que, depuis l'affaire Rushdie, l'Oxford University Press n'accepterait
jamais un ouvrage qui oserait critiquer l'islam, et que, pareillement,
M. Esposito s'est bien gardé d'encourir l'ire du monde musulman. Ce que
M. Esposito et tous les apologistes occidentaux sont incapables de comprendre,
c'est que l'islam est une menace, et que c'est avant tout une menace
pour des milliers de musulmans. « L'immense majorité des victimes de la
terreur sainte sont des musulmans », nous dit Amir Taheri, et hier encore,
un écrivain d'un pays gouverné selon les principes islamiques suppliait le
professeur Fred Halliday (professeur de science politique à la London
School of Economies) de « défendre Rushdie, parce qu'en défendant Rushdie
vous nous défendez tous »33 Dans une lettre ouverte à Rushdie, l'écrivain
iranien Fahimeh Farsaie explique qu'en nous focalisant uniquement
sur Rushdie, nous oublions le sort malheureux de centaines d'écrivains qui
vivent un peu partout dans le monde musulman. En Iran seulement, peu
après le 14 février 1989, « de nombreux écrivains et journalistes furent exécutés
et enterrés dans des fosses communes, ensemble avec d'autres prisonniers
politiques, parce qu'ils avaient écrit un livre ou un article et exprimé
30. Amir Taheri, pp. 226-227.
31. Dictionnaire de l'Islam, article Jihad, pp. 243 et suivantes.
32. The Islamic Threat : Myth or Reality ?, 1991.
33. Halliday, p. 19.
L'AFFAIRE RUSHDIE 35
leurs opinions. Pour ne citer que quelques noms : Amir Nikaiin, Monouchehr
Behzadi, Djavid Misani, Abutorab Baghcrazdeh (...) Ils vécurent le
sort cruel de leurs jeunes collègues qui avaient été kidnappés, torturés et tués
quelques mois auparavant par une nuit sombre : deux poètes dénommés
Said Soltanpour et Rahman Hatefi. » 3 4
Quand on compare les déclarations évasives et flagorneuses d'apologistes
occidentaux comme Edward Mortimer et Esposito, qui rejettent la faute
de toute chose sur Rushdie, avec la déclaration qui suit, faite par des Iraniens,
on prend conscience de la couardise et de la malhonnêteté des apologistes
et du courage des Iraniens.
Cela fait maintenant trois ans que Salman Rushdie vit sous la menace
de mort lancée par Khomeyni, et cependant aucune action collective n'a été
prise par les Iraniens pour condamner ce décret barbare. Comme cette attaque
outrageante et délibérée contre la liberté, de parole a été émise en Iran,
nous pensons que les intellectuels iraniens doivent condamner cette fatwa
et défendre Salman Rushdie plus énergiquement que n'importe quel autre
groupe sur Terre.
Les signataires de cette déclaration, qui ont montré leur soutien à Salman
Rushdie par différents moyens, aujourd'hui et par le passé, croient quela
liberté de pensée est une des plus grandes réussites de l'humanité et affirment
comme Voltaire l'avait fait, que cette liberté serait sans valeur si les
hommes ne possédaient pas la liberté de blasphémer. Nul homme et nul
groupe n'a le droit de gêner ou d'entraver cette liberté au nom de tel ou tel
autre principe sacré.
Nous insistons sur le fait que la sentence de mort de Khomeyni est
intolérable, et nous soulignons qu'en jugeant une oeuvre d'art, nulle considération
n'est valide, si ce n'est l'esthétisme. Nous élevons nos voix unanimement
pour défendre Salman Rushdie, et nous rappelons au monde entier
que les écrivains iraniens, les artistes, les penseurs sont, à l'intérieur de l'Iran,
en permanence sous la pression impitoyable de la censure religieuse et que
le nombre de ceux qui ont été emprisonnés ou même exécutés là-bas pour
blasphème est loin d'être négligeable.
Nous sommes convaincus que la moindre complaisance pour la violation
systématique des droits de l'homme en Iran ne peut qu'encourager et enhardir
le régime islamique à développer et exporter ses méthodes et ses idées
terroristes à travers le monde.35
Signé par une cinquantaine d'Iraniens vivant en exil.
Eux, au moins, ont compris que l'affaire Rushdie est plus qu'une simple
affaire d'ingérence dans la vie d'un citoyen britannique qui n'a commis
aucun crime au regard de la loi de son pays et que c'est bien plus qu'une
simple question de terrorisme islamique. L'affaire Rushdie concerne des
principes, à savoir les libertés de pensée et d'expression, qui sont le sceau,
34. Macdonogh (ed.), pp. 55-56.
35. NYRB, p. 31, XXXIX, n° 9, 14 mai 1992.
36 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
les traits caractéristiques de la Liberté dans la civilisation occidentale et,
bien sûr, dans toute société policée.
Un nombre considérable d'intellectuels du monde islamique a manifesté
très courageusement son soutien total et inconditionnel à Rushdie. Daniel
Pipes a abondamment consigné dans son livre leurs vues et leurs déclarations.
En novembre 1993, en France, fut également publié un autre livre,
Pour Rushdie, dans lequel une centaine d'intellectuels arabes apportaient
aussi leur soutien à Rushdie et à la liberté d'expression.
Pendant ce temps, et contrairement à ce que beaucoup avaient redouté,
les textes critiquant l'islam, le Prophète et le Coran continuaient à être
publiés. Un livre se moque du Prophète36, l'autre le dépeint en train de perpétrer
un attentat à la pudeur sur un enfant37 (faisant allusion à Aïcha, la
fiancée de Muhammad qui avait neuf ans). Un philosophe imagine Allah,
tel qu'il est dépeint par le Coran, comme une sorte de Saddam Hussein cosmique.
38 La pensée critique n'avait pas été réduite au silence.
On les comprenait, mais c'était ô combien décevant, de voir si peu d'universitaires
spécialistes de l'islam défendre la liberté d'expression. Toutefois,
je pense aussi qu'il était plutôt hypocrite de leur part de se tenir à l'écart de
l'arène, car il suffit de jeter un coup d'ceil à la bibliographie de n'importe
quel livre d'introduction à l'islam pour voir que ce qu'il recommande est,
dans la plupart des cas, blasphématoire. La courte introduction de Gibb sur
l'islam, publiée par l'Oxford University Press, nous offre un exemple neutre.
Le premier livre de sa liste est celui de R. A. Nicholson, A Literary History
of the Arabs, qui contient, entre autres, cette phrase sacrilège : « Le Coran
est un document extrêmement humain. »39 The Mystics Of Islam est un autre
livre de Nicholson qui figure dans cette même bibliographie. Il contient le
passage suivant : « Les Européens qui lisent le Coran seront certainement
frappés par l'indécision et l'inconsistance de son auteur, lorsqu'il traite des
plus grands problèmes. »40. J'ai compté sept autres livres dans la bibliographie
de Gibb qui seraient désapprouvés par un musulman. Plus récemment,
le livre de Rippin, Muslims, Their Religious Reliefs and Practices, propose,
comme lecture complémentaire, une liste d'environ trente-cinq ouvrages
parmi lesquels, selon moi, quinze au moins seraient considérés comme
outrageants. A peu près tous les grands érudits du passé, Noldeke, Hurgronje,
Goldziher, Caetani, Lammens et Schacht ont exprimé des idées qui
sont inacceptables pour les musulmans, mais il est aujourd'hui impossible
d'étudier l'islam sans faire référence à leurs travaux. Ce qui est encourageant,
c'est que, malgré tout, la plupart de leurs oeuvres sont toujours disponibles
(en 1993), certaines ayant fait récemment l'objet d'une
36. J.C . Barreau.
37. Morey.
38. Flew in N.H., Juillet 1993, n° 2, vol. 109.
39. Nicholson (2), p. 143.
40. Nicholson (3), p. 5.
L'AFFAIRE RUSHDIE 37
réimpression et, comble de l'ironie, vous pouvez les acheter à la Librairie
Islamique de Londres. La vendeuse est même une musulmane qui porte le
foulard islamique traditionnel, tant apprécié des intégristes !
De toute évidence, si les universitaires veulent continuer leurs travaux
sans être molestés, ils auront à défendre leur indépendance et leur liberté
d'expression. Ils ne doivent donc pas critiquer Rushdie inconsidérément et
hypocritement quand ils écrivent eux-mêmes, ou recommandent des travaux,
qui sont blasphématoires. Le combat de Rushdie est aussi leur combat.
LA TRAHISON DES CLERCS41
Ce livre est d'abord et avant tout la revendication de mon droit de critiquer
tout et chaque chose dans l'islam, et même de blasphémer, de faire des
erreurs, de satiriser et de me moquer. Les musulmans et les non-musulmans
ont le droit de faire un examen critique des sources, de l'histoire et des dogmes
de l'islam. Le droit de critiquer est d'ailleurs un droit dont les musulmans
font amplement usage dans leurs fréquentes dénonciations de la
culture occidentale et en des termes qui seraient jugés racistes, néo-colonialistes
ou impérialistes s'ils avaient été dirigés contre l'islam par un
Européen. Donc, sans critique de l'islam, l'islam restera, à l'abri dans sa forteresse
médiévale, dogmatique, fanatique, sclérosé, totalitaire et intolérant.
Il continuera à étouffer la pensée, les droits de l'homme, l'individualité,
l'originalité et la vérité.
Les intellectuels occidentaux pro-arabes ont totalement failli à leurs
obligations. Ils trahissent leur vocation en remisant leurs facultés critiques
dès qu'il s'agit de l'islam. Certains, comme je le montrerai, ont même abandonné
tout effort pour être objectifs.
Certains islamologucs ont eux-mêmes noté cette tendance révoltante
chez leurs confrères. Lewis cite le cas de Karl Binswanger42 qui a fait des
remarques sur le dogmatisme islamophile des arabisants. En 1983, Jacques
Ellul4 3 se plaignait qu'« en France il n'est pas de bon ton de critiquer l'islam
ou les pays arabes ». Déjà, en 1968, Maxime Rodinson avait écrit : « Un historien
comme Norman Daniel est allé jusqu'à relever, parmi les conceptions
imprégnées de médiévalisme ou d'impérialisme, toute critique des attitudes
morales du Prophète et à accuser de tendance identique toute interprétation
de l'islam et de ses caractéristiques au moyen des mécanismes normaux de
l'histoire humaine. La compréhension a laissé la place à l'apologie pure et
simple. » 4 4
41. Julien Benda, La trahison des clercs, Paris, 1927.
42. Cité par Lewis (5), p. 194, note 1.
43. Introduction à Bat Ye'or (1).
44. Rodinson (2), p. 59.
38 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Patricia Cronc et Ibn Rawandi ont remarqué que les savants occidentaux
ont perdu, aux environs de la Première guerre mondiale, tout regard critique
sur les documents et les témoignages relatifs aux origines de l'islam. John
Wansbrough note que le Coran, « comme document susceptible d'être analysé
scientifiquement par les instruments et les techniques qui ont servi pour
la Bible, est pratiquement ignoré ». En 1990, nous connaissons toujours
le scandale de la situation décrite par Andrew Rippin :
J'ai souvent rencontré des personnes qui venaient étudier l'islam en ayant
déjà étudié la Bible (...), et qui étaient surprises par le manque d'esprit critique
qui transparaît dans les livres d'introduction à l'islam. Ceux qui écrivent
ce genre de texte semblent toujours présupposer que l'islam est né dans
la lumineuse clarté de l'histoire.
Alors que le besoin de réconcilier les diverses traditions est généralement
admis, il semble qu'il n'y ait pas de plus grand problème pour les auteurs que
d'avoir à déterminer ce qui a un sens dans une situation donnée.
Pour les étudiants familiarisés avec une approche critique des sources et
avec l'analyse littéraire et structurale, toutes deux régulièrement employées
dans l'étude du judaïsme et du christianisme, une telle naïveté semble suggérer
que l'islam est abordé avec encore moins qu'une candeur universitaire.
46
Ce laxisme va de pair avec le mythe de la supériorité de l'islam : sa plus
grande tolérance, son plus grand rationalisme, son esprit plus confraternel,
sa plus grande spiritualité, et encore le mythe qui fait de Muhammad un
législateur sage et tolérant. Il me semble donc utile d'examiner les raisons
de cette attitude complaisante et de voir comment ces mythes ont été forgés.
Je commencerai par des considérations très générales et j'aborderai ensuite
des raisons plus spécifiquement historiques.
(1) Le désir et le besoin de considérer une culture étrangère comme
supérieure à certains points de vue sont aussi grands que le besoin de la juger
comme inférieure, d'être enchanté aussi bien que d'être dégoûté. L'intimité
avec sa propre culture engendre en effet du dédain pour elle. Les enfants
qui trouvent que la maison de leur ami est plus belle, ou les touristes qui
trouvent toujours que les autochtones font ça mieux en sont l'exemple. Un
individu aura toujours tendance à détourner ses yeux des aspects embarrassants
de la culture qu'il admire. Qui visite une terre étrangère ne verra, pour
des raisons émotionnelles ou théoriques, que ce qu'il veut bien voir. Margaret
Mead trouva confirmation de ses propres théories sur la nature
humaine aux îles Samoa. Ce qu'elle écrivit dans Coming of Age in Samoa,
45. Wansbrough (1), p. IX, Préface.
46. Rippin, p. IX, Préface.
L'AFFAIRE RUSHDIE 39
« correspondait à nos désirs et à nos peurs pour l'avenir du monde » 4 7 . Vrai
pour nos désirs, peut-être, mais pas vrai dans la réalité.
Comme le disait Russell, « une des illusions persistantes de l'humanité,
c'est de croire que certains groupes de la race humaine sont moralement
meilleurs ou pires que d'autres. (...) (Quelques écrivains) tendent à penser
du mal de leurs voisins et de leurs connaissances et, inversement, à penser
du bien des groupes humains auxquels ils n'appartiennent pas. » 4 8
(2) En dépit des apparences, les habitants de l'Europe occidentale et des
Etats-Unis conservent en majorité leurs croyances religieuses, même si elles
ne sont que rudimentaires. Selon un sondage réalisé par Gallup, seuls 9 %
des Américains se considèrent soit comme athées, agnostiques ou sans religion.
En France, seulement 12 % de ceux qui furent interviewés se déclarèrent
athées. Il n'est donc pas étonnant que,
dans l'intérêt de leur confort et de leur sécurité, il se déverse quotidiennement
de la chaire du prédicateur comme des médias, une sorte de propagande,
qui si elle n'était pas faite dans une optique religieuse, serait perçue
par tous comme immorale et cynique. On nous presse continuellement
d'adopter la foi chrétienne non pas parce que c'est la vérité, mais parce que
c'est salutaire, ou encore d'admettre que cela doit être vrai, simplement
parce que la seule croyance en est bénéfique. (...) La religion est gravement
infectée par la malhonnêteté intellectuelle (...) Dans la religion, il est
particulièrement facile de ne pas attirer l'attention, parce que l'hypothèse
commune est que toute l'honnêteté (du monde) se déverse de la religion et
que la religion est nécessairement honnête, quoi qu'elle fasse.49
Dans l'ensemble, la société occidentale en général et les médias en particulier
sont totalement crédules en matière de religion. D'après Richard
Dawkins, on croit fréquemment que,
d'une certaine manière, les sentiments religieux méritent considération,
considération qui ne s'accorde pas avec les idées préconçues (...) Même des
activistes laïcs sont incompréhensiblement tendres quand on en vient à la
religion. Nous nous associons aux féministes pour condamner une oeuvre de
pornographie parce qu'elle dégrade les femmes, mais il ne faut surtout pas
toucher à un livre saint qui ordonne la lapidation des femmes adultères
(après qu'elles ont été reconnues coupables devant une cour qui ne reconnaît
pas aux femmes le droit de porter témoignage !). Les protecteurs des animaux
attaquent les laboratoires qui utilisent scrupuleusement des anesthésiques
avant de pratiquer leurs tests, mais ne font rien contre l'abattage rituel
qui exige que les animaux soient entièrement conscients quand on les
égorge ! (...) Nous autres sommes supposés motiver nos préjugés, mais
47. Freeman, pp. 113-114.
48. Russell (1), p. 58.
49. Robinson, pp. 117-118.
40 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
demandez à quelqu'un de religieux de justifier sa foi et vous violez la « liberté
religieuse » 5 0 .
La crédulité qui entoure l'islam et la genèse du mythe de la tolérance
islamique doivent être analysées dans le contexte plus général de la
découverte des civilisations non européennes et plus particulièrement au
XVI5 1 siècle, quand Montaigne, puis les Encyclopédistes, développèrent la
théorie du bon sauvage.
Bien sûr, avant même la découverte des Amériques, les Grecs et les
Romains avaient connu le mythe de l'âge d'or et les vertus des barbares.
Même l'expulsion d'Adam et Eve du Jardin d'Eden n'est qu'une variation
sur le thème d'un âge d'or de simplicité et de vertus naturelles que nos ancêtres
auraient goûté dans une nature sauvage, intacte et écologiquement
saine.
Dans La Germanie (écrite vers 98), Tacite opposait déjà les vertus des
Germains aux vices de la Rome antique, la noble simplicité de la culture
teutonique à la corruption et à l'arrogance de la civilisation romaine.
Comme « traité d'ethnologie, il était singulièrement incohérent mais il
fonctionnait assez bien comme conte moralisateur et Montaigne, Rousseau
et Gibbon subirent tous son influence.
Mais le véritable fondateur de la doctrine du bon sauvage fut peut-être
Pierre Martyr Anglerius (1459-1525). Dans son De Rebus Oceanicis et Orbo
Nove de 1516, il critique la cupidité des conquistadors espagnols, leur étroitesse
d'esprit, leur intolérance et leur cruauté. Par contraste, il trouve que
les Indiens « sont plus heureux puisqu'ils sont libérés de l'argent, des lois,
des juges corrompus, des livres trompeurs et de l'anxiété d'un futur
incertain ».
Ce fut cependant Montaigne, sous l'influence de Pierre Martyr, qui réalisa
dans Des Cannibales52 le premier portrait détaillé du bon sauvage, et qui
donna ainsi naissance à la théorie du relativisme culturel. Puisant ses informations
dans le récit pittoresque d'un homme fruste, Montaigne décrit
quelques-unes des plus macabres coutumes des indiens du Brésil et
conclut :
Je ne suis pas marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y
a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes,
nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger
un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer par tourmens et par
geénes un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire
mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non
seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens,
50. Dawkins (2).
51. O C D art. Tacitus, p. 1034.
52. Montaigne, Les Essais, 1580.
L'AFFAIRE RUSHDIE 41
mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de pieté
et de religion), que de le rostir et manger après qu'il est trespassé.53
Ailleurs, Montaigne envie leur candeur, leur pureté et leur vertu. Même
leurs combats sont tout à fait nobles.
Qu'il ne possédât sur ces nobles sauvages, tout comme Tacite et Pierre
Martyr, que des informations de seconde main, et même plutôt douteuses,
ne l'empêcha pas de critiquer et de condamner moralement sa civilisation
et sa propre culture : « (nous) les surpassons en toutes sortes de barbaries. »
Le X V I I e siècle vit aussi les premiers récits véritablement favorables à l'islam
et les plus influents d'entre eux, ceux de Jurieu et de Bayle, servent le même
dessein que ceux de Tacite, de Pierre Martyr et de Montaigne. Ecoutons
monsieur Jurieu :
On peut dire avec vérité qu'il n'y a point du tout de comparaison entre
la cruauté des Sarrazins contre les Chrestiens, & celle du Papisme contre les
vrays fidèles. En peu d'années de guerre contre les Vaudois, ou mesme dans
les seuls massacres de la Saint Barthelemy on a respandu plus de sang pour
cause de religion que les Sarrazins n'en ont respandu dans toutes leurs persécutions
contre les Chrestiens. Il est bon qu'on soit desabusé de ce prejugé,
que le Mahumetisme est une secte cruelle, qui s'est establie en donnant le
choix de la mort ou de l'abjuration du Christianisme : cela n'est point, & la
conduitte des Sarrazins a esté une debonnaireté evangelique, en comparaison
de celle du Papisme, qui a surpassé la cruauté des cannibales.54
Les Lettres Pastorales de Jurieu (1686-1689) prennent une tout autre
signification quand on découvre qu'il était un pasteur huguenot, ennemi
juré de Bossuet, et qu'il s'était exilé en Hollande après la révocation de l'Edit
de Nantes. La tolérance apparente des musulmans lui fournit un prétexte
pour critiquer le catholicisme. La douceur évangélique des sarrasins est un
moyen de mettre en relief la barbarie des catholiques, comme ce fut le cas
lors de la Saint-Barthélemy.
Pierre Bayle fut grandement influencé par Jurieu et il perpétua le mythe
de la tolérance islamique qui existe encore de nos jours. Il compare la tolérance
des Turcs aux persécutions des brahmanes par les Portugais en Inde,
et aux cruautés commises par les Espagnols aux Amériques. « (Les musulmans)
ont toujours fait preuve de plus d'humanité vis-à-vis des autres religions
que les chrétiens. » Bayle fut un apôtre de la tolérance. N'était-il pas
lui-même une victime de l'intolérance et ne fut-il pas lui aussi contraint de
s'enfuir en Hollande ?
Pour Bayle et Jurieu, Turc était synonyme de musulman, et c'est ainsi
que la tolérance des Turcs se transforma en tolérance de l'islam.
Ces deux écrivains sont dans la plus totale ignorance des atrocités commises
par les musulmans, que ce soient les premières persécutions des chré-
53. Montaigne, p. 113.
54. In Bayle art. Mahomet and Nestorius.
42 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
tiens et des juifs, les massacres des hindous et des bouddhistes lors de la
conquête de la province indienne du Sind, l'intolérance des Almohades, ou
encore la persécution des zoroastriens, surtout dans la province de Khorassan.
Les deux Français semblent même ignorer le massacre des chrétiens,
lors de la chute de Constantinople,55 quand des ruisseaux de sang coulaient
dans les rues. Ils ne font pas non plus allusion au système inhumain du
devshirme56 qui était alors en vigueur. En vérité, la douceur évangélique était
une denrée plutôt rare dans cette Turquie qui leur était si chère.
Certes, de nombreuses minorités religieuses cherchèrent et trouvèrent
refuge en Turquie : les Marranes, réfugiés juifs d'Espagne après les expulsions
de 1492 et de 1496, les calvinistes de Hongrie, de Russie et de Silésie,
mais ils n'étaient là que tolérés, tolérés comme citoyens de deuxième classe.
Je reviendrai plus en détail sur ces questions au chapitre V I . Toutefois,
j'aimerais encore ajouter que c'était pure malhonnêteté de la part de Jurieu
et de Bayle que de parler de la tolérance musulmane sur la base de leurs si
maigres connaissances de l'islam et de son histoire, d'autant plus que la
situation n'a jamais cessé d'évoluer d'un siècle à l'autre, selon les pays et les
régimes politiques. Une chose est certaine : il n'y eut jamais de parfaite
cohabitation avec les autres religions.
Le témoignage de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople nous
prouve que la situation en 1662 est encore loin d'être rose dans cette Turquie
que Bayle et Jurieu admirent tant :
L'actuel vizir n'a diminué en rien la tyrannie et la sévérité de son père,
mais plutôt les a surpassées par sa haine naturelle des chrétiens et de leur
religion. Quant aux églises qui furent, voici deux ans, brûlées à Galata et à
Constantinople, les terrains furent rachetés à un prix exorbitant au Grand
Sultan, par les Grecs, les Arméniens et les Romains, mais sans qu'il leur fût
permis de construire quelque chose qui ressemblât à une église, ou d'y pratiquer
des rites et des services religieux. Mais ces religions étant trop zélées,
non seulement ont-ils reconstruit dans le style des églises, mais ils y ont pratiqué
publiquement leur service divin. Le vizir a profité de cette occasion
pour démolir et raser leurs églises, ce qu'il fit avec beaucoup de passion et
de malice. Il jeta ensuite les principaux responsables en prison, excepté mon
drogman (interprète) en chef.57
Voici comment un spécialiste résuma la situation dans l'empire turc dit
tolérant :
Pour des raisons stratégiques, les Turcs obligèrent les populations des
régions frontalières de la Macédoine et du nord de la Bulgarie à se convertir,
55. En 1453. (N.d.T.)
56. Devshirme : système de conscription utilisé par les Ottomans. Il consistait dans la
levée d'enfants mâles parmi les populations chrétiennes, lesquels étaient convertis de force
à l'islam et élevés pour être incorporés dans le corps militaire d'élite des Janissaires.
57. Bat Ye'or (2), p. 425.
L ' A F F A I R E R U S H D IE 43
en particulier aux X V I e et X V I I e siècles. Ceux qui refusaient furent exécutés
ou brûles vifs. 18
Les Letters Written by a Turkish Spy, publiées à la fin du dix-septième,
inaugurèrent la mode des pseudo-lettres étrangères, telles que les Lettres
Persanes de Montesquieu (1721), les Lettres d'une Péruvienne (1747) de
Madame de Grafigny, les Lettres Chinoises de d'Argens (1750), l'Asiatique
dans le Dictionnaire Philosophique de Voltaire (1752), celles d'Horace
Walpole Letter front Xo Ho, a Chinese Philosopher at London, to his friend
Lien-Chi, at Peking (1757) et le Citizen of the World d'Oliver Goldsmith
(1762), dans lequel Lien Chi Altangi fait un commentaire philosophique
et satirique des moeurs anglaises.
Ainsi, au dix-huitième, le bon sauvage était tout simplement devenu un
alibi pour commenter et critiquer les folies de ses semblables. Désormais, le
bon sauvage n'était plus un primitif niais sorti de sa jungle mais un observateur
subtil et supérieur de la société européenne. En mettant en relief le
vice, la corruption et la dégénérescence des Européens, les écrivains du dixhuitième
exagéraient la prétendue supériorité des cultures étrangères, la
sagesse des moralistes et des commentateurs chinois, perses ou péruviens.
Ces auteurs européens, loin de cultiver l'exotisme pour l'intérêt intrinsèque
des cultures étrangères, n'avaient en réalité qu'une connaissance restreinte
des autres civilisations.
Dans ce contexte, nous comprenons mieux pourquoi le dix-huitième
adopta d'aussi bonne grâce le mythe d'un Muhammad, législateur sage et
tolérant, tel que le présente le comte Henri de Bougainvilliers (1658-1722)
dans sa biographie apologétique du Prophète, qui fut publiée à titre posthume
à Londres, en 1730. Il serait vraiment impossible d'exagérer
l'influence de ce livre sur la vision européenne de l'islam et plus particulièrement
sur celles de Voltaire et de Gibbon.
Bougainvilliers ne parlait pas l'arabe et ne pouvait pas s'appuyer sur des
documents authentiques. Par conséquent, son travail n'est, en aucune façon,
une oeuvre de très grande érudition. Il contient même de nombreuses
erreurs et « beaucoup de fioritures » 5 9 . Malgré cela, Bougainvilliers utilisa
Muhammad et les origines de l'islam « pour véhiculer ses propres préjugés
théologiques », et comme une arme contre le christianisme en général et le
clergé en particulier. Il jugeait que l'islam était raisonnable parce qu'il ne
commandait à personne de croire à l'invraisemblable : pas de mystère, pas
de miracle. Muhammad, bien qu'il ne fût pas un dieu, était un homme
d'Etat incomparable et un bien plus grand législateur que n'importe lequel
de ceux que produisit la Grèce antique. C'est à juste titre que Jeffery qualifia
ce travail « d'éloge ampoulé du Prophète dans le but de déprécier le
christianisme ». Hurgronje estime que c'est une « romance anticléricale
58. Bat Ye'or (2), p. 96.
59. Holt in Lewis and Holt, p. 300.
44 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
dont le matériau est tiré d'une connaissance superficielle de l'islam fondée
sur des témoignages indirects ». L'Histoire du Déclin et de la Chute de
l'Empire Romain de Gibbon doit être mise dans le même panier.60
Georges Sale, qui publia en 1734 la première traduction fidèle du Coran
et qui avait lu avec attention la biographie de Muhammad de Bougainvilliers,
croit fermement que les Arabes « semblent avoir été dressés à dessein
par Dieu, pour être la discipline de l'église catholique, qui ne vit pas selon
les principes de la sainte religion qu'elle a reçue » 6 1 .
L'attitude de Voltaire est caractéristique des sentiments qui dominèrent
son temps. Voltaire semble avoir regretté ce qu'il avait écrit sur Muhammad
dans sa pièce iconoclaste et blasphématoire (pour un musulman s'entend)
Mahomet (1742), dans laquelle il présentait le Prophète comme un imposteur
qui asservit les âmes : « Assurément, je l'ai fait plus diabolique qu'il
n'était. » 6 2 En effet, dans son Essai sur les Moeurs de 1756 et dans divers articles
du Dictionnaire Philosophique, Voltaire revient à de meilleurs sentiments
envers l'islam, au détriment du christianisme, et plus
particulièrement du catholicisme. Comme Bougainvilliers et Sale, qu'il a
tous deux lus, Voltaire utilise l'islam comme un subterfuge pour attaquer le
christianisme qui demeure pour lui « la plus ridicule, la plus absurde et la
plus sanglante religion qui ait jamais infecté le monde »6 3 . Comme beaucoup
d'intellectuels du dix-huitième, Voltaire était un déiste, c'est-à-dire
« qu'il croyait à l'existence de Dieu, tout en rejetant les religions révélées,
les miracles, les dogmes et toutes les formes de clergé ».
Dans son Sermon des Cinquante (1762), Voltaire attaque les mystères :
la transsubstantiation est une absurdité ; les miracles sont
invraisemblables ; la Bible est « pleine de contradictions ». Le Dieu des
chrétiens est un « tyran cruel et détestable ». Le vrai Dieu, poursuit le sermon,
« ne pouvait sûrement pas naître d'une fille, ni mourir sur le gibet, ni
être mangé dans un morceau de pain », pas plus qu'il ait pu inspirer « des
livres remplis de contradictions, de folies et d'horreurs »64.
Par contraste, Voltaire trouve que les dogmes de l'islam sont la simplicité
même : il n'y a qu'un seul Dieu, et Muhammad est son prophète. Pour tous
les déistes, la rationalité superficielle de l'islam était attirante : pas de prêtre,
pas de miracle, pas de mystère. A cela s'ajoutaient quelques croyances
erronées, comme celle de la tolérance absolue de l'islam envers les autres
religions.
Gibbon fut grandement influencé par Bougainvilliers, mais aussi par la
Weltanschauung du dix-huitième, avec ses mythes et ses préoccupations, en
résumé, tout ce que nous avons décrit dans ce chapitre. Lorsque Gibbon
60. Jeffery (2), p. 32.
61. Cité dans Holt, p. 302.
62. Bousquet (4), note 2, p. 110.
63. Edwards in EU, p. 715.
64. Edwards in EU, p. 715.
L'AFFAIRE RUSHDIE 45
entreprit son Histoire (le premier volume de Déclin et Chute sorti en 1776),
il y avait, comme Bernard Lewis le fait remarquer, « un vide pour un mythe
oriental. A bien des égards l'islam faisait l'affaire. » Mais qu'arriva-t-il donc
aux Chinois mentionnés plus haut, qui eux aussi fascinaient les Européens ?
Voici comment Lewis résume la situation à la fin de la seconde moitié du
dix-huitième :
L'Europe, semble-t-il, a toujours eu besoin d'un mythe pour comparer
et critiquer sévèrement... Le Siècle des Lumières a connu deux prototypes
d'idéal : le bon sauvage et l'oriental sage et raffiné. Il y eut une certaine compétition
pour le rôle de ce dernier. Pendant un moment le Chinois, élevé
comme modèle de vertu morale par les jésuites et de tolérance laïque par les
philosophes, le joua à la perfection dans le théâtre d'ombre de l'intellectualisme
occidental. Ensuite, le désenchantement s'installa, et s'aggrava avec les
rapports des voyageurs qui rentraient de Chine et dont la perception n'avait
été façonnée ni par le jésuitisme, ni par la philosophie, mais par l'expérience.
Au moment où Gibbon commence à écrire, il y avait un vide pour un mythe
oriental. L'islam, sous de nombreux aspects, faisait l'affaire.
Ce que Bernard Lewis nous dit sur Gibbon s'applique à presque tous
ceux qui écrivirent sur l'islam aux X V I I e et X V I I I e siècles. « Les connaissances
lacunaires de Gibbon et le savoir rudimentaire des universitaires de
son temps gênèrent ses travaux et émoussèrent le regard sceptique qu'il
porte habituellement sur les sources et les sujets de ses enquêtes historiques
(...) Il lui fut difficile de détecter les mythes religieux qui sont enchâssés
dans la littérature biographique traditionnelle et sur lesquels, finalement,
toutes ses sources reposent. Ces défauts de perception et d'analyse sont
excusables chez un historien de cette époque,»66
Toutefois, Gibbon, tout comme Voltaire, décrivit l'islam sous un jour
aussi favorable que possible, avec la volonté d'accentuer sa supériorité sur le
christianisme. En insistant sur la nature humaine de Muhammad, il critiquait
indirectement la doctrine de la divinité du Christ. Son anticléricalisme
le poussa à insister sur la liberté de l'islam, qu'il suppose délivré de
cette engeance maudite, le clergé. Une fois de plus les stéréotypes
réapparaissaient : l'islam était une arme contre le christianisme.
La représentation déiste de l'islam faite par Gibbon, celle d'une religion
rationnelle, libérée des prêtres, avec Muhammad comme législateur sage et
tolérant, allait influencer durablement et profondément le regard des
Européens sur leur religion soeur. Bien entendu, elle allait créer des mythes
qui sont encore acceptés aujourd'hui avec la plus totale candeur, aussi bien
par les clercs que par les laïcs.
Voltaire et Gibbon adhérèrent tous deux au mythe de la tolérance
musulmane, ce qui signifiait pour eux la tolérance des Turcs. Mais la Tur-
65. Lewis (4), p. 95.
66. Lewis (4), p. 95.
46 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
quie du dix-huitième était, elle aussi, loin de connaître cet oecuménisme
utopique. Les juifs étaient traités avec mépris, rappelle le voyageur Carsten
Neibuhr. Un autre ambassadeur britannique nous décrit la situation à
Constantinople en 1758 :
Le Grand Sultan lui-même nous montre qu'il est déterminé à maintenir
ses lois et à les faire exécuter. Celles concernant les vêtements ont été souvent
répétées, et avec une solennité remarquable. Cependant, comme cela
fut le cas au cours des règnes précédents, elles ont été, après quelques semaines,
graduellement transgressées. Ces peuples, dont la passion dominante
est dirigée en ce sens, pensant qu'elles étaient oubliées, reprirent leurs
vieilles habitudes : un juif pendant son sabbat fut la première victime. Le
Grand Sultan qui se promenait incognito le rencontra, et n'ayant pas de
bourreau avec lui, sans l'envoyer (le juif) au vizir, le fit exécuter, et sa gorge
fut tranchée au moment même. Le jour suivant, ce fut le tour d'un Arménien.
(...) Une terreur générale a frappé tout le monde, et embarrassé les
ministres de la Porte, même le drogman ou les interprètes ont peur de circuler
dans les rues, le vizir a ordonné à tous ses gens, bien que protégés par
berrat (certificat officiel), de se conformer aux lois en vigueur.
En 1770, un deuxième ambassadeur à Constantinople rapportait qu'une
loi avait été promulguée selon laquelle n'importe quel Grec, Arménien ou
juif, vu hors de chez lui après la tombée de la nuit, devait être pendu sans
exception. Un troisième ambassadeur décrivait, en 1785, comment toutes
les églises qui avaient été secrètement restaurées par les chrétiens furent
démantelées par l'autorité turque sous la pression des foules de musulmans
en colère.68
La description de Muhammad dans Heroes and Hero Worship (1841) de
Cariyle est souvent considérée comme le premier portrait véritablement
favorable au Prophète qui ait été dressé par un intellectuel occidental. Selon
le professeur Watt, Thomas Cariyle « riait à l'idée qu'un imposteur eût pu
être le fondateur d'une des plus grandes religions au monde » 6 9 . Malheureusement,
le rire ne remplace pas un argument, et les arguments pertinents
sont fort rares dans l'essai de Cariyle. A la place, il nous sert une « rhétorique
faite d'exclamations violentes » 7 0 , et des divagations sur « les mystères de la
nature ». Ses arguments, quand argument il y a, sont fallacieux. Muhammad
ne peut pas avoir été un imposteur ! Et pourquoi pas ? Il est inconcevable
que tant de personnes aient pu être trompées par un simple fdou. Sa
sincérité est attestée par le succès de sa religion ; c'est la preuve par le nombre.
Pour nous impressionner, Cariyle fait donc étalage du nombre total de
musulmans, qu'il estime être de 180 millions, et laisse entendre que
Muhammad n'aurait pas pu convaincre un si grand nombre de personnes
67. Bat Ye'or (2), p. 427.
68. Bat Ye'or (2), p. 429.
69. Watt (2), p. 17.
70. Oxford Companion to Literature, p. 171.
L'AFFAIRE RUSHDIE 47
par une fausse religion. Mais Muhammad n'a convaincu que quelques milliers
de personnes. Les autres n'ont fait que suivre, l'une copiant l'autre.
Pour la plupart, les musulmans suivent aveuglément la religion de leur père,
comme quelque chose qui est pratiquement inné. Il est absurde d'insinuer
que les musulmans ont, dans leur vaste majorité, examiné les arguments
pour ou contre la sincérité de Muhammad.
Evaluer la vérité d'une doctrine par le nombre de fidèles est également
tout à fait ridicule. Le nombre d'adeptes de l'Église de Scientologie s'accroît
tous les ans ; cela veut-il dire que son degré de vérité s'accroît également
d'année en année ? Il y a plus de chrétiens dans le monde que de
musulmans : doit-on en déduire que le christianisme est plus véridique ?
Quand un livre intitulé Cent auteurs contre Einstein fut publié, Einstein fit
cette remarque : « Si j'avais tort, alors un seul aurait suffi ! » Et l'inverse
serait tout aussi juste.
Mais enfin, même en laissant de côté la véracité de ce qu'il a prêché, un
imposteur n'aurait pas eu autant de succès. Cette fois encore, c'est un faux
argument. Comment savons-nous que Muhammad était sincère ? Parce
qu'autrement il n'aurait pas eu autant de succès. Pourquoi a-t-il eu autant
de succès ? Parce qu'il était sincère ! Cette façon de raisonner est tautologique.
On raconte que Ron Hubbard paria avec Arthur C. Clarke qu'il pourrait
fonder une nouvelle religion, et c'est ainsi qu'est née l'Église de Scientologie.
Il est particulièrement difficile de savoir jusqu'à quel point les charlatans
croient en leurs boniments : télé-évangélistes, médiums, gourous, le
révérend Moon, les fondateurs de religions, de cultes et de mouvements —
il y a en chacun d'eux un peu d'Elmer Gantry.
Tout comme ses prédécesseurs, Carlyle n'avait qu'une connaissance
superficielle de l'islam. Nous pouvons dire sans nous avancer que comme
travail universitaire, son essai est totalement dénué de valeur. Toutefois, son
originalité fut d'utiliser l'islam contre le matérialisme et l'utilitarisme de
Bentham.71 Profondément perturbé par l'émergence du machinisme consécutive
à la révolution industrielle, il eut recours au mythe réconfortant de
la sagesse de l'Orient. Comme le Bouvard de Flaubert, Carlyle désirait
ardemment une régénération qui viendrait de l'Orient et qui réveillerait
l'Occident de sa léthargie spirituelle. Carlyle anticipa certaines idées qui
devaient réapparaître durant les X I X e et X X e siècles. Carlyle voyait l'islam
comme une forme abâtardie du christianisme, dépouillée de ses détails
absurdes. Au contraire de Dante et de ses contemporains qui n'avaient vu
dans l'islam qu'une forme d'hérésie chrétienne, Carlyle considérait « la foi
de Muhammad comme une sorte de christianisme... Je dirais d'un genre
meilleur que celui de ces misérables sectes syriennes, avec leurs tintinnabu-
71. Recherche du plus grand bien pour le plus grand nombre.
4 8 POURQUOI J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
lements prétentieux au sujet d'homoiousion et d'homoousion, la tête pleine
de sons discordants, le coeur vide et desséché. » 7 2
Le portrait de Muhammad, selon Cariyle, n'est rien d'autre qu'une
reformulation de l'idée du bon sauvage mais revêtue cette fois d'un froc de
religieux. C'est un homme qui est en contact direct avec les mystères de
l'existence, de la vie et de la nature, qui possède l'intuition mystique de la
nature réelle des choses alors qu'elle nous échappe dans notre Occident civilisé
et sceptique. « Un homme vrai, spontané, passionné et cependant juste !
C'est un primitif, tout à fait inculte ; accomplissant sa vocation dans
l'immensité du désert. C'est la nature même qui parle par la voix de cet
homme. » Ailleurs, Muhammad est décrit comme « un barbare inculte, fils
de la nature, beaucoup du bédouin reste collé à lui »73.
Pour Cariyle, les Arabes sont en général des gens actifs mais aussi des
méditatifs, avec une forte animalité, et ils possèdent cette qualité suprême,
la religiosité. Leur foi est profondément sincère. Ce qui compte le plus, c'est
la sincérité, pas la vérité. Peu importe ce en quoi l'on croit aussi longtemps
que l'on y croit avec une véhémence qui dépasse la simple raison : « Les
pires mensonges de Muhammad sont plus vrais que les vérités (d'un homme
qui n'est pas sincère). » 7 4
Russell et d'autres ont vu dans les idées de Carlyle l'ancêtre intellectuel
du fascisme. Le fascisme de Carlyle est perceptible non seulement dans son
adulation inconditionnelle du chef despotique, mais aussi dans son exaltation
de la violence, de la cruauté, de l'extrémisme, de l'irrationalisme et dans
son mépris pour la raison pure. « Une férocité candide (...) est en lui ; il ne
mâche pas ses mots. » 7 5 II est ahurissant que quelqu'un ait pu prendre au
sérieux les balivernes de Carlyle. Il est également affligeant que les musulmans
aient colporté ces absurdités dans un opuscule de propagande, comme
une sorte de sceau d'approbation, pour montrer qu'un Européen prenait
leur prophète au sérieux. Mais c'est aussi surprenant, car une lecture attentive
du chapitre présente Muhammad sous un jour peu flatteur : il n'est pas
toujours sincère, ses principes moraux ne sont pas des plus élevés, il n'est en
aucun cas le plus authentique des prophètes, et ainsi de suite. Par dessus
tout, ce chapitre contient cette fameuse insulte contre le Coran : c'est « un
fatras ennuyeux et confus, grossier, indigeste, des répétitions sans fin, du
verbiage, des enchevêtrements, très indigeste. En résumé : des âneries
insoutenables ! Rien, sauf le devoir, ne pousserait un Européen à lire le
Coran. »76 Et nous à lire Carlyle !
La publication de ce chapitre dans un opuscule de propagande a fait que
les musulmans ont été sciemment ou inconsciemment protégés contre le
72. Carlyle, p. 297.
73. Carlyle, pp. 288-301.
74. Carlyle, p. 307.
75. Carlyle, p. 306.
76. Carlyle, p. 299.
L'AFFAIRE RUSHDIE
chapitre suivant de Hero as Poet, dans lequel Cariyle retire tout ce qu'il a
jamais écrit de positif sur Muhammad. Tout d'abord, l'historien nous dit
qu'il faudrait être d'un niveau mental passablement primitif pour croire aux
prophètes. Deuxièmement, Muhammad « s'adresse aux foules, dans un
patois vulgaire qui leur est adapté ; un dialecte rempli d'incohérences, de
grossièretés, de sottises : il n'a d'emprise que sur les grandes foules, et seulement
par un étrange mélange de bien et de mal. » 7 7 Troisièmement,
l'impact de Muhammad s'estompe :
Cette perception de Muhammad, de sa nature de prophète suprême,
était intrinsèquement une erreur : elle nous est parvenue inextricablement
confuse ; elle traîne avec elle un tel écheveau de fables, d'impuretés,
d'intolérances, que je (Cariyle) m'interroge sur l'opportunité de dire, ici et
maintenant, comme je l'avais fait, que Muhammad était un véritable orateur
et non un charlatan ambitieux, pervers et simulateur. Non pas un orateur,
mais un bavard. Même en Arabie, comme je le suppose, Muhammad se
serait épuisé et serait passé de mode. Hélas, pauvre Muhammad, tout ce
dont il était conscient, n'était simplement qu'erreur, futilité et banalité.78
Ultime blasphème :
Son Coran est devenu un recueil d'absurdités prolixe ; nous ne croyons
pas, comme lui, que Dieu ait écrit cela ! 7 9
La plupart des apologistes européens des XVIIe et XVIIIe siècles
n'avaient qu'une connaissance limitée des documents arabes. La plupart
d'entre eux ne maîtrisaient leur sujet que d'une manière superficielle. Ils utilisaient
l'islam comme une arme contre l'intolérance, la cruauté, le dogmatisme
et le clergé chrétien.
La plupart des apologistes européens des XIXe et X X e siècles avaient au
contraire une connaissance beaucoup plus étendue de l'islam. C'étaient des
chrétiens fervents, des prêtres et des missionnaires qui avaient compris que
pour être cohérents, ils devaient accorder à l'islam une certaine dose d'égalité
religieuse et concéder à Muhammad une certaine clairvoyance spirituelle.
Ils réalisèrent que l'islam était une religion soeur, lourdement
influencée par l'idéologie judéo-chrétienne et que le christianisme et l'islam
tiendraient ou tomberaient ensemble. Ils savaient que s'ils commençaient à
critiquer les dogmes et les absurdités de l'islam, leur propre Eglise, ellemême
tout aussi grotesque, commencerait à se fissurer et qu'elle finirait par
s'écrouler autour d'eux. Ils sentirent que certaines évolutions économiques,
philosophiques et sociales de l'Occident (l'essor du rationalisme, la révolution
industrielle, la révolution bolchevique, l'avènement du communisme et
du matérialisme) représentaient un danger commun. Sir Hamilton Gibb
77. Carlyle, p. 332.
78. Carlyle, p. 343.
79. Carlyle, p. 344.
50 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
écrivit sur l'islam comme un chrétien « engagé dans une entreprise spirituelle
commune » 8 0 . Défions-nous du scepticisme, « le christianisme et
l'islam souffrent avec patience sous la pression du monde, et des attaques
des athées, des scientifiques et de leurs pareils », se lamente Norman
Daniel.8 1
Ainsi s'explique la complaisance des érudits chrétiens qui souhaitent
avant tout ménager la susceptibilité de leurs confrères et amis musulmans.
Un écrivain présentera ouvertement ses excuses avant de dire quelque chose
qui risque de paraître offensant. Il pourra encore utiliser divers artifices pour
ne pas donner l'impression de prendre parti, ou bien il s'abstiendra de porter
un jugement catégorique sur un problème. Dans la préface de sa biographie
de Muhammad, le professeur Watt donne un exemple de cette manière de
faire : « Pour éviter de trancher si le Coran est ou n'est pas la parole de
Dieu, je me suis abstenu d'utiliser les expressions Dieu dit et Muhammad dit
quand je me référais au Coran, et j'ai tout simplement écrit : le Coran
dit. » 8 2 Bernard Lewis a remarqué que de telles précautions tendent à rendre
les propos des orientalistes modernes « circonspects et peu sincères ». Voilà
un bel euphémisme ! Mais encore plus choquante est la façon dont le travail
de grands islamologues a été corrigé pour ne pas offenser la sensibilité des
musulmans, « sans changer » le sens du texte, nous assure-t-on ! La remarque
de Richard Robinson : « La religion est gravement infectée par la malhonnêteté
intellectuelle », est fort pertinente.
Le professeur Watt est un chrétien fervent qui ne croit pas que le Coran
soit la parole de Dieu. Il fut curé de Saint Mary Boitons à Londres et de
Old Saint Paul's à Edimbourg. De l'avis de tous, il est le plus grand et le
plus influent des spécialistes de l'islam en Angleterre, et peut-être même en
Occident. Le révérend Watt et Hamilton Gibb considèrent que le scepticisme,
l'athéisme et le communisme sont les ennemis communs de toutes
les vraies religions. Tout comme Cariyle, ils espèrent que l'Orient leur
apportera un renouveau de spiritualité. Relisons Watt : « L'islam, ou peutêtre
serait-il plus juste de dire l'Orient, a eu tendance à suraccentuer la souveraineté
divine, alors que l'Occident a attribué trop d'influence à la volonté
de l'homme, particulièrement dans une période récente. Les deux se sont
écartés du vrai chemin, quoiqu'en prenant des routes différentes. L'Occident
a probablement quelque chose à retenir de cette conception de la vérité
qui a été si clairement perçue par l'Orient. » 8 3 (Voyez comme l'Orient a toujours
le dernier mot ! L'Orient n'aurait-il donc rien à apprendre de
l'Occident ?)
Dans son article Religion and Anti-Religion, le Professeur Watt peut
tout juste dissimuler son mépris pour la laïcité. Il note avec satisfaction que
80. Daniel, p. 306.
81. Daniel, p. 307.
82. Watt (4), p. X, Intro.
83. Watt (1), p. 2.
L'AFFAIRE RUSHDIE 51
« la vague de sécularisme et de matérialisme régresse. Tous les Arabes censés
sont conscients de la gravité des problèmes actuels, et ressentent le
besoin d'une religion qui permettrait de les résoudre, pour éviter qu'ils
n'empiètent sur leur vie privée. » 8 4 Watt poursuit en commentant les travaux
de Manfred Halpern, qui
parle des Frères Musulmans en Egypte, en Syrie et ailleurs, en même temps
que des mouvements comme Fida'iyan-i-Islam en Perse et Khaksars et
Jama'at-i-Islam au Pakistan, comme du totalitarisme néo-islamique, et
(qui) montre leurs ressemblances avec le fascisme, y compris le National
Socialisme d'Adolf Hitler. D'un point de vue purement politique, ceci pourrait
être justifié, et il est certain qu'il existe des ressemblances. Toutefois,
dans une perspective plus large, cette caractérisation est trompeuse. Il est
vrai que ces mouvements se concentrent sur la mobilisation des passions et
de la violence pour accroître le pouvoir de leurs leaders charismatiques et la
solidarité du mouvement (...) et qu'ils se font les champions des valeurs et
des sentiments d'un passé héroïque, tout en réprimant toute analyse critique
de leurs origines passées ou de leurs problèmes actuels. Cependant, leurs
inepties et même leurs échecs ne l'emportent pas sur l'aspect positif qui est
la marque d'une résurgence de la religion. (...) Les mouvements de masse
néo-islamiques, loin d'être l'équivalent du nazisme ou du fascisme, seront
probablement une barrière importante contre un tel développement.
L'euphémisme utilisé par Watt pour décrire le fascisme est
merveilleux : ce n'est qu'une ineptie ! Non seulement il nous demande de
fermer les yeux sur ce fascisme, mais en plus il veut qu'on l'admire pour son
aspect positif qui marque la résurgence de la religion. Rendez-vous compte
que Watt soutient ceux qu'Amir Taheri appelle les Terroristes Saints ! On
ne doit pas oublier que les Frères Musulmans est une organisation dont le
fondateur ne faisait pas secret de son admiration pour Hitler et Mussolini.
Après la fin de la Seconde guerre mondiale, les Frères Musulmans lancèrent
une série d'attaques contre des cibles civiles : cinémas, hôtels et restaurants
furent plastiqués ou incendiés, des femmes dont la tenue vestimentaire
n'était pas correcte furent attaquées au couteau. Ce mouvement a commis
des dizaines de meurtres et on nous demande de fermer les yeux, au nom
d'une résurgence de la religion !
Watt avoue encore d'autres travers aussi inquiétants, comme par exemple
une défiance à l'égard de l'intelligence et le refus de reconnaître l'importance
de l'objectivité historique et de la vérité : « Cette insistance sur
l'historicité a pour corollaire un manque d'égard pour les symboles et il se
peut que l'ultime vérité symbolique soit plus importante que la vérité
historique. » 8 3 Dans Introduction to the Quran, Watt semble avoir une conception
très restreinte de la notion de vérité : la vérité objective est entièrement
occultée au profit d'une subjectivité totale.
84. Watt (7), pp. 625-627.
85. Watt (10), p. 116.
52 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
L'idéologie des juifs, des chrétiens, des musulmans, des bouddhistes et
de bien d'autres religions n'est vraie que dans la mesure où elle permet à
l'homme d'avoir une expérience plus ou moins satisfaisante de la vie. Aussi
loin que l'observation peut le dire, aucun des grands systèmes théologiques
n'est, de façon marquée, inférieur ou supérieur aux autres. Chacun est par
conséquent vrai. Dans cette optique, le Coran lui aussi est vrai. Le fait que
la conception coranique de l'unité de Dieu paraisse contredire celle des religions
chrétiennes, n'implique pas que les deux systèmes soient faux, ni
même que l'une ou l'autre des conceptions soit fausse.
Chaque conception est vraie parce qu'elle est une partie d'un système qui
est vrai. Dans la mesure où une partie du système semble en contradiction
avec l'enseignement reconnu des sciences ou de l'Histoire, pour autant qu'il
soit objectif, cette contradiction soulève des problèmes pour ceux qui adhèrent
au système mais ne prouve pas que le système, considéré dans son
ensemble, soit inférieur aux autres systèmes. C'est-à-dire : que le Coran
affirme que les juifs n'ont pas tué Jésus ne prouve pas que le système coranique
dans son ensemble soit inférieur au système chrétien, même dans
l'hypothèse où la crucifixion est un fait objectif.86
Dans cet époustouflant passage de malhonnêteté intellectuelle, Watt se
livre à toutes sortes de contorsions mentales pour plaire à tout le monde et
pour n'offenser personne. Abstraction faite des formules ésotériques qu'il
emploie, telles que l'expérience de la vie comme un tout, conception, système
coranique, nous comprenons maintenant pourquoi les islamologues anglais
ont formulé si peu de critiques contre l'islam. « L'érudit qui n'est pas musulman,
continue Watt, n'est pas concerné par un quelconque problème de
vérité absolue, puisqu'elle ne peut pas, ainsi qu'on l'a suggéré, être atteinte
par l'homme. Il suppose la vérité (je souligne), dans le sens relatif qui vient
juste d'être expliqué, à partir de l'idéologie du Coran. » Dans de telles conditions,
un système de croyances sera à l'abri de toute critique, aussi longtemps
qu'il satisfera aux besoins spirituels d'un individu.
L'attitude que nous venons d'illustrer par l'exemple de Watt fut brillamment
exposée et attaquée par Julien Benda dans son ouvrage La Trahison
des Clercs :
Ce n'est pas seulement la morale universelle que les clercs modernes ont
livrée au mépris des hommes, c'est aussi la vérité universelle. Ici les clercs se
sont montrés vraiment géniaux dans leur application à servir les passions laïques.
Il est évident que la vérité est un grand empêchement pour ceux qui
entendent se poser dans le distinct : elle les condamne, dès l'instant qu'ils
l'adoptent, à se sentir dans un universel. Quelle joie pour eux d'apprendre
que cet universel n'est qu'un fantôme, qu'il n'existe que des vérités
particulières, dès vérités lorraines, des vérités provençales, des vérités bretonnes,
dont l'accord, ménagé par les siècles, constitue ce qui est bienfaisant,
respectable, vrai en France. 87
86. Watt (2), p. 183.
87. Benda, pp. 76-77.
L'AFFAIRE RUSHDIE 53
Watt aurait ajouté : une vérité musulmane, une vérité chrétienne, et
ainsi de suite ; ou bien comme il le dit dans son livre Islamic Revelation,
« chaque grande religion n'est valable que dans une certaine aire culturelle,
et pas au-delà ».
Tout comme Russell qui démontrait dans son article Ancestry of Fascism
que l'abandon de l'idée de vérité objective conduit au fascisme, Benda
essayait de combattre la montée des nationalismes dans les années vingt.
Pour Hider, il était absurde de dire que la science était à la recherche d'une
vérité objective. Hitler n'acceptait ou ne rejetait une doctrine que sur son
utilité politique.
La poussée des nationalismes depuis 1848 est une forme de culte de la
déraison. Le principe d'une vérité universelle a été abandonné : il y a la
vérité anglaise, la vérité française, la vérité allemande. La rationalité, au sens
d'une recherche d'un standard universel de la vérité, est d'une importance
suprême pour le bien-être de l'humanité, non seulement aux époques où elle
fut prédominante, mais encore et plus même, dans ces périodes moins heureuses
où elle a été méprisée et rejetée comme le rêve vain des hommes qui
manquent de virilité pour tuer là où ils ne peuvent pas être d'accord.88
Karl Popper attaque lui aussi le relativisme intellectuel et moral, qu'il
croit être le mal de notre temps, et ses commentaires sont tout à fait pertinents
dans ce contexte. On a même l'impression que Popper répond directement
à Watt. Popper commence par étudier un argument fallacieux qui
est souvent utilisé pour défendre le relativisme à la Watt. Citant
Xénophane, Popper reconnaît que nous avons tendance à voir nos dieux et
notre monde selon notre propre point de vue : nous avons tendance à être
subjectifs. Toutefois, ce serait aller trop loin que de conclure que nos propres
antécédents historiques et culturels sont une barrière insurmontable à
l'objectivité.
Nous pouvons graduellement nous débarrasser de ce parti pris (ou de
cette subjectivité), en adoptant un esprit critique et plus spécialement en
écoutant les critiques (...) Deuxièmement, c'est un fait avéré que des personnes
ayant des origines culturelles les plus opposées peuvent mener à bien
une discussion des plus fécondes lorsqu'elles sont décidées à rechercher la
vérité et à s'écouter mutuellement. (Il est aussi important de ne pas voir)
cette recherche de l'objectivité, comme une démarche vers le relativisme. Si
deux parties ne sont pas d'accord, cela peut vouloir dire que l'une a tort, ou que ce
soit l'autre, ou que ce soit les deux : cela c'est le point de vue des objectivistes.
Cela ne signifie pas, comme les relativistes le diront, que les deux peuvent également
avoir raison. Ils peuvent avoir également tort, sans aucun doute, bien
que ce ne soit pas nécessaire, mais quiconque dit qu'avoir tort de façon égale
veut dire avoir raison de façon égale, joue tout simplement avec les mots, ou avec
les métaphores.
C'est un grand progrès que d'apprendre à être autocritique, que de pen-
88. Russell (5), p. 107.
54 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
ser que l'autre puisse avoir raison, qu'il ait même plus raison que nous. Mais
il y a un grand danger en cela : nous pouvons être tentés de croire que nous
avons tous deux raison. Cette attitude, qui peut nous sembler pleine de
modestie, n'est jamais ni modeste ni autocritique, comme nous pouvons être
enclins à le croire ; car il est probable que nous ayons, tous les deux... tort. Ainsi
l'autocritique ne devrait pas être une excuse, ni pour la paresse ni pour
l'adoption du relativisme.89
Sentimentalité et paresse mises à part, un point de vue comme celui
qu'adopte Watt a des conséquences logiques que Watt lui-même n'accepterait
pas. Si les croyances religieuses sont aussi dissemblables les unes des
autres, alors c'est de la pure arrogance que de parler de religions supérieures
ou inférieures. Comme je le demanderai plus loin, pourquoi le monothéisme
devrait-il être considéré comme une croyance plus élevée que le
polythéisme ; pourquoi ne pas accorder une respectabilité intellectuelle
égale à l'Eglise de Scientologie, aux Bahaïs, au culte du révérend Jones, aux
moonistes ou à chacune des sectes dont parle le Professeur Evans dans Cults
of Unreason ? Watt ne peut légitimement pas employer les termes inférieur
et supérieur ni même, en l'occurrence, vrai.
Du reste, il y a une extraordinaire condescendance implicite dans une
telle attitude. Watt traite les musulmans et les chrétiens d'enfants débiles
dont les croyances au Père Noël et à la Petite Souris ne doivent pas être
remises en question, puisqu'elles ne font pas de mal et qu'elles leur apportent
même du réconfort. « Ce n'est pas par des illusions, aussi élevées
soient-elles, que l'humanité peut prospérer, mais seulement par une quête
constante de la vérité », écrivait Russell.
Maintes et maintes fois Watt nous dit que ce qui est important, c'est la
vérité symbolique, et non pas la vérité historique. Mais ceci est explicitement
nié par les musulmans et les chrétiens eux-mêmes. J. L. Thompson a montré
que « beaucoup de spécialistes de l'Ancien Testament ont été tentés de croire
que non seulement l'histoire est au coeur du message d'Israël, mais que la
reconnaissance historique des plus anciennes traditions juives, en particulier
celles qui concernent les patriarches, est essentielle à la foi chrétienne, et
même que la foi en la résurrection dépend directement de la réalité historique
des promesses faites aux patriarches ». Roland de Vaux a plusieurs fois
réaffirmé qu'il est de la plus haute importance d'établir scientifiquement les
fondations historiques des traditions bibliques, « car si la foi historique
d'Israël n'est pas fondée sur l'histoire, alors elle est erronée et par conséquent,
notre propre foi l'est aussi ». De Vaux soutient que pour que la foi survive,
la concordance entre l'histoire religieuse et l'histoire objective doit être avérée.
Il fait valoir que « récuser l'historicité des récits bibliques reviendrait à
s'interroger, en fin de compte, sur les fondements de la foi elle-même »90.
89. Popper (1), vol. II, pp. 369-388.
90. Thompson, pp. 326-327.
I . ' A K I - A I R E R U S H D IE S5
Norman Daniel nous offre un autre exemple de duplicité :
Il est capital que les chrétiens voient Muhammad comme un homme
saint, c'est-à-dire le voir comme les musulmans le voient. S'ils ne le font pas,
ils doivent abandonner tout espoir de comprendre l'islam. Cela ne veut pas
dire qu'ils doivent affirmer que Muhammad était saint, ou peut-être même
penser qu'il l'était. Il est tout à fait possible de ne pas croire que Dieu ait
parlé à Muhammad ainsi que les musulmans le prétendent. Il faut plutôt
juger la situation qui en résulte comme si elle était vraie. Si les gens la croient
vraie, cela ne la rendra pas vraie, mais leurs actions seront les mêmes que ce
qu'elles auraient été, si elle avait été vraie. Si un tel emprunt mental et spirituel
n'a pas lieu, aucun progrès n'est possible.91
Comme Maxime Rodinson le remarqua avec tant de justesse, la compréhension
a fait place à l'apologie. Norman Daniel semble lui aussi incapable
de saisir la notion de vérité objective. Daniel et Watt, et en France des érudits
comme Louis Massignon, ont tous insisté sur la lutte spirituelle commune
dans laquelle toutes les croyances monothéistes sont engagées. Même
le Concile OEcuménique Vatican II reconnaît que l'islam a donné à l'humanité
des vérités importantes sur Dieu, Jésus et les Prophètes.
Au regard des arguments que nous venons de développer, il n'est plus
du tout surprenant que des leaders religieux chrétiens et Israélites aient joint
leurs mains et serré les rangs pour condamner Rushdie, sans daigner émettre
le moindre murmure de réprobation contre un appel au meurtre si peu
chrétien. L'Osservatore Romano, le porte-parole officiel du Vatican, critiqua
Rushdie encore plus ouvertement que ne le fit l'ayatollah. Le cardinal John
O'Connor de New York exhorta les catholiques à ne pas lire ce livre, cependant
que le cardinal Albert Decourtray de Lyon qualifiait Les Versets Sataniques
d'insulte à la religion. Au même moment, en Israël, le principal
rabbin ashkénaze, Avraham Shapria, voulait bannir le livre : « Tel jour,
disait-il, cette religion est attaquée, et le jour suivant ce sera cette autre. » 9 2
Plus récemment, mais toujours de la même veine, Monseigneur Carey,
l'archevêque de Cantorbéry, exprima sa sympathie aux musulmans blessés
dans leur foi, car le livre de Rushdie « contenait une insulte outrageante
pour le Prophète ».
Que pense Monseigneur Carey de l'insulte outrageante faite au Christ
dans le Coran ? Le Coran récuse explicitement la crucifixion et, d'ailleurs,
Rice signale qu'« il n'y a pas un seul fait fondamental qui concerne la vie, la
personne et les actes du Seigneur Jésus-Christ qui n'ait pas été démenti,
perverti, travesti, ou tout simplement ignoré par la théologie
mahométane ». Le Muslim World fait remarquer que « l'islam, dans un
91. Daniel, p. 305.
92. Pipes, p. 165.
93. Cité dans MW, vol. 1, n° 2, avril 1911.
5 6 POURQUOI J E NE S U I S P A S M U S U L M A N
94. Idem.
95. Pipes, p. 165.
96. Russell (1), p. 58.
sens, est la seule religion antichrétienne »94. Est-ce que Monseigneur Carey
renoncera à la jouissance cléricale que lui procure la fustigation des athées
et émergera de ses limbes dogmatiques quand les musulmans commenceront
à lacérer les tableaux de la National Gallery qui représentent la
crucifixion ? Après tout, chaque crucifixion, quelle que soit sa forme, est
une insulte pour les musulmans et une réfutation de la véracité du Coran
qui demeure, pour tout musulman, la parole même de Dieu.
Comme on peut le lire dans The Economist, « les rabbins, les prêtres et
les mullahs s'unissent, semble-t-il, pour empêcher la liberté d'expression,
de peur que chaque membre de leur troupeau ne soit offensé (...) L'affaire
Rushdie ne montre pas seulement que certains musulmans ne comprennent
pas les vertus de la liberté d'expression, elle montre aussi qu'en Occident,
les clercs ne les comprennent pas non plus. »95
L'aide inattendue fournie par les prêtres et les rabbins fut reçue avec
reconnaissance par l'Iran : « (Ils) ont compris les conditions et les objectifs
des efforts colonialistes qui nient les valeurs divines et qui insultent les
divins prophètes. » Les musulmans n'eurent pas à attendre longtemps pour
rembourser leur dette envers les chrétiens : à Istanbul, on put voir le spectacle
extraordinaire de musulmans joignant leurs mains avec des chrétiens
pour protester contre la diffusion de La Dernière Tentation du Christ (Scorsese).
En Occident, dans les années 1920, les intellectuels de gauche commençaient
à se sentir mal à l'aise vis-à-vis du colonialisme et de l'impérialisme
européen. Or, selon Russell, « une forme plutôt curieuse de cette
admiration pour les groupes auxquels on n'appartient pas est la croyance
dans la vertu supérieure des opprimés : les nations assujetties »96. Toute
critique de l'islam ou des pays islamiques était donc perçue comme une attaque
raciste, ou pire, une conspiration sioniste. Tenter d'étudier l'influence
de la loi romaine sur la loi islamique était alors, pour citer Patricia Crone,
considéré comme ethnocentrique et blessant pour l'islam, et bien que les
influences gréco-romaines soient vraisemblablement moins blessantes que
ne le sont les juives, c'est seulement dans le domaine de l'art islamique, des
sciences et de la philosophie, que le classique Fortleben est de nos jours discuté
sans circonlocution ni excuse (les trois domaines sont bien sûr considérablement
plus marginaux à l'autodéfinition du musulman que la
théologie et le droit). Comme l'orientaliste démodé a fait place à l'historien
moderne, à l'arabisant ou au sociologue, tous trois dotés d'une conscience
post-coloniale attendrie et occasionnellement d'intérêts plus substantiels
dans le maintien du bon vouloir musulman, la capacité et le penchant à voir
le vierden und wesen du monde islamique du point de vue du croissant fertile
ont été perdus et la civilisation islamique en est venue au point d'être enseiL'AFFAIRE
RUSHDIE 57
gnée et étudiée avec presque de l'indifférence pour le Proche-Orient dans
lequel elle naquit.97
Au milieu des années soixante et dans les premières années de la
décennie suivante, les musulmans ne représentaient qu'une minorité en
Europe occidentale. Dans l'intérêt du multiculturalisme, on nous enseigna
que chaque civilisation était son propre miracle. Dans les écoles et les universités,
la mode était aux ateliers de travail multiculturels et la seule pensée
d'une critique était anathème. Le relativisme culturel, le multiculturalisme
et leurs conséquences désastreuses sont quelque chose dont je parlerai plus
en détail au chapitre X V I I . Ici, il suffit de dire que dans un tel climat, la
critique signifiait racisme, néo-colonialisme et fascisme.
Les retombées de l'affaire Rushdie offrent de remarquables similitudes
avec la période des années vingt à cinquante quand les intellectuels de gauche
répugnaient à critiquer aussi bien la théorie que la pratique du communisme.
Il y avait, pour reprendre les termes de Russell, « une conspiration
de la dissimulation » 9 8 . On peut comparer l'hostilité de la gauche en 1920
contre le livre courageux de Russell qui critiquait la Russie soviétique et le
communisme en général, avec la réception similaire que firent les intellectuels
et les islamophiles Amongt The Believers de V. S. Naipaul, parce qu'il
osait critiquer la révolution iranienne, et de manière plus subtile, l'islam luimême.
George Orwell, Arthur Koestler et Robert Conquest ont tous dénoncé
les mensonges que les intellectuels de gauche avaient avalés au sujet de
Lénine, de Staline et du communisme, pour ne pas faire le jeu des forces
réactionnaires. La vérité était alors moins importante que, pour reprendre
une expression moderne, la nécessité d'être politiquement correct. Dans un
tel climat, les discussions et les critiques devenaient tabous : « toute parole
critique était considérée par les adorateurs comme un blasphème et un
crime. » 9 9 II y avait, comme disait Koestler, une reddition inconditionnelle
des facultés critiques.100
Sans pousser l'analogie trop loin, on pourrait encore comparer l'attitude
de Sartre envers les camps de travail de Staline, à celle de Foucault vis-à-vis
des atrocités de Khomeyni. Sartre101 pensait que les preuves des camps de
travail devaient être occultées pour ne pas démoraliser le prolétariat français.
Foucault, écrivant en octobre 1978, s'enthousiasmait pour les événements
d'Iran « qui rappelaient quelque chose que l'Occident avait oublié
depuis la Renaissance et les grandes crises de la chrétienté, c'est-à-dire la
97. Crone (3), pp. 6-7.
98. Russell (4), p. 165.
99. Koestler, p. 125.
100. Koestler, p. 127.
101. Conquest, pp. 678-679.
58 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
possibilité d'une spiritualité politique » 1 0 2 . Une Iranienne lui écrivit pour lui
reprocher son admiration béate pour l'islam :
Après 25 ans de silence et d'oppression les Iraniens n'ont-ils le choix
qu'entre la Savak (la police politique du Shah) et le fanatisme religieux ?
Spiritualité ? Un retour aux sources populaires de l'islam ? L'Arabie Saoudite
se repaît à la même source. Les têtes des amants et les mains des voleurs
tombent. Pour la gauche en Occident (...) l'islam est désirable, mais
ailleurs ? Beaucoup d'Iraniens sont comme moi confus et désespérés à la
perspective d'un gouvernement islamique. (Ces Iraniens) savent de quoi ils
parlent. Dans les pays voisins de l'Iran, l'islam dissimule une oppression
féodale ou pseudo-révolutionnaire. Souvent, dans des pays comme la Tunisie,
le Pakistan et l'Indonésie, et dans mon propre pays, l'islam, malheureusement,
est le seul moyen d'expression pour un peuple muselé. La gauche
libérale en Occident devrait réaliser quel poids mort la loi islamique peutêtre
pour une société désireuse de changer, et elle ne devrait pas être séduite
par un remède qui est pire que le mal.
Foucault écrivit une réponse incompréhensible, incompréhensible dans
la mesure où cette réponse ne répondait à aucune des charges portées contre
l'islam romanesque de la gauche. Plus tard, après que Khomeyni se fut
emparé du pouvoir, et que d'autres têtes furent tombées (par milliers), Foucault
n'exprima pas le moindre regret, ni la moindre excuse et refusa de critiquer
la politique spirituelle de Khomeyni.
Il n'est pas inutile de donner des exemples de cette haine de l'Occident
qui revient si souvent dans les écrits des compagnons de route du communisme
et de l'islam auxquels M. Foucault appartient : « quelque chose que
l'Occident avait oublié », et le vieux mythe de la spiritualité orientale, de la
spiritualité politique. Bien sûr, la haine de soi affichée par les intellectuels
occidentaux mérite à elle seule un chapitre entier. Leur auto-humiliation
est véritablement surprenante. Ils critiquent l'Occident et ses valeurs, dans
des termes qui, se fussent-ils adressés à l'islam, auraient été dénoncés, réprimés
ou condamnés comme impérialistes, racistes, et colonialistes.
Pendant tout ce temps, ces mêmes intellectuels étaient grassement rétribués
par les universités occidentales.
Il conviendrait de terminer ce chapitre avec le cas de Roger Garaudy. A
une époque, le camarade Garaudy fut le philosophe officiel, un apparatchik,
du bureau politique du Parti Communiste français. Un critique anglais l'a
décrit comme « auparavant grand inquisiteur et maintenant dispensateur de
l'extrême onction, coup sur coup champion de Staline puis défenseur de la
religion de Khrouchtchev » 1 0 3 . Après avoir été exclu du Parti Communiste
pour sédition, ce stalinien typique adopta diverses causes, flirta tout d'abord
avec l'humanisme marxiste puis finit par se convertir à l'islam. Après tout,
102. Eribon, pp. 305-306.
103. Macey, p. 110.
L'AFFAIRE RUSHDIE 59
il n'est pas si grand le pas à franchir pour passer d'une forme de totalitarisme
à l'autre. On espère cependant pour lui qu'il n'est pas attiré par le révérend
Moon et qu'il restera là où il est, car dans l'islam, la sentence pour l'apostasie...
c'est la mort.
Etant donné leur manque d'esprit critique, il n'est guère surprenant que
les arabisants soient accusés « par les réformateurs musulmans et les partisans
de la laïcité de supporter et d'encourager les forces conservatrices et
intégristes dans leur résistance au changement ». Le professeur Lewis continue
ainsi : «J'ai souvent entendu de telles accusations, exprimées avec
colère par des étrangers et avec angoisse par des amis, et je dois admettre
qu'elles ne sont pas totalement injustifiées, puisque certains intégristes partagent
la même opinion. » Ayant concédé autant que cela, Lewis retire tout
en affirmant que : « La convergence d'opinion entre arabisants et intégristes
musulmans n'est qu'apparente, non pas réelle, et les accusations de complicité
entre réactionnaires, que portent les réformateurs proviennent d'un
manque de discernement entre les déclarations descriptives et
prescriptives. » 1 0 4
Mais il est parfaitement clair, pour les raisons que je viens d'exposer, que
des spécialistes comme Watt, Daniel ou Esposito sont plus des apologistes
que des historiens objectifs. Watt rejette expressément la possibilité d'une
objectivité. Norman Stillman commente les explications de Watt pour
l'assassinat d'environ 600 à 900 juifs de Qyrayza par les musulmans sous
Muhammad « comme un plaidoyer vigoureux et apologétique en faveur de
Muhammad tel qu'on l'attendrait de n'importe quel musulman fervent » 1 0 5 .
Watt dépasse clairement le descriptif quand il décrit sur un ton triomphant
la rencontre d'Al-Ghazali avec la philosophie grecque, une confrontation
« de laquelle la théologie islamique sortit victorieuse et enrichie » 1 0 6 . On
voit clairement à qui Watt prête allégeance. Le professeur Lewis lui-même
dépasse le domaine du descriptif pour le normatif quand il conseille un
remède chrétien aux problèmes du Moyen-Orient contemporain, c'est-àdire
la séparation de l'église et du pouvoir.107
Un autre phénomène récent explique le manque d'attitude critique des
islamologues envers l'islam. En Angleterre, un universitaire a été démis de
son poste d'enseignant sous la pression des sponsors saoudiens, qui n'appréciaient
pas la façon dont il enseignait l'islam.108
Un ami algérien, cultivé, musulman sans être particulièrement religieux,
passant en revue les livres de ma bibliothèque, remarqua le Why I Am not a
Christian de Russell. Il s'en saisit avec une satisfaction évidente. Comme je
l'appris plus tard, il considérait apparemment cet ouvrage comme un grand
104. Lewis, (4), p. 194, note 1.
105. Stillman, p. 16.
106. Watt (8), p. 15.
107. Lewis, (4), p. 186.
108. Easterman, pp. 92-93.
60 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
coup porté contre le christianisme. A aucun moment il ne se douta que
l'argumentation de Russell s'appliquait, mutatis mutandis, à l'islam. Je me
suis souvent demandé s'il serait sorti de sa tour d'ivoire, si j'avais remplacé
tous les mots Dieu que j'aurais rencontrés par le mot « Allah ». Par exemple,
mon ami aurait-il été plus choqué par ce passage de Nietzsche dans lequel
j'ai substitué chaque occurrence de Dieu par Allah (qui est d'ailleurs la traduction
du mot Dieu en arabe) ? « Le concept d'Allah était jusqu'à présent
la plus grande entrave à l'existence. Nous renions Allah, nous nions toute
responsabilité envers Allah. » Et que dire du « Dieu est mort » de
Nietzsche ? « Allah est mort ! » Ce qui précède n'est qu'une fantaisie ridicule
pour mieux faire sentir aux musulmans, par tous les moyens dont je
dispose, le fait qu'ils ne peuvent rester à l'écart des développements intellectuels,
scientifiques et sociaux de l'Occident. Les musulmans ne peuvent
pas ignorer éternellement les implications philosophiques de la pensée de
Nietzsche, Freud, Marx, Feuerbach, Hennell, Strauss, Bauer, Wrede, de
Wells et de Renan. Les écrits de Hume sur les miracles gardent toute leur
pertinence dans un contexte islamique, et même si les miracles de Jésus sont
attestés par les musulmans. Que dire de l'essor de la méthode critique en
Allemagne au X I X e siècle et de ses applications dans l'étude de la Bible et
de la religion en général ? Le Coran fait référence à divers personnages de
l'Ancien et du Nouveau Testament : Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob,
Moïse, David, Jonas, Noé et Jésus pour n'en citer que quelques-uns. Quand
les chercheurs de la Bible disent que Jonas n'a jamais existé ou que Moïse
n'est pas l'auteur du Pentateuque, alors, implicitement, la véracité du Coran
est remise en question.
Le Coran peut-il résister à l'attaque de la pensée scientifique
occidentale ? Que dire de la théorie de l'évolution des espèces de Darwin
qui porta un coup si rude au récit biblique de la création ? La Bible et le
Coran parlent tous deux d'Adam et Eve. Beaucoup de chrétiens ont réajusté
leurs croyances en conséquence, ne prenant pas leur existence au pied de la
lettre, mais les musulmans ont encore à faire le premier pas.
CHAPITRE II
LES ORIGINES DE L'ISLAM
Les plus importantes étapes de l'histoire de l'islam furent caractérisées
par l'assimilation d'influences étrangères (...) Muhammad,
son fondateur, ne proclamait pas d'idée nouvelle. Il n'enrichissait
pas les conceptions antérieures sur les relations entre l'homme et le
transcendants] ou l'infini. (...) Le message du prophète arabe fut
une composition éclectique d'idées religieuses et de règles. Ces idées
lui furent inspirées par des contacts avec des juifs, des chrétiens, et
d'autres encore qui l'avaient profondément impressionné.1
Ignaz GOLUZIHER
La nature éclectique et hétérogène de l'islam est connue depuis longtemps.
Muhammad n'était pas un penseur original. Il n'a pas découvert de
nouvelles règles d'éthique ; il s'est simplement contenté de puiser dans le
milieu culturel ambiant. Muhammad savait que l'islam n'était pas une religion
nouvelle et que les révélations contenues dans le Coran ne faisaient que
confirmer des écritures saintes qui existaient depuis des millénaires. Il a toujours
proclamé l'affiliation de l'islam aux autres grandes religions judéochrétiennes
et des commentateurs musulmans tels qu'Al-Sharestani ont
reconnu que le Prophète avait incorporé dans l'islam des croyances et des
rites païens, en particulier dans les cérémonies du grand pèlerinage. Malgré
cela, les musulmans croient encore aujourd'hui que leur foi vient directement
du ciel, que Dieu Lui-même, par l'intermédiaire de l'ange Gabriel, a
donné le Coran à Muhammad. Ils considèrent que le Coran est éternel,
écrit au ciel, reposant comme il est, là, sur la Table gardée (sourates
LXXXV.21 ; VI. 19 ; X C V I I ) . Dieu est la source de l'islam : essayer de
trouver une origine humaine à n'importe laquelle de ses composantes est
non seulement vain mais dénué de sens et, bien sûr, totalement blasphématoire.
Sans doute les musulmans craignent-ils inconsciemment que si nous faisons
remonter les enseignements du Coran à une source humaine purement
terrestre, alors l'édifice tout entier de l'islam s'écroulera. Mais, comme
l. Goldziher (2), pp. 4-5.
62 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
Ernest Renan avait l'habitude de dire, « les religions sont des faits ; elles
doivent être discutées comme des faits et soumises aux lois de la critique
historique »2 . Pour paraphraser une autre remarque de Renan3, l'étude critique
des origines de l'islam ne produira des résultats historiques probants
que lorsqu'elle sera menée dans un esprit purement laïc par des personnes
soustraites à l'influence dogmatique de la théologie. Alors seulement
découvrirons-nous la véritable personnalité de Muhammad et alors seulement
sa vie extraordinaire pourra être intégrée dans l'histoire humaine, avec
une portée et un sens profane pour tous, aussi bien musulmans que nonmusulmans.
Les travaux d'Ignaz Goldziher et d'Henri Corbin sur l'influence du
zoroastrisme sur le judaïsme ; les travaux exploratoires de Richard Bell sur
l'influence du christianisme ; les travaux de Wellhausen, Noldeke, Hurgronje
et de Robertson Smith sur le sabéisme et l'Arabie préislamique ;
ceux d'Arthur Jeffery sur le vocabulaire étranger dans le Coran ; tous se
combinent pour nous faire adhérer à la conclusion formulée par Zwemer :
que l'islam « n'est pas une invention, mais une concoction ; rien n'y est neuf
si ce n'est le génie de Muhammad qui mélange de vieux ingrédients pour
en faire une nouvelle panacée aux maux de l'humanité et qui l'impose à la
pointe de l'épée » . 4
L'IDOLÂTRIE ARABE
Dans de nombreux passages du Coran « le vernis islamique ne recouvre
que très superficiellement le substrat païen ».5 C'est le cas de la sourate
CXIII : « Au nom de Dieu ; celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux.
Dis : "Je cherche la protection du Seigneur de l'aube contre le mal qu'il a
créé ; contre le mal de l'obscurité lorsqu'elle s'étend ; contre le mal de celles
(les sorcières) qui soufflent sur les noeuds ; contre le mal de l'envieux,
lorsqu'il porte envie." »
L'islam doit au vieux paganisme arabe la plupart de ses superstitions, en
particulier celles qui composent les cérémonies du pèlerinage à La Mecque
(voir les sourates II.153, XXII.28-30, V . l - 4 , XXII.37). Nous pouvons
encore trouver des traces de paganisme dans les noms de certaines divinités
antiques (sourates L I I I . 19-20, LXXI.22-23), dans les superstitions liées
aux djinns, dans de vieux contes populaires tels que ceux d'Ad et Thamud.
2. Cité par Anatole France in The Unrisen Dawn, London 1929, pp. 110-111.
3. Renan (1), p. 352.
4. Zwemer (1), p. 24.
5. Cité par Jeffery (1), p. 1.
L E S O R I G I N E S D E L ' I S L AM 63
LE PÈLERINAGE À LA MECQUE
Les gens viennent des contrées les plus lointaines
pour jeter des cailloux (à Satan) et pour baiser la Pierre Noire.
Combien étranges sont les choses qu'ils disent !
Est-ce que l'humanité tout entière devient aveugle à la vérité ?6
Ho imbéciles, réveillez-vous ! Les rites que tu crois sacrés
ne sont qu'impostures inventées par les anciens
Avides de pouvoir, qui vécurent dans la luxure
Et moururent dans la bassesse et leur loi n'est que poussière.
Al-Ma'arri
Je cherche le chemin, mais pas celui de la Kaaba ni du temple
Car je ne vois dans le premier qu'une troupe d'idolâtres et dans le
second une bande d'auto-adorateurs.
Jalal al-Din Rumi7
N'aurais-je pas vu le Prophète te baiser, que je ne te baiserais pas
moi-même.
Calife Omar, s'adressant à la Pierre Noire de la Kaaba8
D'un point de vue moral, le pèlerinage à La Mecque, avec ses
superstitions et ses rites enfantins, est une souillure sur le monothéisme
mahométan.
S. Zwemer9
Toute la cérémonie du pèlerinage a été copiée sans vergogne sur des rites
païens préislamiques : « C'est un fragment de paganisme incompréhensible
incorporé dans l'islam sans avoir été digéré. » 1 0 Le hadj, ou Grand Pèlerinage,
se déroule pendant le mois de dhu al hijjah, c'est-à-dire au cours du
douzième mois de l'année lunaire. C'est le cinquième pilier de l'islam et un
devoir religieux obligatoire fondé sur une injonction du Coran. Tout
musulman en bonne santé qui peut en supporter le coût doit faire le pèlerinage
au moins une fois dans sa vie.
L'umrah ou pèlerinage mineur
L'umrah constitue une version abrégée du hadj. Il ne faut qu'une heure
et demie pour l'accomplir et il peut être fait à m'importe quel moment de
l'année, excepté aux huitièmes, neuvièmes et dixièmes jours du mois de dhu
al hijjah, ces trois jours étant réservés au Grand Pèlerinage.
6. Cité par Dashti, p. 94.
7. Cité par Dashti, p. 1.
8. Cité par Zwemer (3), p. 150.
9. Cité par Zwemer (3), p. 148.
10. Zwemer (3), p. 150.
64 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Avant d'entrer à La Mecque, le pèlerin se purifie. Il fait ses ablutions,
récite des prières et endosse l'ihram, le vêtement blanc du pèlerin. Puis, il
pénètre dans l'enceinte sacrée de La Mecque, où il est supposé s'abstenir de
tuer des animaux, d'arracher des plantes, de toute violence et de tout acte
sexuel. Dans la Mosquée Sacrée al Masjid al Haram, il renouvelle ses ablutions
et fait d'autres prières. Il doit ensuite tourner sept fois autour de la
Kaaba, la construction cubique qui se trouve au centre de la cour ouverte de
la Mosquée Sacrée, trois tours à pas rapides et quatre à pas lents. A chaque
passage il embrasse la Pierre Noire qui est enchâssée dans l'angle le plus
oriental de la Kaaba et touche la Pierre de la Félicité qui se trouve à l'angle
opposé.
Il va ensuite à maquam Ibrahim (la station d'Abraham), où Abraham
aurait prié en se tournant vers la Kaaba. Le pèlerin dit une prière et retourne
à la Pierre Noire qu'il embrasse à nouveau. Tout proche se trouve le puits
sacré de Zem Zem où, selon la tradition musulmane, Hagar la femme
d'Abraham et Ismaël son fils se sont désaltérés. Le pèlerin boit un peu d'eau
de Zem Zem et déambule dans une enceinte connue sous le nom d'al hijr,
où les musulmans croient qu'Hagar et Ismaël sont inhumés et où l'on dit
que Muhammad aurait dormi la nuit de son voyage miraculeux de La Mecque
à Jérusalem.
Ensuite le pèlerin quitte la Mosquée Sacrée par l'une de ses vingt-quatre
portes. Dehors, il grimpe la pente douce de la colline Safa en récitant des
versets du Coran. De là, il court jusqu'au sommet de la colline Marwah en
récitant diverses prières. Il recommence cet aller et retour sept fois. Ce rituel
absurde symbolise le cheminement d'Hagar dans le désert à la recherche
d'eau.
Le Hadj ou Grand Pèlerinage
Premier jour : Le pèlerin accomplit les rites de l'umrah s'il ne les a pas
encore faits, puis il va à Mina où il passe la nuit en prière.
Deuxième jour : Après les prières du matin, il va au Mont Arafat pour
assister à la cérémonie de la station (wuquf, en arabe). Selon la tradition
musulmane, Adam et Eve s'y seraient retrouvés après avoir été expulsés du
paradis. Le pèlerin écoute une prédication sur le thème du repentir. Il se
précipite (le mot en arabe, najrah, signifie se ruer) à Muzdalifah, un lieu
situé entre Mina et Arafat, où il lui faut arriver pour la prière du soir.
Troisième jour : Le jour suivant, le dixième du mois de dhu al hijja, est
célébré par tous les musulmans comme Id al Adha, le jour du sacrifice. Tôt
le matin, le pèlerin dit ses prières et va aux trois piliers de Mina. Il doit jeter
sept petits cailloux. Cette cérémonie s'appelle ramyu'r rijam, la lapidation.
« Tenant un caillou entre le pouce et l'index de la main droite, le pèlerin le
jette d'une distance qui ne doit pas être inférieure à quinze pas et dit : "Au
nom de Dieu, le Tout-Puissant, je fais cela en haïssant le diable et sa
honte." » Les cailloux qui restent sont jetés de la même façon. Le pèlerin
LES ORIGINES DE L'ISLAM 65
repart et doit faire le sacrifice d'un animal : mouton, chameau, bélier ou
tout autre animal licite.
Après cela le pèlerinage est fini et avant de reprendre ses habits ordinaires,
le pèlerin se coupe une mèche de cheveux. Certains se rasent entièrement
la tète. Les musulmans expliquent que cette dernière superstition
représente Abraham rejetant le diable qui essayait d'empêcher le grand
patriarche de sacrifier Ismaël, son fils adoré, ainsi que Dieu le lui avait
ordonné. Le sacrifice d'un agneau ou d'une chèvre commémore la substitution
miraculeuse du bélier au fils d'Abraham.
Comment un monothéiste intransigeant et iconoclaste comme
Muhammad en est-il venu à incorporer ces superstitions au coeur même de
l'islam ?
La plupart des historiens admettent que si juifs et chrétiens avaient
abandonné Moïse et Jésus pour reconnaître en Muhammad un vrai
prophète qui enseignait la religion d'Abraham, alors le Rocher du Mont
Moriah à Jérusalem, et non pas la Kaaba à La Mecque, aurait été choisi pour
la qïblah (la direction de la prière) et aurait fait l'objet d'une dévotion superstitieuse.
Frustré par l'intransigeance des juifs, réalisant qu'il ne serait jamais
accepté comme leur nouveau prophète, Muhammad reçut fort à propos une
révélation qui lui ordonnait de changer la qiblah (sourate II.138 et suivantes)
pour celle de la Kaaba.
L'ambition de Muhammad était de se rendre maître de la Kaaba et de
tout son symbolisme historique. C'est dans la sixième année de l'hégire que
Muhammad essaya de prendre La Mecque, mais il échoua. Les Mecquois
et les Médinois se rencontrèrent à Hadaibiyah sur la frontière du territoire
sacré. Après moult palabres, les musulmans acceptèrent de retourner à
Médine et en échange ils obtinrent la permission de célébrer une fête à La
Mecque l'année suivante. Muhammad revint donc avec une suite nombreuse
et fit le circuit de la Kaaba, embrassa la Pierre Noire et se livra à tous
les autres rites que nous venons de décrire.
La Mecque fut définitivement conquise l'année suivante (an 8 de
l'hégire). Au début, les musulmans s'unirent au hadj côte à côte avec les
Arabes païens, mais sans le Prophète lui-même. Cependant, une révélation
informa bientôt Muhammad que tous les accords entre musulmans et
incroyants devaient être rompus et que toute personne qui n'était pas un vrai
croyant ne pourrait plus approcher de La Mecque ou du hadj (sourate IX.1
et 28).
Finalement,
la dixième année, Muhammad fit son pèlerinage à La Mecque, le lieu de
pèlerinage de ses ancêtres et chaque détail des rites païens qu'il avait accomplis
dans sa jeunesse se transforma en norme de l'islam. Comme le dit Wellhausen,
le résultat c'est que nous avons les stations du Calvaire sans
l'histoire de la Passion. Les rites païens furent justifiés en inventant des
66 P O U R Q U O I J E N E S U I S P A S M U S U L M A N
légendes musulmanes attribuées à des personnages de la Bible et le tout est
un fatras incompréhensible de folklore artificieL11
L'Arabie centrale est certes le berceau de l'islam, mais notre connaissance
de la religion animiste des Arabes est malheureusement insuffisante.
Faute de preuves épigraphiques, les érudits doivent s'en remettre à Ibn A1
Kalbi (mort en 819), l'auteur du Livre des Idoles, qui est une source d'informations
sur les noms dérivés de celui d'une divinité, c'est-à-dire sur les noms
que portent ceux que l'on a dédiés à telle ou telle divinité. Les spécialistes
peuvent également étudier des fragments de poésie préislamique ou encore
certaines polémiques auxquelles il est fait allusion dans le Coran.
Nous devons prendre en considération le fait que Muhammad a incorporé
dans sa religion un certain nombre de rites et de croyances païennes, avec
pas ou très peu de modifications. Diverses reliques du paganisme qui sont
étrangères à l'islam orthodoxe ont aussi été conservées par les Arabes. 11 est
d'ailleurs courant que l'adoption d'une nouvelle religion ne transforme pas
complètement les croyances populaires et que les vieilles coutumes,
déguisées sous un nom différent, persistent, avec ou sans le consentement
des autorités religieuses.
On peut ajouter que Muhammad a greffé aux rites du pèlerinage musulman
plusieurs cérémonies qui, auparavant, étaient accomplies de façon
totalement indépendante dans différents sanctuaires.
Les populations de l'Arabie centrale préislamique étaient organisées
autour de la tribu et chaque tribu, y compris les tribus nomades, possédait
une divinité tutélaire que l'on vénérait dans un sanctuaire. La divinité
résidait dans une pierre vaguement anthropomorphe, quelquefois un gros
bloc de roche, quelquefois une statue. Les Arabes idolâtres croyaient que la
puissance divipe qui s'incarnait dans leur fétiche exerçait une influence
bénéfique. C'est ainsi que les noms des collines al Safa et al Marwa veulent
dire pierre, c'est-à-dire, une idole. Les idolâtres couraient entre les deux collines
pour toucher et baiser les fétiches placés là et appelés Isaf et Naila, dans
le but d'acquérir chance et bonne fortune.
La Pierre Noire et Hubal
Nous avons la preuve que des pierres noires faisaient l'objet d'un culte
dans diverses parties du monde arabe. Faisant allusion à la pierre noire de
Dusares à Petra, Clément d'Alexandrie mentionnait vers 190 « que les Arabes
adorent des pierres ». Maximus Tyrius écrivait également au second siècle
de notre ère que « les Arabes rendent hommage à je ne sais quel dieu,
qu'ils représentent par une pierre quadrangulaire (la Kaaba) ». Les Perses
prétendaient que la Pierre Noire avait été déposée dans la Kaaba par Mahabad
et ses successeurs, avec d'autres reliques, et que c'était une représenta-
12. Zwemer (3), p. 157.
12. Noldeke (1), in ERE, vol. l,p. 659.
L E S O R I G I N E S D E L ' I S L AM 67
don de Saturne. De toute évidence, le culte voué à la Pierre Noire est très
ancien.
D'autres pierres sacrées se trouvent dans le voisinage de La Mecque.
Elles étaient à l'origine des fétiches et « elles ont acquis une personnalité
mahométane superficielle en étant associées à certains personnages de
l'islam ».13
La Pierre Noire est de toute évidence une météorite et elle doit sa réputation
au fait qu'elle est tombée du ciel. On ne peut donc que sourire en
regardant les musulmans vénérer ce morceau de roche comme étant celui
que l'ange Gabriel aurait donné à Abraham pour reconstruire la Kaaba,
d'autant plus que son « authenticité est douteuse, car la Pierre Noire fut
enlevée par (...) les Qarmates au IVe siècle de l'hégire (930), et qu'ils ne la
restituèrent qu'après de nombreuses années (vingt et un ans). On peut
légitimement se demander si la pierre qu'ils ont rendue est la même que
celle qu'ils avaient prise » . 1 4
Avant l'islam, on adorait à La Mecque le dieu Huhal. Son idole, faite de
cornaline rouge, était dressée dans la Kaaba au-dessus du puits sec dans
lequel on jetait les offrandes votives. L'idole d'Hubal avait probablement
une forme humaine. Sa place, à côté de la Pierre Noire, laisse supposer qu'il
devait exister un lien entre elles. Wellhausen pense qu'Hubal était à l'origine
de la Pierre Noire qui, comme nous l'avons déjà remarqué, est plus
ancienne que l'idole. Wellhaussen note que dans le Coran, Dieu est appelé
Seigneur de la Kaaba et Seigneur de la région de La Mecque. Le prophète
avait ironisé sur l'hommage que les Arabes rendaient aux divinités al Lat,
Manat et al-Uzza et qu'ils appelaient les filles de Dieu. Mais très vite,
Muhammad s'était arrêté de critiquer le culte d'Hubal. De tout cela Wellhausen
conclut qu'Hubal n'est rien d'autre qu'Allah, le dieu des Mecquois.
D'ailleurs, quand les Mecquois battirent le Prophète à proximité de
Médine, leur chef se serait écrié « Hurrah pour Hubal ! »
Tout comme aujourd'hui, les processions autour d'un sanctuaire étaient
courantes. En déambulant, le pèlerin embrassait ou touchait l'idole. Sir
William Muir pense que tes sept tours autour de la Kaaba « symbolisaient
la révolution des planètes tandis que Zwemer va jusqu'à suggérer que
les trois tours à pas rapides et les quatre tours à pas lents « imitaient le mouvement
des planètes intérieures et extérieures » . 1 6
Il ne fait aucun doute que les Arabes adoraient « à une période relativement
tardive le Soleil et divers corps célestes La constellation des Pléiades
était supposée apporter la pluie. La planète Vénus était une grande
déesse que l'on révérait sous le nom d'al Uzza. Nous savons pat la fréquence
13. Noldeke (1). in ERE, vol. 1, p. 665.
14. Margoliouth (3). in MW, vol. 20, p. 241.
15. Muir (1), p.XCI.
16. Zwemer (3), p. 158.
17. Noldeke (1), in ERE, vol 1, p. 660.
68 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
du nom Shams que beaucoup d'enfants étaient dédiés au Soleil. Shams était
le dieu tutélaire de nombreuses tribus et Snouck Hurgronje18 estime que la
cérémonie du wuqýýf (voir plus haut) est la réminiscence d'un culte solaire.
La déesse al-Lat est également identifiée à la divinité solaire. Le dieu
Dharrih était probablement le Soleil levant. La course que les musulmans
doivent accomplir entre les monts Arafat, Muzdalifah et Mina doit être
achevée avant le crépuscule ou avant l'aube. Muhammad a délibérément
introduit cette variante pour se démarquer des rites solaires païens. Quant
au culte lunaire, il est attesté par des noms propres comme Hilal (le croissant)
ou encore Qamar (la Lune).
Houtsma19 a suggéré que la lapidation qui a lieu à Mina était originellement
dirigée contre le démon du Soleil. Ceci s'accorde avec le fait que les
pèlerinages païens coïncidaient avec l'équinoxe d'automne. Le démon Soleil
était chassé et ses lois rigoureuses se terminaient avec la fin de l'été. C'est
alors que l'on priait à Muzdalifah le dieu du tonnerre qui apporte pluie et
fertilité.
Muzdalifah était un lieu où l'on adorait le feu. Les historiens musulmans
se réfèrent à cette colline comme étant celle du feu sacré. Le dieu de Muzdalifah
était Quzah, le dieu du tonnerre. « Un feu était allumé sur la colline
sacrée que l'on appelait aussi Quzah. On y faisait halte et cette sorte de
wuquf ressemblait à l'épisode du Sinaï. Dans les deux cas le dieu du tonnerre
est révélé par le feu. On peut également penser que la coutume qui consiste
à se réjouir en faisant le plus de bruit possible était à l'origine une incantation
pour appeler le dieu bénéfique du tonnerre. »20
LA KAABA
L'idole était généralement placée dans une enceinte sacrée délimitée par
des pierres. Le sanctuaire était un heu d'asile pour toute créature. Il était
courant d'y trouver un puits. On ne sait pas quand la Kaaba a été construite,
mais la présence du puits Zem Zem a certainement joué un rôle déterminant
dans le choix du site. Le puits Z em Zem fournissait une eau précieuse
aux caravanes en route vers la Syrie et le Yémen.
Les fidèles rendaient hommage aux idoles en déposant des offrandes
dans le puits sec qui se trouve au centre de la Kaaba. Les pèlerins se rasaient
habituellement la tête à l'intérieur du sanctuaire. Tous ces rites sont présents
sous une forme ou sous une autre dans le pèlerinage hadj.
Selon les sources musulmanes, la Kaaba a d'abord été construite au ciel
deux mille ans avant la création du monde et la maquette de l'édifice y est
toujours conservée. Adam construisit la Kaaba, mais elle fut détruite par le
18. Zwemer (3), p. 159.
19. Zwemer (3), p. 160.
20. Zwemer (3), p. 159.
L E S O R I G I N E S D E L ' I S L AM 69
Déluge. Abraham reçut l'ordre de la reconstruire, ce qu'il fit avec l'aide
d'Ismaël. Alors qu'il cherchait une pierre pour marquer l'angle de la construction,
Ismaël rencontra l'ange Gabriel qui lui donna la Pierre Noire qui,
en ce temps-là, était plus blanche que le lait. Ce n'est que plus tard qu'elle
noircit au contact des péchés de ceux qui la touchaient. Ce récit n'est évidemment
qu'une adaptation de la légende juive de la Jérusalem céleste.
De leur côté, Muir et Torrey sont convaincus que le mythe de la fondation
de La Mecque par Abraham est antérieur à l'époque de Muhammad.
A l'inverse, Snouck Hurgronje et Aloys Sprenger conviennent que l'association
d'Abraham à la Kaaba fut une invention personnelle de Muhammad
et qu'elle lui permit de libérer l'islam du judaïsme. La conclusion de Sprenger
est rude : « Par ce mensonge, (...) Muhammad donna à l'islam tout ce
dont l'homme a besoin et qui différencie la religion de la philosophie : une
nationalité, des cérémonies, une mémoire collective, des mystères, une
assurance d'entrer au paradis. Il trompait ainsi sa conscience et celles des
autres. »
ALLAH
L'islam doit aussi le nom d'Allah aux païens. Nous savons qu'Allah était
un nom propre fréquemment utilisé par les Arabes du nord et par les
Nabatéens. Wellhausen se réfère également à la littérature préislamique
dans laquelle Allah est une grande divinité. Nous avons le témoignage du
Coran lui-même où Il est reconnu comme dispensateur de la pluie, créateur,
etc. Le seul crime des Mecquois fût d'adorer d'autres dieux que Lui. Finalement,
on réserva le nom d'Allah à la divinité suprême. « En tout cas, il est
extrêmement important que Muhammad n'ait pas jugé nécessaire de fabriquer
une divinité entièrement nouvelle et qu'il se soit contenté de
débarrasser le Allah païen de ses compagnons (les idoles païennes), en le
soumettant à une sorte de purification dogmatique. (...) S'il n'avait pas été
habitué depuis sa plus tendre enfance à l'idée qu'Allah était le Dieu
suprême, en particulier de La Mecque, il ne se serait certainement pas posé
en apôtre du monothéisme. » 2 1
L'islam a aussi conservé les coutumes des arabes païens : polygamie,
esclavage, divorce facile, circoncision et ablutions rituelles. Je reviendrai sur
tout cela, mais j'aimerais aborder dès à présent la question des ablutions
rituelles.
Wensinck, Noldeke et Goldziher ont tous trois étudié les éléments animistes
des rites musulmans.22 Dans la préparation aux cinq prières quotidiennes,
l'ablution n'a aucun rapport avec l'hygiène corporelle. Son objectif
est de libérer le fidèle de la présence ou de l'influence des esprits du mal.
21. Noldeke (1), in ERE, vol. 1, p. 664.
22. Zwemer (4), in MVV, vol. 8, p. 359.
70 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Les traditions montrent clairement que Muhammad lui-même entretenait
d'innombrables superstitions à propos de la pollution démoniaque et
qu'elles remontaient au paganisme de sa jeunesse. Selon une tradition,
Muhammad aurait dit : « Si l'un d'entre vous se réveille durant son sommeil,
qu'il se mouche trois lois, car le diable passe la nuit dans les narines
d'un homme. » En une autre occasion, Muhammad vit qu'un homme avait
laissé une parcelle de son pied sèche pendant ses ablutions. Il lui ordonna
de les recommencer et fit cette homélie : « Si un serviteur musulman de
Dieu fait ses ablutions, quand il lave son visage, tous ses péchés sont emportés
par l'eau ou par la dernière goutte d'eau. Et quand il lave ses mains, les
péchés de ses mains sont emportés par l'eau. Et quand il lave ses pieds, tous
les péchés que ses pieds ont commis sont emportés par l'eau ou par la dernière
goutte d'eau, jusqu'à ce qu'il soit purifié de tout péché. » Cela va dans
le sens de Goldziher pour qui, selon la pensée sémitique, l'eau chasse les
démons. Cela dit, le Prophète avait l'habitude de se laver les pieds en passant
simplement la main sur le dessus de ses sandales.
Traditionnellement, un musulman doit couvrir sa tête, en particulier
l'arrière du crâne. Wensinck pense que c'est pour empêcher les esprits du
mal d'entrer dans son corps. Bien d'autres gestes, le chant du muezzin, l'élévation
des mains, etc., ont une origine animiste et ils étaient souvent
employés avec l'intention d'écarter les esprits du mal.2 3
MAZDÉISME (OU ZOROASTRISME)
L'influence du zoroastrisme (quelquefois appelé le parsisme) sur les
autres religions a été tout autant contestée par certains érudits que vigoureusement
défendue par d'autres.
L'importance historique des religions iraniennes réside dans le rôle primordial
qu'elles ont joué dans le développement des Iraniens eux-mêmes et
dans l'influence significative qu'elles ont exercée sur l'Occident, en particulier
sur la religion juive après la sortie d'Egypte, sur les religions hellénistiques
à mystères telles que le culte de Mithra, sur le gnosticisme et sur l'islam,
dans lequel on retrouve les idées iraniennes à la fois dans le chiisme, la plus
importante secte médiévale, et dans l'eschatologie populaire (doctrines portant
sur la fin du monde).24
Dans Die Religionen Irans (1965), Widengren a montré quelle fut
l'influence du zoroastrisme sur l'Ancien Testament pendant l'exil des juifs
à Babylone. Morton Smith a peut-être été le premier à mettre en évidence
les similitudes qui existent entre Isaïe 40-48 et les hymnes zoroastriens connus
sous le titre de Gatha, surtout Gatha 44.3-5. Dans chacun de ces textes,
23. De même, les musulmans obstruent les orifices d'un mort avec du coton pour
empêcher que le Diable ne pénètre dans son corps. (N.d.T.)
24. Widengren art. Iranian Religions, in EB, p. 867.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 71
Dieu a créé la lumière et les ténèbres. De son côté, John Hinnels a écrit sur
L'image zoroastrienne du sauveur et son influence sur le Nouveau Testament,
cette influence s'exerçait surtout à l'occasion de contacts entre juifs et Parthes
du I I e siècle avant J . - C . jusqu'au milieu du I e r siècle avant J . - C . 2 5
L'islam fut directement influencé par la religion iranienne, mais
l'influence indirecte du judaïsme et du christianisme n'a jamais été mise en
doute. Pour ces raisons, un parallèle entre judaïsme et zoroastrisme sera des
plus instructifs.
Ahura Mazda, le seigneur suprême de l'Iran, omniscient, omniprésent
et éternel, doué d'un pouvoir créatif, lequel s'exerce précisément au travers
du médium du Spenta Mainyu (l'Esprit Saint) et qui gouverne l'univers par
l'intermédiaire d'anges et d'archanges, présente les plus grandes similitudes
avec Y H W H (lahvé) que l'an trouve dans l'antiquité. Le pouvoir
d'Ormazd2 6 est entravé par son adversaire, Ahriman, dont l'empire, comme
celui de Satan, sera détruit à la fin du monde. (...) Il existe des ressemblances
frappantes (...) dans leurs enseignements eschatologiques — la doctrine
d'un monde reconstitué, un royaume parfait, la venue d'un messie, la
résurrection des morts et la vie étemelle. Toutes deux sont des religions
révélées : dans l'une, Ahura Mazda fait part de sa révélation et formule ses
commandements à (Zarathoustra) sur la Montagne des Deux
Communions ; dans l'autre, Y H W H rient un discours similaire à Moïse sur
le Mont Sinaï Qui plus est, les lois (zoroastriennes) de purification, plus
particulièrement celles qui sont observées pour enlever la souillure contractée
au contact de la mort ou d'objets impurs, sont données dans l'Avestan
Vendidad d'une façon presque aussi élaborée que dans le code du Lévitique.
(...) Les six jours de la création dans la Genèse font écho aux six périodes
de la création mentionnées dans les écritures zoroastriennes. Pour chaque
religion, l'humanité descend d'un couple unique. Mashya (l'homme) et
Mashyana (la femme) sont les Adam et Eve iraniens. Dans la Bible, un
déluge détruit l'humanité sauf un seul homme vertueux et sa famille. Dans
l'Avestan, un hiver dépeuple la Terre sauf le Vara (l'enclos de Yma). Dans
chaque cas, la Terre est repeuplée par les plus beaux couples de chaque
espèce et le monde est divisé plus tard en trois royaumes. Les trois fils de
Thraetaona (le successeur de Yima), Airya, Sairima et Tura, sont les
héritiers dans le récit persan ; Sem, Cham et Japhet dans le récit hébraïque.
(Le judaïsme) fut grandement influencé parle zoroastrisme pour tout ce qui
concerne les anges, la démonologie et aussi la doctrine de la résurrection.27
Goldziher fut probablement le premier islamologue de renom à prendre
au sérieux l'hypothèse d'une influence du zoroastrisme sur l'islam et cette
section est abondamment étayée par ses écrits.28
25. Hinnels in Numen 16 : 161-85, l969.
26. Ormazd ou Ormuzd : contraction pahlavi pour Ahura Mazda.
27. Article Zaroastrianism, in J E , pp. 695-97.
28. Goldziher (3), pp. 163-186.
72 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
La victoire des musulmans sur les Perses sassanides à Qadisiya en 636
marque le premier contact direct entre les deux peuples. Les Perses fraîchement
convertis allaient profondément influencer l'islam et apporter un sens
nouveau à la vie religieuse.
Quand ils eurent renversé les Omeyyades, les Abbassides s'inspirèrent
de l'idéologie politico-religieuse perse pour fonder un état théocratique.
Abu Muslim qui était l'instigateur de la révolution était lui-même d'origine
perse. Les Abbassides adoptèrent de nombreuses traditions sassanides. Ils
prirent le titre de roi de Perse, en parfaite connaissance de la relation qui
existait entre l'institution du califat et la conception de la royauté chez les
Perses. Ils exerçaient un pouvoir de droit divin et, comme les Sassanides, ils
prétendaient être les représentants de Dieu sur Terre. Le gouvernement
était intimement lié à la religion, voire en parfaite union avec elle. Le gouvernement
et la religion étaient identiques et, par conséquent, la religion
était le gouvernement du peuple.
Les indulgences que l'on achète en récitant diverses parties du Coran
sont l'écho des mérites que les Perses pouvaient acquérir en récitant l'Avestan
Vendidad. Pour l'une et l'autre religion, la récitation du livre saint soulage
l'homme de ses torts. Elle est même essentielle pour le salut de l'âme.
Musulmans comme zoroastriens recommandent la lecture de leur livre saint
pendant plusieurs jours après le décès d'un membre de leur famille. Les deux
communautés condamnent les marques d'affliction pour le mort.
La doctrine eschatologique du mizan, c'est-à-dire les plateaux sur lesquels
les actes des hommes seront pesés, est empruntée aux Perses (Coran,
sourate XXI.47). A leur exemple, les musulmans calculent la valeur des
bonnes et mauvaises actions comme autant d'unités de poids. Par exemple,
le Prophète est réputé avoir dit : « Quiconque dit une prière sur la bière
d'un mort gagne un kirat, mais celui qui assiste à la cérémonie jusqu'à ce
que le corps soit enterré mérite deux kirats, chacun étant aussi lourd que le
Mont Chod. » La prière récitée en communauté a vingt-cinq fois plus de
valeur qu'une prière individuelle.
Selon les commentateurs musulmans, au jour du jugement dernier,
l'ange Gabriel tiendra la balance sur laquelle les bonnes et mauvaises actions
seront pesées, un côté suspendu au-dessus du paradis et l'autre au-dessus de
l'enfer. De la même façon, dans le parsisme, au dernier jour, deux anges se
tiendront sur le pont qui sépare le paradis de l'enfer, interrogeant chaque
personne qui passe. Un ange, représentant la miséricorde divine, tiendra
dans sa main une balance pour peser les actions des hommes. Si leurs bonnes
actions l'emportent-ils pourront aller au ciel, autrement le deuxième
ange, représentant la justice divine, les jettera en enfer. D'autres éléments
de la représentation islamique de la balance viennent des sectes hérétiques
chrétiennes.
L'institution musulmane des cinq prières quotidiennes a aussi une origine
perse. Au début, Muhammad n'institua que deux prières quotidiennes.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 73
Mais, comme cela est raconté dans le Coran, une troisième prière, celle du
matin, fut ajoutée, puis la prière du soir et finalement celle du milieu, toutes
trois correspondant aux prières juives shakharith, mikado et rabiot. Les
musulmans qui ne souhaitaient pas être surpassés en dévotion par les
zoroastriens, adoptèrent simplement leurs coutumes. Dès lors, les musulmans
rendirent cinq fois par jour hommage à leur Dieu, à l'imitation des
cinq gahs (prières) des Perses.
Comment ces idées perses ont-elles pénétré l'Arabie préislamique ? Les
marchands de La Mecque étaient constamment en contact avec la culture
perse, et il est avéré que plusieurs poètes arabes tels qu'al-Asha, qui utilise
fréquemment des mots du persan dans sa poésie, ont voyagé vers le royaume
arabe d'al Hira sur l'Euphrate, qui resta pendant longtemps sous l'influence
de la Perse et qui « fut un grand centre de diffusion de la culture iranienne
parmi les Arabes » . 2 9 Le nombre de mots et d'expressions perses dans
l'arabe est élevé, en particulier des mots de l'Avestan et du moyen persan
(c'est-à-dire pahlavi). On a même la preuve que des Arabes païens (animistes)
de cette région s'étaient convertis au zoroastrisme. Des dignitaires perses
avaient exercé une autorité au nom des Sassanides dans le sud de
l'Arabie. Par-dessus tout, nous avons le témoignage du Coran lui-même qui
se réfère aux zoroastriens comme des majus et qui les place au même niveau
que les juifs, les sabéens et les chrétiens, comme ceux qui croient (sourate
X X I I . 17). Ibn Hisham, le biographe du Prophète, nous raconte qu'un certain
Nadr Ibn al-Harith avait l'habitude de raconter aux Mecquois des contes
du Grand Rustem, d'Isfandiyar et des rois de Perse, en se vantant
toujours que les contes du Prophète n'étaient pas meilleurs que les siens.
« Muhammad voyait son auditoire diminuer et ruminait une vengeance,
qu'il prit après la bataille de Badr. Cet adversaire trop divertissant, capturé
pendant la bataille, paya ses histoires de sa vie. »30 Ibn Hisham nous
apprend aussi que parmi les compagnons du prophète, un Perse nommé
Salman avait enseigné à Muhammad des choses sur la religion de ses ancêtres.
L'hostilité de Muhammad contre le sabbat et l'idée absurde que Dieu
aurait eu besoin de se reposer après avoir créé le monde en six jours pourraient
avoir été influencées par les zoroastriens. Les théologiens parsis
avaient en effet adopté une position similaire contre le sabbat des juifs. Pour
Muhammad et pour tous les musulmans, vendredi n'est pas le sabbat, un
jour du repos, mais un jour de rassemblement pour la célébration hebdomadaire
du culte.
Selon les traditions, Muhammad aurait fait un voyage nocturne au paradis
sur un animal ailé appelé le buraq, un animal blanc plus gros qu'un âne
mais plus petit qu'une mule. On dit que le buraq ressemble au griffon assy-
29. Jeffery (1), p. 14.
30. Torrey, p. 106.
74 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
rien, mais Blochet a montré que la représentation musulmane du buraq doit
tout aux idées perses. Les détails de l'ascension au paradis et de sa rencontre
avec Gabriel, Moïse et Abraham sont aussi empruntés à la littérature
xoroastrienne. Le récit musulman dît à peu près ceci (Muhammad est le
narrateur)31 :
Gabriel me tir monter sur le buraq, et m'ayant transporté jusqu'au paradis
inférieur, il appela aux portes (du paradis). « Qui est là ? » cria une voix.
« C'est Gabriel. » « Qui est avec toi ?» « C'est Muhammad. » « A-t-il été
convoqué ? » « Oh oui ! » répondit Gabriel. « Alors qu'il soit le bienvenu ;
c'est bien qu'il soit venu. » Et ainsi on ouvrit les portes. En entrant, Gabriel
dit : « Voici votre père Adam, faites-lui vos salutations. » Alors je lui fis mes
salutations et il me les retourna en ajoutant « Bienvenu à un excellent
prophète. » Ensuite Gabriel me conduisit au second paradis et voilà qu'il y
avait Jean (le Baptiste) et Jésus. Dans le troisième ciel il y avait Joseph ; dans
le quatrième Ý1 y avait Idris (Enoch), dans le cinquième Aaron et dans le
sixième Moïse. Comme il me retournait mes salutations, Moïse pleurait et
lorsqu'on lui en eut demandé la raison, il répondit : « Je pleure parce qu'il
entre au paradis plus de gens de lui qui fut envoyé après moi que de moimême.
» Ensuite nous montâmes au septième ciel : « Voici ton père
Abraham » dit Gabriel, et les salutations furent faites comme avant. Enfin
nous fîmes la dernière ascension. Là, il y avait des fruits magnifiques et des
feuilles larges comme des oreilles d'éléphant. « Ceci, dit Gabriel, c'est
l'ultime paradis ; et voilà quatre fleuves : deux à l'intérieur et deux à
l'extérieur. » « Quels sont-ils ? » demandai-je à Gabriel. « Ceux qui sont à
l'intérieur, dit-il, sont les rivières du Paradis et ceux à l'extérieur sont le Nil
et l'Euphrate. »
Cette ascension (ou miraj en Arabe) peut être comparée au récit du texte
pahlavi appelé Arta (ou Artay) Viraf, composé plusieurs centaines d'années
avant l'ère musulmane.32 Les prêtres zoroastriens sentaient que leur foi faiblissait
et ils avaient envoyé Arta Viraf au ciel pour découvrir ce qui s'y passait.
Arta monta donc d'un ciel à l'autre et finalement revint sur terre pour
raconter à son peuple ce qu'il avait vu :
Notre première ascension nous mena au paradis inférieur (...) et là nous
vîmes des anges resplendissants de lumière. Et je demandai à Sarosh le saint
et Azar l'ange : « Quel est cet endroit, et ceux-là, qui sont-ils ?» (Il est
ensuite dit que Arta monte de la même façon aux second et troisième deux).
Se levant d'un trône recouvert d'or, l'archange Bahman me conduisit,
jusqu'à ce que nous rencontrâmes Ormazd entouré d'une compagnie
d'anges et de puissances célestes, si brillamment couverts d'or que jamais je
n'avais vu quelque chose de comparable auparavant. Mon guide dît r
« Voici Ormazd. » Je lui fis mes salutations et il répondît qu'il était heureux
de m'accueillir dans ce monde immaculé (...) Finalement, dit Arta, mon
31. Tisdall, p. 78.
32. Tisdall, p. 80.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 75
guide et l'ange du feu m'ayant fait visiter le paradis, ils me firent descendre
en enfer et de cet endroit noir et épouvantable me portèrent dans un lieu
magnifique où se tenait Ormazd et sa compagnie d'anges. Je désirais le
saluer, sur quoi il dit gracieusement : « Arta Viraf, va dans le monde matériel,
tu as vu et maintenant tu connais Ormazd, car je suis Lui. Celui qui est
droit et vertueux, lui, je le connais. »
Dans les traditions musulmanes, nous trouvons aussi la notion de route,
sirat. Quelquefois, ce terme signifie le droit chemin de la religion, mais le
plus souvent il est utilisé pour faire référence au pont qui traverse le feu
Infernal. Ce pont est décrit comme étant « plus fin qu'un cheveu et plus
tranchant qu'une épée et il est entouré de chaque côté par des ronces et des
épines crochues. Le juste le traversera avec la rapidité de l'éclair, mais les
méchants trébucheront bien vite et tomberont dans le feu de l'enfer. »
Cette idée a manifestement été importée du système zoroastrien. Après
la mort, l'âme doit traverser le Pont du Trieur, Chinvat Peretu, qui est tranchant
comme une lame de rasoir pour l'homme inique et par conséquent
impossible à franchir.
Les religions de l'Inde et de l'Iran partagent un même héritage culturel,
car les ancêtres des Indiens et des Iraniens formaient autrefois un peuple
unique, les Indo-iraniens, qui à son tour appartenait à une branche plus
importante de nations, les Indo-européens. Ainsi il n'y a rien de surprenant
à trouver l'idée d'un pont (Chinvat Peretu) dans des textes hindous (par
exemple le Yajur Veda) ou à ce que la vision musulmane du paradis ressemble
aussi étroitement aux récits indiens, hindous et iraniens. Le texte
zoroastrien Hadhoxt Nask décrit le destin d'une âme après la mort. L'âme
du juste passe trois nuits près du cadavre et à la fin de la troisième nuit, l'âme
voit sa propre religion (daena) sous la forme d'une splendide damoiselle, une
ravissante jeune vierge de quinze ans. Elle a été transfigurée en récompense
de ses bonnes actions. Ensuite ils vont au ciel. Cette vision ressemble à l'histoire
hindoue des Apsarasas qui sont décrites comme de « séduisantes nymphes
célestes qui habitent dans le paradis d'Indra » 3 3 et qui souvent servent
de danseuses aux dieux, mais qui également accueillent l'âme au paradis.
« Elles sont au paradis d'Indra les récompenses offertes aux héros qui sont
tombés à la bataille. » 3 4
En de nombreux points, les récits hindous évoquent la conception
musulmane du paradis, avec ses scènes pittoresques et voluptueuses de houris
ou de vierges qui ont tant scandalisé les premiers commentateurs chrétiens.
Au paradis, ces jeunes filles sont offertes aux guerriers qui ont péri en
combattant pour l'islam.
De nombreux mots utilisés dans le Coran pour décrire le Paradis sont
clairement d'origine perse : ibriq, pot à eau ; araik, lit ou divan. Voici ce
33. Stutley, p. 16.
34. Dowson, p. 20.
76 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
que Jeffery dit à ce sujet : « Il ne semble pas certain que le mot perse hour,
au sens de blancheur et que l'on utilise pour désigner une jeune fille à la peau
blanche, soit entré en usage parmi les Arabes du nord comme un emprunt
aux communautés chrétiennes et ensuite que Muhammad, influencé par
(un mot iranien) l'utilisa pour les vierges du paradis. » 3 5
Dans un texte pahlavi, chaque recoin du paradis ressemble à un jardin
au printemps dans lequel on trouverait toutes sortes de fleurs et d'arbres.
Cela nous rappelle la vision musulmane du Jardin des délices (sourates
LVI. 12-39, L X X V I . 12-22, X.10, LV.50). « Mais pour ceux qui craignent
le Seigneur, il y a deux jardins (...) plantés avec des arbres ombragés. (...)
Chacun est arrosé par une source qui coule. (...) Chacun porte toutes sortes
de fruits deux par deux. »
Zoroastriens et soufïs ont des conceptions très proches de l'homme parfait.
Pour chaque croyance, la prière n'est acceptable que si elle est dite avec
une intention particulière. Toutes deux donnent un symbolisme aux
nombres : par exemple, le nombre 33 joue un rôle important dans les rites
parsis. Dans l'islam, 33 anges portent au ciel les louanges du défunt. Chaque
fois qu'il est question d'incantations, nous trouvons la mention de 33 tasbih,
33 tahmid, 33 takbir.
DJINNS, DÉMONS ET AUTRES FANTÔMES
Étant donné toutes les superstitions grossières que l'on vient de décrire,
on se demande comment les philosophes du X V I I I e siècle ont pu considérer
l'islam comme une religion rationnelle. Eussent-ils un peu plus approfondi
les croyances musulmanes qui concernent les djinns, les démons et autres
esprits malins, ces philosophes auraient été encore plus confus de leur propre
naïveté.
L'existence des anges et des démons est une idée qui a été empruntée
aux Perses. Le mot ifrit que l'on trouve dans le Coran est d'origine pahlavi.
Si tel est le cas, alors l'emprunt se serait donc fait bien avant Muhammad
car les Arabes païens (animistes) avaient déjà une notion confuse de la classe
des êtres de l'ombre « partout présents et cependant nulle part distinctement
perçus » : le djinn. Le mot djinn signifie probablement caché, voué,
ou obscurité. Les djinns sont la personnification de ce qui est mystérieux
dans la nature, son côté hostile et indompté. Ils étaient craints des Arabes
païens et ce n'est qu'avec l'avènement de l'islam qu'ils commencèrent à être
considérés, de temps à autre, comme bienveillants.
Pour les Arabes païens, les djinns étaient invisibles mais ils pouvaient
revêtir divers aspects, tels que celui d'un serpent, d'un lézard ou d'un scorpion.
Si un djinn s'emparait d'un homme, il le rendait fou. Muhammad,
élevé dans une superstition des plus grossières, continua à croire aux esprits.
35. Jeffery (1), p. 120
LES ORIGINES DE L'ISLAM 77
« Le prophète alla jusqu'à reconnaître l'existence des dieux païens, les classant
parmi les démons (voir sourate XXXVII.158). Ces superstitions primitives
tinrent bon dans l'Arabie (musulmane), elles se répandirent dans le
reste du monde (musulman) et souvent se combinèrent avec d'autres
superstitions, parfois bien plus sophistiquées. »
Le professeur Macdonald raconte comment le poète et proche ami de
Muhammad, Hasan ibn Thabit, écrivit des vers sous l'influence d'un djinn.
Il le rencontra dans une des rues de Medine, lui sauta dessus, l'écrasa au
sol et le força à dire trois vers de poésie. Après cela, il fut poète et les vers
lui venaient... de l'inspiration directe du djinn. Il fait lui-même référence à
ses frères du djinn qui tissent pour lui des mots harmonieux et dit comment
des vers puissants lui ont été envoyés du ciel. (...) La chose curieuse, c'est
que les expressions qu'il utilise sont exactement les mêmes que celles qui servent
à révéler le Coran.3 6
Quelques lignes plus loin, Macdonald relève un parallèle extraordinaire
entre les expressions utilisées dans l'histoire d'Hasan ibn Thabit et le récit
de la première révélation de Muhammad :
Exactement comme Hassan avait été projeté à terre par l'esprit féminin
et qu'il lui avait extirpé des vers, de même les premières paroles des prophéties
furent pressurées, comme le jus d'un citron, de Muhammad par l'ange
GabrieL Et la ressemblance va plus loin. On parle de l'ange Gabriel comme
du compagnon de Muhammad, comme s'il était le djinn qui accompagnait
le poète. Le même mot nafatha, souffler sur, est utilisé par un magicien, par
le djinn qui inspire le poète et par Gabriel qui transmet les révélations au
Prophète.
La littérature arabe et le Coran font abondamment allusion aux djinns :
la sourate LXXII est intitulée Le Djinn ; VI.100 reproche aux Mecquois
d'en faire des compagnons d'Allah ; V I . 128 dit que les Mecquois leur
auraient offert des sacrifices ; dans X X X V I I . 158, les Mecquois soutiennent
l'existence d'une parenté avec Allah ; LV.14 dit que Dieu les aurait créés
d'un feu sans fumée. Pour notre propos, on retiendra que cette superstition
est inscrite dans le Coran, que les djinns sont officiellement reconnus par
l'islam et que toutes les conséquences de leur existence ont été étudiées.
« Leur statut légal (selon la loi islamique) a été discuté sous chaque angle et
leurs relations possibles avec l'humanité, particulièrement en ce qui concerne
le mariage et la propriété, ont été examinées. »37 Notons qu'Ibn Sina
a probablement été le premier philosophe musulman à rejeter catégoriquement
la possibilité même de leur existence.
Le Coran prête foi à une autre superstition largement répandue dans
tout le monde musulman, l'oeil du diable, qui porte malheur (sourate
36. Cité par Zwemer (3), pp. 126-127.
37. Macdonald, in El1, article Djinn.
78 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
CXII1). On dit que Muhammad lui-même aurait cru à son influence maléfique.
Asma bint Umais raconte qu'elle a dit : « O Prophète, la famille de
Jafar est affectée par l'influence néfaste de l'oeil du diable. Puis-je utiliser
des envoûtements et des charmes ? Le Prophète répondit : Oui, car s'il y a
quelque chose dans le monde qui pourrait triompher du destin, ce serait
bien l'oeil du diable. »
LA DETTE DES MUSULMANS ENVERS LE JUDAÏSME
L'islam n'est ni plus ni moins que du judaïsme, plus
la nature apostolique de Muhammad.
S. M. Zwemer3 5
De nombreux témoignages indiquent que les juifs jouaient un rôle
important dans la vie commerciale de Médine. Nous savons que les tribus
juives étaient assez riches pour posséder des terres et des plantations et
qu'elles formaient l'essentiel de la main-d'oeuvre qualifiée et des commerçants
de la cité. D'autres communautés importantes s'étaient établies dans
les villes du nord de l'Arabie, comme à Khaibar, Taima et Fadak. Torrey
pense que les juifs étaient présents à Taima au V I e siècle avant le Christ. En
tout cas, leur présence dans cette région est attestée sans le moindre doute
possible au début de l'ère chrétienne. D'autres migrations curent lieu après
la destruction de Jérusalem en 70. Ils exerçaient une influence considérable
dans le sud de l'Arabie comme en témoignent les nombreuses inscriptions
religieuses qu'ils ont laissées. On peut enfin citer la légende de Dhu Nuwas,
un roi himvarite qui s'était converti au judaïsme.
Incontestablement, la première impression que ressent un lecteur du
Coran c'est que Muhammad a reçu le matériau de sa foi et de ses pratiques
religieuses principalement des juifs du Hedjaz. Sur presque toutes les pages
on trouve soit des épisodes de l'histoire hébraïque, soit des légendes familières
aux juifs, soit des détails de la loi et des usages rabbiniques, ou encore
des arguments qui disent que l'islam est la foi d'Abraham et de Moïse.3 9
Quelques savants, tels que Noldeke et Wellhausen, se rangent à la tradition
musulmane pour dire que Muhammad était analphabète,40 Torrey
et Sprenger sont convaincus du contraire. Il semble en effet peu probable,
si l'on considère son origine sociale, que Muhammad n'ait pas reçu une
quelconque éducation. Il venait d'une famille respectable et il est impensable
qu'une riche veuve ait pu lui confier la gestion de ses biens s'il avait été
incapable de lire ou écrire. Au demeurant, il est vrai que Muhammad ne
voulait pas paraître comme un homme de grande culture biblique, car cela
aurait jeté des doutes sur l'origine purement divine de ses révélations.
38. Zwemer (1), p. 17.
39. Torrey, p. 2.
40. Cf. sourate VI1.157 : « Le Prophète qui ne sait ni lire ni écrire. »
LES ORIGINES DE L'ISLAM 79
Où et quand le Prophète a-t-il donc acquis ses connaissances de l'histoire,
des lois et des traditions juives ? Deux passages importants du Coran
laissent entendre qu'il aurait eu un professeur juif, probablement un rabbin.
Dans la sourate X X V . 5 , les incroyants lui reprochent de prêter foi à de
vieilles histoires qui lui ont été rapportées par un tiers. Muhammad ne renie
pas son professeur terrestre, mais il insiste sur l'origine divine de son inspiration.
Dans la sourate XVI.105, l'ange de la révélation nous dit : « Nous
savons très bien qu'ils disent : c'est seulement un homme mortel qui l'a
enseigné. Mais la langue de celui à qui ils font référence est étrangère, bien
que cette langue soit du pur arabe ! » Torrey a prétendu que ce mentor
aurait pu être un juif babylonien.
Outre ses professeurs, Muhammad a appris par l'observation directe, en
visitant le quartier juif, en assistant aux cérémonies juives. Dans tous les cas,
les Arabes qui étaient entrés en contact avec des communautés juives connaissaient
déjà leurs coutumes. La poésie préislamique y fait d'ailleurs abondamment
référence. Les premières sourates du Coran montrent que
Muhammad était très favorablement impressionné par les juifs et par leur
religion, et qu'il fit tout son possible pour leur faire plaisir en adoptant leurs
pratiques religieuses (par exemple en choisissant la direction de Jérusalem
pour la prière) et en essayant de les convaincre qu'il ne faisait que perpétuer
la vieille tradition des prophètes.
Zwemer, se basant sur Judentum und Islam de Geiger a présenté sous la
forme d'un tableau très commode les influences du judaïsme sur l'islam :
(A) IDÉES ET DOCTRINES
A.l : Les mots rabbiniques en hébreu dans le Coran
A.2 : Vues doctrinales
A.3 : Les lois morales et cérémonielles
A.4 : Regards sur la vie
(B) HISTOIRES ET LÉGENDES
A.l LES MOTS RABBINIQUES ET HÉBREUX DANS LE CORAN
Geiger relève quatorze mots de l'hébreu qui expriment des conceptions
juives qui n'existent pas dans l'Arabie païenne :
1. Tabut — ark : la terminaison en -ut indique l'origine hébraïque, car il
n'y a aucun mot en pur arabe qui se termine de cette façon.
2. Torah (Taurat) — La révélation juive.
80 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
3. Jannatu Adn — Paradis, le jardin d'Édcn.
4. Jahannam (Gehinnom) — l'enfer (de la vallée de Hinnom où le culte des
idoles était répandu ; ce mot signifiera plus tard l'enfer).
5. Ahbar — professeur.
6. Darasa — pour atteindre la signification profonde des écritures par une
étude précise et attentive.
7. Rabbani — Professeur.
8. Sabt — Jour du repos (le sabbat).
9. Sakinat— la présence de Dieu.
10. Taghut — erreur.
11. Furqan — Délivrance, rédemption.
12. Maun — Refuge.
13. Masani — répétition.
14. Malakut •— gouvernement — La loi de Dieu.
Le Coran contient aussi un grand nombre de mots araméens et syriaques.
Ces emprunts extensifs montrent que Muhammad était manifestement
incapable d'exprimer certains concepts en utilisant uniquement sa
langue maternelle. Des mots tels que Sawt (fléau), Madina, Masjid (endroit
pour prier), Sultan, Sullam (échelle), Nabi (prophète) lui faisaient défaut.
A.2 LES VUES DOCTRINALES
A.2.1. L'unicité de Dieu.
Comme nous l'avons déjà noté avec Hubal, l'unicité de Dieu n'est pas
une idée neuve dans l'Arabie païenne. Ce fut néanmoins le monothéisme
strict des juifs qui influença Muhammad et le conduisit à rejeter toute forme
de polythéisme.
A.2.2. La révélation écrite
L'idée qu'Allah aurait guidé l'humanité en lui communiquant des révélations
écrites par l'intermédiaire de prophètes inspirés fut capitale pour
Muhammad. Il était ébranlé par la connaissance des saintes écritures que
possédaient les juifs instruits ; « Ils connaissent le Livre comme ils connaissent
leurs propres enfants ! » (sourates 11.141 et VI.20). Muhammad voulait
à tout prix donner un livre en arabe à ceux qui le suivaient, qu'ils pourraient
apprendre de la même manière et dans le même esprit. Enfin, on dit que le
Coran lui-même est une copie de l'original qui est écrit sur une table gardée,
au ciel (sourate LXXXV.22). Cette idée se retrouve dans Pirke Aboth V.6
qui mentionne les tables célestes de la Loi.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 81
A.2.3 La création
Le récit de la création est clairement basé sur celui qui se trouve dans
l'Exode X X . 11 : « Nous avons créé le ciel et la terre et ce qui se trouve entre
les deux en six jours et sans éprouver nulle fatigue » (sourate 1.37). Ailleurs,
le Coran dit que la Terre a été créée en deux jours (XL1.8-11).
A.2.4. Les sept paradis, les sept enfers
Le Coran se réfère souvent aux sept paradis (sourates XVI 1.46,
XXIII.88, XLI.11, LXV.12) une notion que l'on trouve aussi dans Chegiga
9.2. Selon le Coran, l'enfer a sept divisions et sept portes (sourate XV.44).
La même description existe dans Zohar 11.150. Ces notions sont inspirées
par des textes sacrés hindous et zoroastriens. Dans la sourate XI.9 il est dit
que « le trône de Dieu se trouve au-dessus des eaux, » tandis que le Rashi
juif qui commente la Genèse 1.2 dit : « le trône glorieux se tenait au ciel audessus
de la surface des eaux. » La sourate XLIII.76 fait référence à Malik,
le gardien des enfers qui préside à la torture des damnés. Les juifs parlent
de façon similaire du prince des enfers. Malik est manifestement une
variante du dieu du feu des Ammonites, Moloch (Molek) dont il est fait
mention dans le Lévitique, Rois I et Jérémie.
Dans la sourate VII.46, une cloison appelée Araf sépare le paradis de
l'enfer : « Un voile épais est placé entre le Paradis et la Géhenne : des hommes,
se connaissant les uns et les autres d'après leurs traits distinctifs, seront
sur Araf. Ils crieront aux hôtes du Paradis : Salut sur vous ! mais ils n'y
entreront pas, bien qu'ils le veuillent. » Dans le Midrash Qohélèt Rabba sur
Écclésiaste VII. 14, on peut lire : « Quel est l'espace qui les sépare ? Rabbin
Jochanan dit un mur, Rabbin Acha dit un empan, toutefois d'autres maîtres
croient qu'ils sont si proches que les gens peuvent se voir. » Là encore, semblables
passages existent dans les écrits zoroastriens où la distance n'est que
celle qui sépare la lumière de l'obscurité.
Dans le Coran (sourates XV.17, XXXVIL7, LXVII.5), Satan espionne
ce qui se dit et il est chassé à coups de pierre. Pareillement, nous trouvons
dans les écrits juifs que les djinns « écoutaient derrière le rideau pour connaître
l'avenir »,
On peut lire dans la sourate L.29 : « Le Jour où nous dirons à la
Géhenne : Es-tu remplie ? Elle répondra : Peut-on en ajouter encore ? »
et dans le livre rabbinique Othioth Drabbi Akiba 8,1, on trouve : « Le
prince des ténèbres dira, jour après jour, "Donne-moi de la nourriture que
je sois plein." »
En parlant du Déluge, les sourates XI.40 et XXIII.27 disent que « le four
se mit à bouillonner » tandis qu'un écrit juif nous raconte que le peuple du
Déluge fut puni avec de l'eau bouillante. Quand ils commentent les difficultés
qui attendent ceux qui veulent entrer au paradis, tes rabbins prennent
l'exemple d'un éléphant qui passe par le chas d'une aiguille, tandis que le
Coran (sourate VII.40) utilise l'image d'un chameau, ce qui est un remarquable
plagiat du Nouveau Testament (Mathieu XIX.24) « Il est plus facile
82 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le
royaume de Dieu » (voir aussi Marc X.25 et Luc XVII 1.25).
Le Talmud, Chegiga 16. Taanith 11, dit : « Les membres mêmes d'un
homme portent témoignage contre lui, car il est dit : "Vous-mêmes êtes
mes témoins dit le Seigneur", devient dans la sourate XXIV.24 « le jour où
leur langue, leurs mains et leurs pieds témoigneront contre eux sur ce qu'ils
ont fait » (voir XXXVI.65 et XLI.20).
Comparons encore la sourate XXII.47 « Un seul jour, pour Dieu, est en
vérité comme mille ans d'après votre manière de compter « avec le psaume
XC.4 : « Oui, mille ans, à tes yeux, sont comme hier, un jour qui s'en va,
comme une heure de la nuit » (voir aussi la sourate XXXII.5 et Sanhédrin
96.2).
Le mont Caf
Dans les traditions, il est dit qu'un jour « Abdallah demanda au
Prophète quel était le point le plus élevé sur Terre. "Le mont Caf, réponditil,
(il est fait) d'émeraudes vertes." » Cette histoire est une version déformée
d'un passage du Hagigah dans lequel se trouve le commentaire qui suit sur
le mot thohu de La Genèse 1.2 : « Thohu est une ligne verte (Cav ou Caf)
qui entoure le monde tout entier et au-delà se trouve i'obscurité. »
A.3 LES LOIS MORALES ET CÉRÉMONIELLES
Les préceptes moraux qui suivent ont été empruntés par Muhammad au
Talmud : les enfants ne doivent pas obéir à leurs parents quand ceux-ci leur
demandent de s'associer au Malin (Jebhamoth V I , sourate XXIX.7), Concernant
la nourriture et la boisson durant le jeûne du Ramadan, la sourate
11.187 commande « Mangez et buvez jusqu'à ce que l'on ne puisse plus distinguer
à l'aube un fil blanc d'un fil noir. Jeûnez, ensuite, jusqu'à la nuit »,
tandis que dans le Mishnah Berachoth 1.2, c'est la prière du Shema qui doit
être faite au moment où l'on ne peut plus distinguer un fil bleu d'un fil blanc.
La sourate IV.43 dit que les croyants ne doivent pas prier quand ils sont
ivres, impurs ou quand ils ont touché des femmes; toutes ces restrictions se
retrouvent dans Berachoth 31.2,111.4 et dans Erubin 64. Les prières peuvent
être dites debout, en marchant, ou même en chevauchant (Berachoth
X, sourates 11.239, III. 188, X.12). En cas d'urgence, les dévotions peuvent
être abrégées sans commettre de péché (Mishnah Berachoth IV.4, sourate
IV.101). Les ablutions rituelles prescrites par la sourate V.6 sont comparables
à celles demandées dans Berachoth 46. Selon les sourates IV.43 et V.6,
la purification par le sable est admise quand il n'y a pas d'eau disponible, et
pour le Talmud, celui qui « se purifie avec du sable en fait assez » (Berachoth
X L V I ) . Les prières ne doivent pas être trop bruyantes (sourate
XVII.110 et Berachoth 31.2).
LES ORIGINES DE L'ISLAM 83
Le Coran (sourate 11.228) prescrit que les femmes répudiées devront
attendre un délai de trois mois avant de pouvoir se remarier. Là encore,
Mishnah Jebhamoth IV. 10 contient la même loi. Les degrés de parenté à
l'intérieur desquels les mariages sont permis par le Coran (sourate 11.33)
sont empruntés au Talmud Kethuboth X L . l . Les deux religions insistent
pour qu'une femme allaite son enfant pendant deux ans (voir les sourates
X X X I . 14,11.233 et Kcthuboth 60.1).
Torrey résume les autres doctrines que Muhammad a empruntées au
judaïsme :
La résurrection des hommes, aussi bien des justes que des impies, une
idée familière, du moins depuis Daniel X11.2, et toujours puissamment
influente ; le jour du jugement dernier, yom dina rabba, quand les livres
seront ouverts et quand chaque homme devra rendre des comptes ; la
récompense du paradis, le jardin et la punition de l'enfer, avec le feu éternel
de Gchinnam : autant de conceptions que Muhammad a naturellement
enrichies de son imagination fertile ; la doctrine des anges et des esprits
démoniaques, en particulier les activités d'Iblis et de Gabriel, l'ange de la
révélation. Muhammad a dû être profondément impressionne par le premier
chapitre de la Genèse, si l'on en juge par l'importance que le Coran
consacre à la création du ciel et de la terre, de l'homme et de tout ce qui
compose la nature.41
(B) HISTOIRES ET LÉGENDES
Pour Emmanuel Deutsch, « c'est presque comme si (Muhammad) avait
respiré depuis son enfance l'atmosphère du judaïsme contemporain, ce
judaïsme que nous trouvons cristallisé dans le Talmud, les Targums, et le
Midrash ».
Les personnages de l'Ancien Testament qui suivent sont mentionnés
dans le Coran : Aaron-Harun, Abel-Habil, Abraham-Ibrahim, Adam-
Adam, Caïn-Qabil, Coré-Qarun, David-Dawd, Elie-llyas, Elisée-Alyasa,
Enoch-Idris, Ezra-Uzair, Gabriel-Jibril, Gog-Yajuj, Goliath-Jalut, Isaac-
Ishaq, Ismaël-Ismail, Jacob-Yacub, Job-Aiyub, Jonas-Yunus, Joseph-
Yusuf, Josué-Yusha, Lot-Lut, Magog-Majuj, Michel-Mikail, Moïse-
Musa, Noé-Nuh, Pharaon-Firaun, Salomon-Sulaiman, Saül-Talut,
Terakh-Azar.
Les péripéties et les contes suivants sont tirés de l'Ancien Testament,
mais, comme le signale le Dictionnaire de l'Islam, « avec un étrange désir de
précision et un copieux mélange de fables talmudiques » :
Aaron tait un veau : XX,90
CaïnetAbel : V.30
41. Torrey, p. 60.
84 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Abraham visité par les anges : XI.69, XV.52
Abraham prêt à sacrifier son fils : XXXVI 1.103
La chute d'Adam : VII.24,11.35
Coré et sa compagnie : XXVIII.76, XXIX.38, XL.25
La création du monde : XV1.3, XII 1.3, X X X V . 1-12
La louange de David à Dieu : XXXIV. 10
Le déluge : LIV.9, L X I X . l l , XI.42
Jacob en Egypte : X I I . 100
Jonas et la baleine : VI.86, X.98, XXXVII.139, LXV111.48
La manne et les cailles : VII. 160, XX.82
Moïse frappe le rocher : VII.160
L'Arche de Noé : XI.40
Pharaon : 11.46, X.76. XLIII.45. XL.38
Le jugement de Salomon : XXI.78
La reine de Saba : X X V I I 72
Muhammad souhaitait évidemment établir « une relation univoque avec
les précédentes religions du Livre et surtout avec les écritures
hébraïques » . 4 2 Or, malgré tous les personnages et les péripéties qu'il
emprunte à l'Ancien Testament, la plupart des spécialistes conviennent que
Muhammad n'a pas eu directement accès à ta Bible.
Un texte original en hébreu ou n'importe quelle traduction aurait permis
d'éviter les erreurs qu'il commet régulièrement quand ses révélations impliquent
des données de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Toutefois, là où
un élément biblique est dénaturé ou déformé dans les révélations de
Muhammad, il peut être prouvé que l'erreur identique réapparaît dans des
sources post-bibliques telles que des commentaires homilétiques professés
dans les synagogues et les églises chrétiennes.45
En plagiant le Talmud et les autres sources juives, Muhammad fit
preuve de très peu de créativité.
Ses personnages sont tous pareils et ils débitent les mêmes platitudes. Il
aime les dialogues théâtraux, mais il a une conception limitée de la mise en
scène et de l'action théâtrale. L'enchaînement logique des épisodes est fantaisiste
et des détails importants, nécessaires à la compréhension du récit
sont fréquemment oublies. Il ne peut s'empêcher de ressasser les mêmes histoires
et il a un sens très limité de l'humour. (...) La sourate XI.27-51 donne
un récit ennuyeux des aventures de Noé. Elle contient très peu de faits. Elle
est composée de harangues uniformément lassantes qui se répètent sans inspiration
et on a le sentiment qu'un contemporain de Noé, placé devant
l'éventualité de passer quarante jours et quarante nuits dans l'arche, préférerait
affronter le déluge.44
42. Torrey, p. 105.
43. Cité par Obermann, p. 94
LES ORIGINES DE L'ISLAM 85
Par ailleurs, Muhammad n'avait que des notions très vagues de la chronologie
hébraïque. Il savait que Saül, David et Salomon étaient postérieurs
aux Patriarches, mais il ignorait la chronologie des autres prophètes ou
l'époque à laquelle ils avaient vécu. 11 avait des idées bizarres sur Ezra qu'il
était manifestement incapable de situer.
Il laissait Élie, Elisée, Job, Jonas et Enoch errer comme des âmes en
peine. Il ne connaissait absolument rien de la généalogie de Jésus (le prétendu
descendant de David), ni sur ses contemporains (à l'exception de la
famille de Jean le Baptiste), ni sur aucune histoire chrétienne. Il associait
Moïse et Jésus, croyant de toute évidence que très peu de temps après la
révélation faite au grand législateur hébreu avait suivi une révélation similaire
qui avait produit les chrétiens et leur livre sacré. Ceci est flagrant quand
il confond Marie la mère de Jésus et Miriam, la soeur de Moïse et d'Aaron.
Un événement que les rabbins affirment s'être déroulé au temps de Noé
est situé à l'époque de Salomon. Entre autres erreurs, Muhammad fait vivre
Noé 950 ans avant le début du déluge (sourate XXIX.14), alors qu'il s'agit
de la durée totale de sa vie (Genèse 1X.29). Muhammad se trompe également
à propos de la mauvaise conduite de Ham qui, selon la Genèse
(IX.22), a eu lieu après le déluge. On ne comprend pas clairement pourquoi
la femme de Noé est classée parmi les incroyants. Le Coran confond également
Saül et Goliath (cf. sourate II.249 et Juges VII.5).
La création d'Adam
Dans la sourate II.30-33 nous lisons :
Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur
Terre », ils dirent : « Vas-Tu y établir quelqu'un qui fera le mal et qui
répandra le sang, tandis que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant
et que nous proclamons Ta sainteté ?» Le Seigneur dit : « Je sais ce que
vous ne savez pas ». Il apprit à Adam le nom de tous les êtres, puis Il les
présenta aux anges en disant : « Faites-Moi connaître leur nom, si vous êtes
véridiques ». Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous ne savons rien en dehors de
ce que Tu nous as enseigné ; Tu es, en vérité, Celui qui sait tout, le Sage ».
Il dit : « O Adam ! fais-leur connaître les noms de ces êtres ! » Quand
Adam eut instruit les anges, le Seigneur dit : « Ne vous ai-Je pas avertis ?
Je connais le mystère des cieux et de la terre ; Je connais ce que vous montrez
et ce que vous tenez secret. »
Essayons de retrouver les sources de cette fable.
Quand Dieu projeta de créer l'homme, Il convoqua les anges et leur dit :
« Nous ferons l'homme à Notre propre image » (Genèse I.26). « Alors,
d i r e n t - i l s , qu'est-ce qu'un homme, que Tu T'en rappelles
(Psaumes V I I . 5 ) , quelle sera sa particularité ?» II répondit : « Sa sagesse
44. Torrey, p. 108.
86 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
est supérieure à la vôtre. » Alors 11 leur présenta du bétail, des animaux et
des oiseaux et leur demanda leur nom, mais ils ne le savaient pas. Après
avoir créé l'homme, Il les fit passer devant lui et lui demanda leur nom. Il
répondit : « C'est un boeuf, c'est un âne, c'est un cheval et ça un chameau. »
« Mais quel est ton nom ?» « Pour moi, je devrais être appelé terrestre, car
c'est de la terre que je suis créé. » (Midrash Rabbah sur le Lévitique, Parashah
XIX, et Genèse, Parashah VIII, et Sanhédrin XXXVIII).
Diverses sourates racontent aussi que Dieu ordonna aux anges de vénérer
Adam (VII.11, XV.29, XVIII.50, XX.116, XXXVIII.71). lis obéirent
à l'exception de Satan. Cela concorde avec le récit de Rabbin Moïse dans le
Midrash.
Caïn et Abel
Geiger cite l'histoire de Caïn et Abel comme un exemple de ce que Torrey
critique dans le style narratif de Muhammad : des points importants de
l'histoire sont laissés de côté. Geiger montre que telle qu'elle est présentée
dans le Coran (sourate V.27), l'histoire de Caïn et Abel est incohérente et
ne peut être comprise qu'en consultant le même passage dans Mishnah
Sanhédrin IV.5. Le meurtre d'Abel est emprunté à la Bible, mais la conversation
entre Caïn et Abel, avant qu'Abel ne soit tué, est un plagiat des targums
de Jérusalem. Dans le Coran, après le meurtre, Dieu envoie un
corbeau pour montrer à Caïn comment ensevelir Abel :
Dieu envoya un corbeau qui se mit à gratter la terre pour lui montrer
comment cacher le cadavre de son frère. Il dit : « Malheur à moi ! Suis-je
incapable d'être comme ce corbeau et de cacher le cadavre de mon frère ? »
— Il se trouva alors au nombre de ceux qui se repentent — Voilà pourquoi
nom avons prescrit aux fils d'Israël : « celui qui a tué un homme qui lui-même
n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur Terre, est considéré tomme s'il
avait tué tous les hommes ; et celui qui sauve un seul homme est considéré comme
s'il avait sauvé tous les hommes » (sourate V.31-32).
Les lignes en italique n'ont aucun rapport avec le reste du texte. Cependant,
tout devient limpide si nous lisons le Mishnah Sanhédrin IV.5 :
Nous trouvons qu'il disait dans le cas de Caïn qui assassina son frère :
La votx des sangs de ton frère criait. Ici, il n'est pas dit sang au singulier mais
sangs au pluriel, c'est-à-dire son propre sang et le sang de sa semence.
L'homme rut créé en un seul exemplaire de façon à montrer à celui qui tue
un seul individu, qu'il sera considéré qu'il a tue la race endere ; mais à celui
qui préserve la vie d'un seul individu il sera compté qu'il a préservé !a race
entière.
La partie omise sert de liaison et sans elle la sourate est inintelligible.
LES ORIGINES DE I.'ISLAM 87
Noé
De toute évidence, une partie de l'histoire de Noé provient de la Genèse,
mais les détails sur le personnage de Noé sont tirés des sources rabbiniques
(sourates VII.59, X.71, X X I 1.42, etc.). Les conversations entre Noé et son
peuple, quand il construit l'Arche, sont les mêmes que celles que l'on trouve
dans le Sanhédrin C V I I I . Le Coran et les écritures rabbiniques déclarent
tous que la génération du Déluge fut punie par de l'eau bouillante (Rosh
Hashanah XVI.2, Sanhédrin CVIII et les sourates XI.40 et XXIII.27).
Abraham sauvé du feu de Nemrod
L'histoire d'Abraham (Ibrahim) est disséminée dans tout le Coran —
sourates 11.260, Vl.74-84, XLX.41-50, XXI.51-72, XXVI.69-82, X X I X . 16
et suivantes, XXXVII.83 et suivantes, XLIII.26-28, LX.4, etc. Les traditions
musulmanes reposent également sur la vie du patriarche. Geiger et
Tisdall ont montre que les sources des récits coraniques et traditionnels
reposent sur le Midrash Rabbah juif. Les sources talmudiques et musulmanes
sont en contradiction avec le récit biblique. Par la Genèse, nous apprenons
que Nemrod est le petit-fils de Ham et qu'il fonda un grand empire.
Dans le Midrash et dans le Coran, Abraham est puni pour avoir détruit les
idoles adorées par le peuple de Nemrod. Il est jeté dans un brasier mais en
sort indemne. Selon Tisdall,l'histoire entière est basée sur une mauvaise
interprétation de la Genèse XV.7 : « Je suis le Seigneur qui t' sorti d'Ur en
Chaldée. » Ur en babylonien veut dire la ville, et l'Ur Chaldéenne était la
ville où habitait Abraham. Mais Ur ressemble à un autre mot, Or, qui veut
dire lumière ou feu. Des années plus tard, un commentateur juif peu instruit,
Jonathan ben Uzziel, traduisit ce verset de la Genèse en « Je suis le
Seigneur qui t'a délivré de la fournaise chaldéenne ». Ce commentateur
aggrava son erreur en rajoutant que tout ceci s'était passé « au temps où
Nemrod avait jeté Abraham dans le feu, parce qu'il ne voulait pas adorer les
idoles ». Bien sûr, même si Nemrod a existé, il ne fut certainement pas un
contemporain d'Abraham, si nous nous en tenons au récit de la Genèse.
Joseph (Ancien Testament, Père de Jacob)
Bien que l'histoire du grand patriarche soit dans son ensemble tirée de
la Bible, Torrey46 montre que le récit coranique est incohérent (la sourate
XII lui est entièrement consacrée) et que ce récit ne s'éclaire que si nous le
complétons par des passages du Midrash (Midrash Yalkut C X L V I ) .
La femme de Putiphar essaie de séduire Joseph qui tout d'abord résiste.
Il est sur le point de céder quand une vision l'en dissuade. Naturellement.
45. Tisdall, p. 23.
46. Torrey, pp. 109 et suivantes.
88 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
le Coran ne nous explique pas quelle est la nature de la vision. Quoi qu'il en
soit, « rabbin Jochanan dit dans Sota XXXVI.2, duquel le récit coranique
est tiré, que tous deux avaient l'intention de commettre le péché. Le saisissant
par son vêtement, elle dit à Joseph : "Allonge-toi avec moi" (...) alors
se dessina à la fenêtre la silhouette de son père qui l'appela, "Joseph, Joseph !
Les noms de tes frères seront gravés sur les pierres d'Ephod et aussi le tient.
Veux-tu que cela soit effacé?" »
Dans le Coran, la suite de l'histoire est incompréhensible si l'on ne consulte
pas la source, dans ce cas précis le Midrash Yalkut C X L V I . L'épouse
de Putiphar invite toutes les femmes qui ont ri de sa toquade à une fète où
elles peuvent se rendre compte de la beauté de Joseph et, dans leur excitation,
elles se coupent aux mains avec des couteaux. Le Coran ne dit pas
pourquoi elles ont des couteaux ; dans le Midrash Yalkut, au contraire, nous
voyons que c'est pour manger des fruits.
Dans le Coran, nous apprenons que Jacob dit à ses fils d'entrer par des
portes différentes, de même dans Midrash Rabbah sur la Genèse, Parashah
X C I , Jacob leur dit, « n'entrez pas par une et même porte ». Laissons Torrey
continuer cette histoire :
Quand la coupe fut trouvée dans le sac de Benjamin et qu'on l'accusa
d'être un voleur, ses frères dirent : « S'il a volé, un de ses frères a aussi volé
autrefois ». Les commentateurs ne savent plus quoi faire pour expliquer
comment Joseph aurait pu avoir été accusé de vol. La solution est donnée
dans le Midrash qui remarque que la mère de Benjamin avait volé avant lui,
se référant bien sûr à l'époque où Rachel avait emporté les biens de son père
(Genèse X X X I . 19-35). De nouveau, le Coran nous dit que Jacob savait par
une révélation que son fils Joseph était toujours vivant (sourate XII.86) mais
c'est dans le Midrash Yalkut C X L I I I que nous apprenons quand il en fut
informé : « Un incroyant demanda à notre maître : "Est-ce que les morts
continuent à vivre ? Vos parents ne le croyaient pas et le croirez-vous ? De
Jacob il est dit qu'il refusa d'être consolé : n'aurait-il pas été réconforté s'il
croyait que le mort était vivant ?" Mais il répondit : "Insensé, il savait par
l'Esprit Saint qu'il vivait toujours, et que pour une personne vivante on n'a
pas besoin de réconfort." »
Hud, Moïse et d'autres
Les détails qui concernent le patriarche Hud, que l'on identifie habituellement
au Eber de la Bible, sont aussi tirés des écrits rabbiniques (voir la
sourate XI.63 et Mishnah Sanhédrin X.3). Le récit coranique de Moïse et
Pharaon contient lui aussi de nombreux emprunts. Citons quelques exemples
pris au hasard : dans Rashi (Exode XV.27), les commentateurs juifs
ajoutent que douze fontaines furent trouvées près d'Elim et que chaque
tribu avait un puits. Muhammad transpose l'énoncé et déclare que douze
fontaines jaillirent du rocher qui avait été frappé par Moïse à Rephidim.
Aboda Saralý II.2 contient un conte fabuleux où Dieu recouvre les Israélites
LES ORIGINES DE L'ISLAM 89
avec le mont Sinaï, lorsqu'il remet les Tables de la loi. Le Coran en donne
la version suivante (sourate VII. 171) : « Nous avons projeté le Mont audessus
d'eux comme s'il avait été une ombre. Ils pensèrent qu'il allait tomber
sur eux : "Prenez avec force ce que nous vous avons donné, rappelez-vous
son contenu." »
Salomon et Saba
Le Coran s'étend sur l'histoire de Salomon, plus particulièrement sur sa
rencontre avec la reine de Saba. Se référant à la sagesse de Salomon, le
Coran mentionne qu'il était capable de parler aux oiseaux. Les commentateurs
juifs partageaient la même opinion. De diverses sourates nous apprenons
que les vents lui obéissaient et que les démons, les oiseaux et les bêtes
formaient une partie de son armée (sourates X X I . 8 1 , X X V I I . 1 5 ,
XXXIV. 12, XXXVIII.35). Dans le deuxième targum du Livre d'Esther, on
peut lire : « Des démons de toutes sortes, et les esprits du mal lui étaient
soumis. » Muhammad raconte comment les démons aidèrent à la construction
du Temple et, ayant été dupés, continuèrent après sa mort (sourate
XXXIV). Cette fable est un emprunt direct aux juifs (Gittin LXVIII).
Alexandre le Grand
La sourate XVIII est insolite parce qu'elle est faite de toutes sortes de
légendes qui ne proviennent pas des sources habituelles, à savoir l'Ancien
Testament, la littérature rabbinique ou le folklore arabe. Moïse et son serviteur
recherchent le confluent des deux rivières (Makjma'al-Bahrain) :
Quand ils atteignirent cet endroit, ils s'aperçurent que, influencés par
Satan, ils avaient oublié les poissons qu'ils avaient pris avec eux. Les poissons
s'étaient frayés un chemin jusqu'à l'eau et ils étaient partis au loin. Pendant
qu'ils cherchaient leurs poissons, ils rencontrèrent un serviteur de Dieu.
Moïse lui dit qu'il le suivrait s'il voulait bien lui enseigner le droit chemin.
Ils parvinrent à un arrangement, mais le serviteur de Dieu dit à Moïse qu'au
début il (Moïse) ne comprendrait pas ses actes, qu'il ne devrait pas demander
d'explication et que, par conséquent, Moïse serait incapable de le supporter.
Ils se mettent toutefois en route et, durant le voyage, le serviteur de
Dieu se comporte de façon scandaleuse. Moïse est exaspéré et finit par lui
demander des explications. Sur quoi le serviteur de Dieu repond : « Ne t'aije
pas dit que tu perdrais patience avec moi ?» Il se sépare de Moïse et au
moment de partir lui donne la raison de ses actes qui, effectivement, avaient
de bonnes raisons d'être (versets 59 à 81).
Noldeke et d'autres ont retrouvé les sources de cette histoire dans (1)
L'Epopée de Gilgamesh; (2) La Romance d'Alexandre; (3) La Légende juive
d'Elisée et rabbin Josué ben Levi.
(1) L'Epopée de Gilgamesh. Ce poème babylonien, qui date environ de
1198 avant J . - C , raconte la vie héroïque de deux amis Enkidu et Gilga90
POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
mesh. Quand Enkidu meurt, Gilgamesh, craignant lui-même de mourir,
part à la recherche de l'immortalité. Il va trouver son ancêtre Utnapishtim,
qui vit à l'embouchure de deux rivières. Gilgamesh sait qu'Utnapishtim est
le seul homme qui ait acquis l'immortalité. Son ancêtre lui parle d'une
plante qui a la propriété de rajeunir les vieillards, mais qui ne pousse qu'au
fond des océans. Gilgamesh finit par la trouver mais au dernier moment, la
plante est volée par un serpent.
(2) Le Roman d'Alexandre. L'origine du Roman d'Alexandre remonte à la
littérature syrienne, dans le Lai d'Alexandre dont la source première est Le
Roman d'Alexandre du pseudo-Callisthène qui date environ de 100 av. J . -
C. La version syriaque raconte comment Alexandre et son cuisinier
Andreas se mettent en quête de la source de jouvence. Alors qu'ils font dessaler
du poisson dans une source, le poisson revit au contact de l'eau et
s'échappe. Andreas plonge après le poisson et ainsi devient immortel.
Quand plus tard Alexandre apprend l'histoire, il comprend qu'il a manqué
de découvrir la source même qu'il recherchait. Malheureusement, il n'arrive
plus à retrouver cette source.
(3) La Légende juive dit comment Josué ben Levi part en voyage avec
Elisée et comment ce dernier fixe des conditions identiques à celles du serviteur
de Dieu dans l'histoire de Muhammad. Elisée se comporte lui aussi
de façon outrageante et tout comme Moïse, Josué s'en trouve affecté.
Wensinck résume le résultat de la comparaison de toutes ces sources :
« Le personnage de Josué ben Levi, que Muhammad connaissait par l'intermédiaire
des juifs et qui n'apparaît plus dans les légendes musulmanes, a été
identifié... avec Joshua b. Nun. Cette méprise doit être la conséquence
d'une confusion entre Elisée, le maître de Josué ben Lévi et Moïse, le maître
de josué ben Nun. Moïse incarne à la fois Gilgamesh et Alexandre dans la
première partie de l'histoire coranique, et Elisée dans la seconde. »
Enfin, Alexandre lui-même est présenté dans les versets 82 à 96 comme
Dhu'I-Karnain, Celui aux Deux Cornes. Nous savons, d'après une version
syrienne de la légende, qu'Alexandre était appelé Deux Cornes parce que
Dieu « fit pousser deux cornes sur ma tête, pour qu'avec elles je puisse écraser
les royaumes du monde ». Le récit coranique continue en mélangeant
l'histoire de Gog et Magog avec celle d'Alexandre (voir Genèse X.2, Ezéchiel
XXXVIII).
Autres emprunts
Muhammad fait souvent référence à Dieu comme rabb, Seigneur, quelquefois
comme rabb alal-'alamin, c'est-à-dire le Seigneur des mondes (sourates
LVI.80, L X X X I . 2 9 ) . 4 S Dans la liturgie juive tout comme dans la
Aggadah, nous trouvons ribbon ha-olamin. Muhammad parle aussi de Dieu
47. Wensinck, article Al Khadir, in El1.
48. Obermann, p. 100.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 91
comme ar-rahman, le Miséricordieux. Cet attribut se rencontre bien sûr en
tête de chaque sourate, mais il apparaît en d'autres endroits plus de cinquante
fois, presque comme un nom personnel de Dieu. Ce qualificatif
semble avoir été employé en Arabie bien avant l'islam. Il a été trouvé dans
des inscriptions du sud de l'Arabie. Richard Bell doute que Muhammad
l'ait adopté directement du judaïsme. Toutefois, Obermann signale que
« ha-rahman » est aussi fréquemment utilisé dans la liturgie juive. Jeffery
résume ainsi sa propre opinion : « Le fait que ce mot apparaisse dans la
poésie ancienne et qu'il ait été utilisé par des prophètes rivaux de Muhammad
comme Musaylamah de Yamamah et al Aswad du Yémen, indiquerait
une origine plutôt chrétienne que juive, bien que ceci soit incertain. » 4 9
Christianisme
Il avait des idées très vagues sur l'enseignement de l'Eglise ou
sur ce que l'Église Catholique pouvait être. En fait, il n'a jamais
acquis une connaissance approfondie de ces choses. Noldeke avait
remarqué, il y a assez longtemps, que l'homme qui avait fait une
telle description du principal sacrement chrétien, comme celle de la
sourate V. 111, une sourate tardive du Coran, ne peut pas avoir
connu grand chose de la religion catholique.
Richard Bell5 0
Le christianisme, influencé par les Eglises syriennes (jacobite et nestorienne),
était largement répandu en Arabie à l'époque de Muhammad. A al
Hira, une ville d'Irak, beaucoup de familles chrétiennes étaient monophysites.
Nous savons également que le syriaque est « la source principale des
emprunts coraniques ». Sans aucun doute possible, ce fut du syriaque utilisé
par les chrétiens d'al Hira que provient la majeure partie du vocabulaire
importé dans la langue arabe. Il existait également une communauté chrétienne
à Najran dans le sud de l'Arabie. Les chrétiens y étaient principalement
nestoriens, mais un nombre non négligeable d'entre eux étaient
monophysites associés à l'Eglise d'Abyssinie. D'après la tradition musulmane,
Muhammad lui-même aurait eu des contacts personnels avec les
chrétiens de l'Eglise syrienne. D'après les sources musulmanes, nous savons
qu'il fit dans sa jeunesse du négoce avec la Syrie. Il aurait écouté un sermon
de Quss, l'evêque de Najran, lors d'une fête à Ukaz près de La Mecque.
Des contacts commerciaux étroits existaient depuis longtemps avec
l'Abyssinie. L'Arabie du sud avait même vécu sous la domination abyssinienne.
Les sources musulmanes nous rapportent l'histoire d'un groupe de
Mecquois qui s'étaient convertis à l'islam et qui s'étaient enfuis en Abyssinie
pour éviter toute persécution. Torrey date de cette période l'intérêt nouveau
de Muhammad pour le christianisme.
49. Jeffery (l), p. 141.
50. Bell, p. 136.
92 POURQUOI JE NE SUES PAS MUSULMAN
Néanmoins, malgré tous ses efforts, Muhammad ne comprit jamais la
doctrine de la Sainte Trinité, et toutes les informations contenues dans le
Coran sur le christianisme proviennent exclusivement de doctrines hérétiques.
Les Sept Dormants
La légende des Sept Dormants d'Ephèse apparaît vers la fin du Ve siècle,
et se répand bientôt dans tout le Moyen-Orient et en Europe. La première
mention en est faite, semble-t-il, dans Le Syriaque de Jacques de Saroug, un
évêque syriaque (452-521). Elle fut ensuite traduite en latin par Grégoire
de Tours (538 — 594) dans De Gloria Martyrum (1.I.C, 95). Pour Gibbon,
« ce conte populaire, que Muhammad a pu apprendre quand il conduisait
ses chameaux dans les foires de Syrie, est ajouté au Coran comme une
révélation divine » (sourate XVIIL9-26). Le récit du Coran commence
ainsi : « Comprends-tu que les hommes de la Caverne et d'al Raqim constituent
une merveille parmi nos Signes ? » D'après cette fable, quelques jeunes
chrétiens s'étaient réfugiés dans une caverne pour échapper aux
persécutions sous l'Empereur Decius. Leurs poursuivants trouvèrent leur
cachette et les y emmurèrent. Les jeunes gens survécurent miraculeusement
et réapparurent environ deux siècles plus tard. Pendant longtemps, les commentateurs
se sont disputés sur la signification du nom al Raqim. Torrey51
a suggéré qu'il s'agirait d'une erreur de lecture du nom de Decius tel qu'il
est écrit dans le manuscrit araméen.
Erreurs sur l'histoire de Marie
Dans la sourate XLX.27-28, nous lisons qu'après la naissance de Jésus,
les gens vinrent à Marie et lui dirent « Ô Marie ! Tu as fait quelque chose
de monstrueux ! Ô soeur d'Aaron ! Ton père n'était pas un homme mauvais
et ta mère n'était pas une prostituée. » Ailleurs, Marie est appelée la fille
d'Imran (sourate LXV1.12,111,36), et nous trouvons encore : « Nous avons
donné le Livre à Moïse et lui avons adjoint son frère Aaron comme vizir. »
Il est évident que Muhammad a confondu Myriam, la soeur de Moïse, et
Marie, la mère de Jésus. En vérité, les commentateurs ont mis leur cerveau
à rude épreuve pour expliquer cette merveilleuse confusion de l'espace et du
temps.
Dans la sourate XLX, Marie, la mère de Jésus, reçoit la visite d'un ange
qui lui annonce qu'elle va donner naissance à un enfant, bien qu'elle soit
vierge, car telle est la volonté de Dieu. La sourate (versets 22 et suivants)
continue ainsi :
51. Torrey, pp. 46-47.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 93
Elle devint enceinte de l'enfant puis elle se retira avec lui dans un lieu
éloigné. Les douleurs la surprirent auprès du tronc d'un palmier. Elle dit :
« Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée ! »
L'enfant qui se trouvait à ses pieds l'appela : « Ne t'attriste pas ! Ton Seigneur
a fait jaillir un ruisseau à tes pieds. Secoue vers toi le tronc du palmier ;
il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. Mange, bois et cesse de
pleurer. Lorsque tu verras quelque mortel, dis : "J'ai voué un jeûne au
Miséricordieux ; je ne parlerai à personne aujourd'hui." »
La source directe de cette histoire se trouve dans le livre apocryphe
appelé l'Histoire de la Nativité de Marie et de la petite enfance du Sauveur, dans
lequel l'enfant Jésus demande au palmier : « Fais descendre tes branches
ici-bas, que ma mère puisse manger de tes fruits. Immédiatement l'arbre se
courbe aux pieds de Marie et tous mangent de ses fruits. (Ensuite Jésus dit
à l'arbre de taire) jaillir une fontaine à sa base. (...) A l'instant, l'arbre se
redresse et de ses racines une eau merveilleusement douce et claire commence
à couler. »
D'autres parties de l'histoire coranique sont tirées du proto-Evangile de
Jacques le Mineur, écrit en grec, et aussi de l'histoire copte de la Vierge.
Jésus
La sourate IV. 157 nie la crucifixion de Jésus : « Mais ils ne l'ont pas
tué ; ils ne l'ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi. » Certains
ont supposé qu'il s'agissait d'une pure invention de Muhammad, mais nous
savons que plusieurs sectes hérétiques niaient la crucifixion, en particulier
celle des basilides qui prétendaient que Simon de Cyrène avait été crucifié
à la place du Christ. D'autres légendes sur Jésus, parlant au berceau, insufflant
la vie à des oiseaux d'argile (sourate V.110), etc., sont copiées sur
l'ouvrage copte, L'Evangile de Saint Thomas. La sourate V parle d'une
table qui descend du ciel et dont l'origine est sans aucun doute la dernière
cène.
La Sainte Trinité
Deux sourates mentionnent la doctrine chrétienne de la trinité :
Crovez donc en Dieu et en ses prophètes. Ne dites pas : « Trois ».
(IV.171)
Oui, ceux qui disent : « Dieu est, en vérité, le troisième de trois » sont
impies. (V.73)
Le Messie, fils de Marie, n'est qu'un prophète. Sa mère était parfaitement
juste. Tous deux se nourrissaient de mets. (V.75)
94 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Dieu dit : « Ô Jésus, fils de Marie ! Est-ce toi qui as dit aux hommes :
"Prenez, moi et ma mère, pour deux divinités, en dessous de Dieu ?" »
(V.116)
Le très révéré commentateur musulman Al Baidawi affirme que les
chrétiens résumaient la Trinité à Dieu, au Christ et à Marie. Cela devait
également être l'opinion personnelle de Muhammad.
La balance
Nous avons vu plus haut que la balance du jugement dernier, c'est-à-dire
la bascule sur laquelle les actions des hommes seront pesées au jour du jugement,
venait des Perses. Mais d'autres éléments sont clairement empruntés
à un ouvrage hérétique, le Testament d'Abraham, qui date probablement du
I I e siècle avant J . - C . De toute évidence, cette oeuvre s'inspire du Livre des
Morts égyptien. Nous avons déjà expliqué comment l'ascension du
Prophète était largement fondée sur le texte Pahlavi ; là encore, des éléments
importants ont été puisés dans le Testament d'Abraham. Dans le
texte apocryphe, le Patriarche est mené au ciel par l'archange Michel et il
voit deux routes qui conduisent au paradis et en l'enfer.
(Abraham) voit aussi deux portes, l'une large comme une route, l'autre
étroite comme l'autre route. A l'extérieur Us voient un nomme (Adam) assis
sur un trône d'or, l'air terrible comparé au Seigneur. Ils voient une multitude
d'âmes passer la porte large conduites par des anges, mais peu d'âmes passer
la porte étroite. Et quand le grand Homme (...) en vit si peu passer par la
porte étroite et autant par la porte large, il s'arracha les cheveux et se jeta à
terre en pleurant et en gémissant. Mais quand il vit beaucoup d'âmes entrer
par la porte étroite, il se releva avec joie et allégresse et se rassit sur le trône.
D'après le texte musulman Mishkat'l Masabih, Muhammad vit Adam au
cours de sa visite au ciel : « Voilà ! un homme assis, sur sa main droite il y
avait des chiffres noirs, et sur sa main gauche (aussi) des chiffres noirs.
Quand il regardait sa main droite, il riait ; quand il regardait sa gauche, il
pleurait. Et il disait : "Bienvenue au prophète vertueux et à l'excellent fils."
C'est Adam... les gens sur sa droite sont les habitants du paradis, et les chiffres
sombres sur sa gauche sont ceux de l'enfer. Quand il regarde sa droite,
il sourit, et quand il regarde sa gauche, il pleure. »
Les Sabéens
Beaucoup de savants, tels que Muir, ont supposé que Muhammad et ses
contemporains de l'Arabie centrale, ont dû être influencés par les sabéens.
Il y a là une source de confusion car cette appellation regroupe deux sectes
distinctes. Selon Carra de Vaux,52 les sabéens, qui sont considérés comme
52. Cara de Vaux, E.I.
LES ORIGINES DE L'ISLAM 95
un Peuple du Livre au même titre que les juifs et les chrétiens, seraient en
fait des mandéens. Ces derniers formaient une secte judéo-chrétienne originaire
de l'est du Jourdain qui pratiquait le baptême au IIe siècle de notre
ère. Toutefois, d'autres spécialistes comme Bell et Torrey ne croient pas que
Muhammad ait voulu appeler les mandéens par le terme de sabi'in.
Le second groupe que l'on connaît sous ce nom est la secte des sabéens
de Harran qui adoraient les astres et reconnaissaient l'existence d'esprits
célestes. Selon al Sharastani, un groupe de sabéens adorait directement les
étoiles qu'ils croyaient être des temples abritant des divinités, alors que le
second groupe rendait un culte dans des temples à des idoles qui représentaient
les étoiles. Pour autant qu'ils aient pu influencer Muhammad, il convient
de noter le nombre élevé de serments faits sur les étoiles et les planètes
dans le Coran : « J'en jure par les couchers des étoiles » (sourate LVI.75),
la sourate LIII appelée L'Etoile commence ainsi : « Par l'étoile lorsqu'elle
disparaît ». Les Mecquois païens ont pu être tout autant influencés par les
sabéens dans l'organisation de leurs rites. Nous savons par exemple que les
Mecquois gardaient 360 idoles dans la Kaaba et que la procession autour de
la Kaaba, comme on l'a déjà vu, symbolisait peut-être la rotation des sept
planètes.
CHAPITRE I II
LE PROBLÈME DES SOURCES
En ces temps de scepticisme, rien n'échappe à la critique,
et nous devons nous attendre à ce qu'on nous dise un
jour ou l'autre que Muhammad n'a jamais existé.
Snouck HURGRONJE1
Les récits musulmans de la vie du Prophète et des origines de l'islam sont
basés exclusivement sur des sources musulmanes, à savoir :
(1) Le Coran
(2) Les biographies musulmanes de Muhammad
(3) Les hadiths, c'est-à-dire, les traditions musulmanes
(1) Le Coran
La nature divine, l'infaillibilité, l'inimitabilité et tous les dogmes qui se
rattachent au Coran sont justifiés non seulement par les affirmations extravagantes
des musulmans, mais aussi par des récits traditionnels. Comme
nous le verrons, toutes ces affirmations sont fausses et les textes traditionnels
ne sont qu'« un ramassis de confusions, de contradictions et
d'incohérences ».2
Des spécialistes dignes de foi ont mis en doute l'authenticité même du
Coran et nous examinerons leurs arguments ; mais tout d'abord il nous faut
mentionner les noms des commentateurs musulmans qui font autorité en
la matière, car nous aurons besoin de nous référer à leurs travaux au cours
de ce chapitre :
Muhammad ibn Jarir al Tabari (838-933)
Al Baghawi (mort en 1117 ou 1122)
Al Zamakhshari (1075-1140)
Al Baydawi (mort en 1286 ou 1291)
Fakhr al Din al Razi (mort en 1209)
1. Hurgronje (2), p. 16.
2. Burton John, The Collection of the Quran, Cambridge, 1977, p. 225.
LE PROBLÈME DES SOURCES 97
Jalal-al-Din al Mahalli (mort en 1459)
Jalal-al-Din al Sayuti (mort en 1505)
(2) Les biographes musulmans
Muhammad est mort en 632. Le document le plus ancien que nous possédions
sur lui a été rédigé en 750 par Ibn Ishaq, c'est-à-dire 118 ans après
la mort du Prophète. L'authenticité de ce document est douteuse car le texte
original d'Ibn Ishaq est perdu et il n'est qu'en partie disponible dans une
recension plus tardive d'Ibn Hisham qui mourut en 834, soit deux siècles
après la mort du Prophète. Les autres sources dont nous disposons comprennent
les Annales d'al Tabari (mort en 923) qui fait également référence
à Ibn Ishaq. Voici donc les principales sources :
— Ibn Ishaq (mort en 767) : en plus d'une biographie du Prophète, il a
écrit une histoire des califes qui est citée par Al Tabari.
— Ibn Hisham (mort en 833) est l'auteur du Sirah, c'est-à-dire La Vie
de Muhammad, ou, d'une façon peut-être plus précise, édita l'oeuvre d'Ibn
Ishaq.
— Sayf B. Omar (mort vers 796) est la source principale d'al Tabari sur
les premières années de l'islam.
— Al Waqidi (mort en 823) écrivit une biographie du Prophète et de
ses campagnes qui fut extensivement utilisée par Tabari et Baladhuri (mort
en 829).
— Muhammad Ibn Sa'd (mort en 845) est le principal éditeur d'al
Waqidi et le compilateur d'un dictionnaire biographique.
— Al Tabari (mort en 923) est un très grand érudit qui a écrit sur divers
sujets (entre autres un commentaire du Coran). Il est peut-être plus connu
pour son Histoire du Monde qui va jusqu'en juillet 915.
— Ali b. Muhammad al-Madaini (mort en 840), important pour les
conquêtes arabes en Perse.
(3) Les hadiths
Les hadiths ou Livres des Traditions sont des recueils d'actes et de paroles
attribués au Prophète que l'on fait remonter jusqu'à lui par une série de
témoignages qui sont réputés dignes de foi (chaque chaîne de personnes qui
transmettent ces traditions est appelée isnad. Le texte ou la substance réelle
de ce que l'on rapporte est appelé matn). Outre ce que Muhammad fit et
ordonna, ces traditions comprennent ce qui fut fait en sa présence, ce qu'il
n'interdit pas et même les faits et paroles des compagnons du Prophète qui
font autorité. Un autre terme est utilisé dans ce contexte, la sunnah, qui veut
dire les us et coutumes. De cette façon, la sunnah du Prophète comprend
ses actes, ses propos et ses approbations tacites. Comme dit Wensinck,
« l'observance de la sunnah peut être d'une certaine façon appelée imitatio
98 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Muhammadis ». Il est important de bien distinguer ces deux termes : les
hadiths sont des communications orales dérivées du Prophète, alors que la
sunnah est la norme traditionnelle des rites et des lois qui gouvernent la vie
courante. La sunnah traite d'un point de religion ou de la loi sans qu'il y ait
nécessairement une tradition orale qui s'y rapporte. Autrement dit, on peut
considérer que quelque chose fait partie de la sunnah même si aucun hadith
ne lui correspond.
Les non-spécialistes et les non-musulmans ignorent à quel point les
hadiths sont révérés. « Les hadiths sont presque aussi estimés que le Coran
dans tout le monde (musulman). (...) Quelquefois, on croit que la parole
de Dieu elle-même se trouve dans les hadiths au même titre que dans le
Coran. » Naturellement, ces livres de traditions servent de base théorique à
la loi islamique et par conséquent à l'islam lui-même.
Six compilations des traditions sont acceptées comme authentiques et
sont agréées par les musulmans sunnites, à savoir :
Al-Bukhari (- mort 870)
Muslim ibn al Hajjaj (- mort 875)
Ibn Maja (- mort 887)
Abu Dawud (- mort 889)
Al-Tirmidhi (- mort 892)
Al-Nisai (- mort 915)
A cette liste on ajoute habituellement le nom d'Ahmed ibn Hanbal
(- 855), dont la grande encyclopédie des traditions, appelée Musnad,
contient près de 29 000 traditions et fait l'objet d'une pieuse lecture.
SCEPTICISME ET DOUTES
Ce n'est qu'à la fin du X I X e siècle que les traditions historiques et biographiques
concernant Muhammad et les premières années de l'islam commencèrent
à faire l'objet d'un examen attentif. Jusque-là, les érudits savaient
parfaitement que ces traditions étaient truffées de légendes et de détails
dont la seule finalité était de justifier des points de théologie. Certaines traditions
n'étaient motivées que par des intérêts personnels et elles entendaient
« donner une apparence de fondement historique aux intérêts
particuliers de certaines personnes ou de certaines familles. Toutefois, on
pensait alors qu'il resterait malgré tout, après un examen minutieux, assez
de matériel digne de foi pour dresser un portrait assez précis de la vie de
Muhammad, en tout cas plus précis que celui de n'importe quel autre fondateur
de religion universelle. »3 Cette illusion fut brisée par Wellhausen,
a.
b.
c.
d.
e.
f.
3. Hurgronje (2), p. 23.
LE PROBLÈME DES S O U R C ES 99
Caetani et Lammens qui remirent en question « l'une après l'autre les données
de la tradition musulmane ».
Wellhausen4 fit un tri parmi les vieilles traditions que l'on trouve dans
les compilations des I X e et Xe siècles. D'un côté, il mit les traditions primitives
authentiques, telles qu'elles étaient définitivement fixées au V I I I e siècle
et, de l'autre, les versions parallèles qui furent intentionnellement
falsifiées pour réfuter les premières. Ce type de fiction tendancieuse se
trouve dans les travaux d'historiens comme Sayf b. Omar (voir plus haut).
De leur côté, le Prince Caetani et le jésuite Lammens mirent en doute les
données qui avaient été jusque-là acceptées comme objectives. Pour eux, les
biographes de Muhammad étaient trop éloignés de son époque pour
recueillir des données exactes. De plus, leur but n'était pas de connaître les
choses telles qu'elles s'étaient passées, mais plutôt de construire une vision
idéalisée du passé, tel qu'il aurait dû être. « Sur la toile nue des versets du
Coran qui réclamaient des explications, les traditionnaires ont brodé avec
une grande hardiesse des scènes qui convenaient mieux aux désirs ou aux
idéaux de leurs groupes respectifs ou, pour utiliser l'expression favorite de
Lammens, ils remplirent les vides par un procédé de stéréotype qui permet
à un observateur critique de reconnaître l'origine de chaque métaphore. »5
« Lammens alla jusqu'à rejeter toute la biographie, jugeant qu'elle n'était
rien de plus qu'une exégèse hasardeuse basée sur quelques passages du
Coran dont le contenu est biographique, imaginée et façonnée par des
générations tardives de croyants. »6 Même les spécialistes qui n'étaient pas
d'accord avec le scepticisme extrême de Caetani et de Lammens furent obligés
de reconnaître qu'ils ne connaissaient « que très peu de choses sur la vie
de Muhammad avant qu'il ne s'impose comme messager de Dieu ; pratiquement
rien comparé à la biographie des légendes telle qu'elle est estimée
par les croyants. »7
Les idées positivistes de Caetani et celles du père Lammens ne furent
jamais oubliées. Elles furent reprises par un groupe d'islamologues soviétiques
et poussées dans leurs conclusions, certes les plus extrêmes, mais finalement
logiques. Dans son livre Christ (1930), N. A. Morozov propose une
théorie selon laquelle l'islam, jusqu'aux croisades, ne pouvait pas être distingué
du judaïsme et qu'il n'acquit une certaine indépendance que lorsque
Muhammad et les premiers califes devinrent des figures mythiques.
Au Moyen Age, l'islam n'était simplement qu'une ramification de l'arianisme
motivée par un événement météorique dans la région de la Mer
Rouge, près de La Mecque. Il s'apparentait à l'iconoclasme byzantin. Le
Coran porte des traces de compositions tardives, jusqu'au X I e siècle. La
4. Humphreys, p. 82.
5. Hurgronje (2), p. 24.
6. Lewis (4), p. 94.
7. Hurgronje (2), p. 25.
100 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
péninsule arabe était bien trop éloignée des grands centres culturels pour
donner naissance à une quelconque religion. Jusqu'à ce que l'impact des
croisades ne leur donne une identité distincte, les islamistes ariens, qui passaient
au Moyen Age pour des agaréniens, des ismaélites et des Sarrasins,
ne pouvaient être distingues des juifs. Toutes les vies de Muhammad et de
ses successeurs directs sont apocryphes, tout comme le sont les récits du
Christ et de ses apôtres.8
Influencé par Morozov, Klimovich publia un article intitulé Est-ce que
Muhammad a existé ? (1930), duquel il ressort que toutes les sources d'information
sur Muhammad sont tardives. Muhammad était une fiction nécessaire
puisque toute religion doit avoir un fondateur. Tolstov compare le
mythe de Muhammad à celui des chamans déifiés des Yakuts, des Buryats
et des Altays. « L'intention sociale de ce mythe était de contrôler la désintégration
du bloc politique des négociants, des nomades et des paysans qui
avaient porté au pouvoir la nouvelle aristocratie féodale. » Vinnikov compare
lui aussi le mythe de Muhammad au chamanisme, soulignant ainsi le
caractère primitif de rites magiques tels que celui des ablutions.9
Ce que Caetani et Lammens firent pour la biographie du Prophète,
Ignaz Goldziher le fit pour l'étude des hadiths. Goldziher a eu une
influence énorme dans le domaine des études islamiques et il n'est pas exagéré
de dire qu'il est, avec Hurgronje et Noldeke, l'un des pères fondateurs
de l'étude moderne de l'islam. Ce qu'il a écrit entre 1870 et 1920 est toujours
étudié avec assiduité dans toutes les grandes universités. Dans On the Development
of the Hadiths, Goldziher « a démontré qu'un grand nombre de
hadiths, même ceux qui sont acceptés par les compilations musulmanes les
plus critiques, n'étaient que de pures et simples contrefaçons de ce qui existait
à la fin du V I I I e et au I X e siècles et que, par conséquent, les isnads méticuleux
(chaînes de transmetteurs) qui les avaient transmis étaient
complètement fictifs. ».10
Confrontés aux arguments et aux preuves inattaquables de Goldziher,
les historiens commencèrent à paniquer et imaginèrent toutes sortes de
stratagèmes pour faire échec au scepticisme, par exemple en postulant ad
hoc des distinctions entre traditions légales et traditions historiques. Mais,
comme le dit Humphreys,11 dans leur structure formelle, les hadiths et les
traditions historiques sont pratiquement identiques. En outre, beaucoup
d'érudits musulmans des VIIIe et I X e siècles avaient travaillé sur les deux
types de textes. « Somme toute, si les isnads des hadiths étaient suspects,
alors les isnads attachés aux récits historiques devaient l'être aussi. »
8. Smirnov, p. 48.
9. Smirnov, pp. 48-49.
10. Humphreys, p. 83.
11. Humphrey, p. 83.
LE PROBLÈME DES SOURCES 101
Comme Goldziher1 2 le dit lui-même, « une connaissance approfondie
du stock immense des hadiths pousse à la plus grande circonspection » et il
considère que les hadiths sont pour la plupart « le résultat du développement
religieux, historique et social de l'islam au cours des deux premiers
siècles ». Les hadiths n'ont aucune valeur pour étayer une histoire scientifique
et ne peuvent servir qu'à réfléchir sur les tendances des premières communautés
musulmanes.
Ici, il me faut introduire une digression pour bien expliquer les arguments
de Goldziher. Après la mort du Prophète, quatre de ses compagnons
lui succédèrent comme chefs de la communauté musulmane. Le dernier des
quatre fut Ah, gendre et cousin du Prophète. Ali était incapable d'imposer
son autorité sur la Syrie dont le gouverneur, Muawiya, avait adopté le cri de
guerre « Vengeance pour Uthman (contre Ali) ». Muawiya et Uthman
étaient parents et tous deux appartenaient au clan mecquois des Umayya.
Les armées d'Ali et de Muawiya s'affrontèrent à Siffin et l'issue de la bataille
fut indécise. Après le meurtre d'Ali en 661, Muawiya devint le premier
calife de la dynastie des Omeyyades, qui régna jusqu'en 750. Les Omeyyades
furent ensuite renversés par les Abbassides, qui gardèrent le pouvoir en
Irak jusqu'au X I I I e siècle.
Durant les premières années de la dynastie des Omevyades, les musulmans
étaient pour la plupart totalement ignorants des rites et des doctrines
de l'islam. Les légistes eux-mêmes éprouvaient un enthousiasme très limité
pour la religion et ils méprisaient généralement les hommes pieux et ascétiques.
En conséquence, un groupe de musulmans fervents se mit à fabriquer,
sans la moindre honte et pour le bien de la communauté, des
traditions qu'ils firent remonter à l'autorité du Prophète. Ils s'opposaient
aux Omeyyades impies mais n'osaient pas le dire aussi ouvertement. Alors
ils inventèrent des traditions dont le but était de louer la famille du Prophète
et, indirectement, d'affirmer leur allégeance aux partisans d'Ali. Cependant
« le pouvoir en place ne restait pas inactif.11 S'il voulait qu'une opinion fût
majoritairement acceptée et que l'opposition des cercles religieux fût réduite
au silence, il devait lui aussi inventer des hadiths qui satisfassent à son objectif.
Il devait faire ce que ses opposants faisaient : inventer à son tour des
hadiths, et c'est en effet ce qu'il fit. »
L'influence du pouvoir sur l'invention, la propagation et la suppression
de traditions commença très tôt. Des instructions, données par Muawiya à
son gouverneur al-Mughira, illustrent l'esprit des Omevyades : « Ne vous
lassez pas d'insulter Ali et de demander la miséricorde de Dieu pour Uthman,
de diffamer les compagnons d'Ali, de les écarter et d'omettre de les
écouter (c'est-à-dire ce qu'ils disent et propagent comme hadiths) ; de louer,
par contraste, le clan d'Uthman, de les attirer près de vous et de les écouter. »
C'est une incitation officielle à la fabrication et à la diffusion de hadiths diri-
12. Goldziher (1), vol. 2, p. 19.
13. Goldziher (1), vol. 2, p. 43.
102 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
gés contre Ali et à l'élimination de ceux qui le favorisent. Les Omeyyades
et leurs partisans n'avaient aucun scrupule à promouvoir des mensonges sous
une forme sacrée. Leur seul souci était de trouver une personnalité religieuse
qui soit prête à couvrir leurs falsifications de son autorité incontestée. Il n'en
manqua jamais.14
Les hadiths pouvaient être fabriqués même pour des détails les plus anodins.
Leur caractère tendancieux se traduisait par la suppression des propos
amicaux destinés au parti ou à la dynastie adverse. Sous les Abbassides, la
fabrication de hadiths se multiplia avec la volonté expresse de prouver la
légitimité de leur clan contre celui des Alides. On fit dire au Prophète
qu'Abu Talib, le père d'Ali, se trouvait au plus profond de l'enfer : « Peutêtre
que mon intercession lui sera utile au jour de la résurrection, pour qu'il
puisse être transféré dans un feu qui atteindra seulement ses chevilles, mais
qui sera suffisamment chaud pour lui rôtir la cervelle. » Tout naturellement,
les théologiens alides inventèrent de nombreuses traditions qui glorifiaient
Abu Talib, toutes étant paroles certifiées du Prophète. En vérité,
« l'utilisation malveillante de traditions tendancieuses était plus fréquente
parmi les factions de l'opposition que dans le parti officiel ».
Finalement, les conteurs gagnaient bien leur vie en inventant des hadiths
divertissants, que les foules gobaient avec crédulité. Pour attirer le chaland,
les conteurs ne reculaient devant rien. « La transmission des hadiths se
transforma très vite en une véritable industrie. Les expéditions (pour
rechercher des hadiths) favorisaient la cupidité de ceux qui réussissaient à
se faire passer pour une source de hadiths et la demande soutenue entretenait
un désir toujours plus impérieux de rémunération en espèces. »16
Naturellement, les musulmans savaient que les faux pullulaient. Les six
collections de hadiths soi-disant authentiques compilées par Al Bukhari et
consorts n'étaient pas aussi sélectives qu'on aurait pu l'espérer. Les six utilisèrent
des critères différents pour déterminer si un hadith était authentique
ou non. Certains furent assez laxistes dans leur choix, d'autres furent
plutôt rigoureux. Puis se posa le problème de l'authenticité des textes compilés.
Par exemple, à un certain moment, il y avait en circulation une douzaine
de textes Buhkari et ces variantes mises à part, il existait aussi des
interpolations délibérées. Goldziher nous met en garde : « 11 serait faux de
penser que l'autorité canonique des deux (collections de Bukhari et d'Ibn al
Hajjaj) est due à l'authenticité incontestée de leur contenu et qu'elle est le
résultat d'une analyse menée avec sérieux par des érudits. » 1 7 Même un critique
du Xe siècle relevait des failles dans deux cents traditions incluses dans
ces compilations.
14. Goldziher (1), vol. 2, p. 44.
15. Goldziher (1), p. 108.
16. Goldziher (1), p. 169.
17. Goldziher (1), p. 236.
LE PROBLÈME DES SOURCES 103
Les théories de Goldziher furent suivies, environ soixante ans plus tard,
par celles d'un autre grand islamologue, Joseph Schacht, dont les travaux
sur la loi coranique sont considérés comme des classiques dans le domaine
des études islamiques. Les conclusions de Schacht sont encore plus radicales
et déroutantes et leurs implications n'ont pas encore été toutes prises en
considération.
Les thèses de Schacht telles qu'Humphrcys18 les résume sont : (1) que
les isnads (les chaînes de transmetteurs) remontant au Prophète ne commencèrent
à être systématiquement utilisés qu'au moment de la révolution
Abbasside, c'est-à-dire au milieu du VIIIe siècle et que, (2) ironiquement,
plus un isnad semble être correct quant à sa forme, plus grandes sont les
chances qu'il soit faux. De façon générale, Schacht conclut que nul hadith
ne peut de façon fiable être attribué au Prophète, bien que certains d'entre
eux pourraient remonter à son enseignement. Dans les quelques pages qu'il
consacre à l'histoire du premier califat, Schacht affirme explicitement qu'ils
« devraient être étudiés avec la même rigueur ». L'argumentation de
Schacht s'appuyait sur une formidable liste de références et elle ne pouvait
pas être facilement réfutée.
De façon générale, on admet que la critique des traditions, telle qu'elle
est pratiquée par les spécialistes musulmans, est insuffisante et que, bien
qu'elle ait éliminé de nombreuses falsifications, le corpus classique contient
encore beaucoup trop de traditions qui ne peuvent vraisemblablement pas
être authentiques. Tous les efforts pour extraire de cette masse, qui bien
souvent se contredit, une once de vérité, en se fiant à l'intuition historique,
ont été voués à l'échec. Goldziher, dans un autre de ses travaux fondamentaux,
n'a pas seulement exprimé ses « réserves sceptiques » en ce qui concerne
les traditions contenues même dans les collections classiques (c'est-àdire
les collections de Bukhari, Hajjaj et d'autres), mais il a montré de façon
positive que la grande majorité des traditions du Prophète sont des documents
qui ne datent pas de l'époque à laquelle ils prétendent appartenir,
mais qu'ils consument des étapes successives du développement des doctrines
tout au long des premiers siècles de l'islam. Cette brillante découverte
devint la pierre d'angle de toute investigation sérieuse.
Ce livre (celui de Schacht) confirme les résultats de Goldziher et va plus
loin encore en ce qui concerne les points suivants : un grand nombre de traditions
qui appartiennent aux collections classiques ne furent mises en circulation
qu'après l'époque de Shafi'i (Shafi'i fut le fondateur d'une
importante école de lois qui porte son nom ; il mourut en 820). Le premier
corpus de traditions qui descendent du Prophète apparaît vers la moitié du
I I e siècle (de l'islam) par opposition aux traditions plus anciennes des Compagnons
du Prophète et autres personnes qui font autorité, et à la tradition
vivante de l'ancienne école de lois. Les traditions des Compagnons ou des
autres autorités subirent le même processus d'inflation et doivent être considérées
de la même façon que les traditions du Prophète. L'étude des isnads
18. Humphreys, p. 83.
104 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
montre une tendance à l'emphase au fur et à mesure qu'on recule dans le
temps, en se réclamant d'une autorité de moins en moins contestable jusqu'à
ce qu'ils parviennent au Prophète. Il est prouvé que les traditions légales ne
remontent pas au-delà de l'année 100 de l'hégire (718 après J . - C ) .
Par exemple, Schacht prouve qu'une tradition n'existait pas à une certaine
époque en montrant qu'elle n'a pas été utilisée comme argument dans
une discussion alors qu'il aurait été impératif d'y faire référence si elle avait
existé. Pour Schacht, toute tradition venue du Prophète doit être considérée
comme inauthentique et comme l'expression fictive d'une doctrine légale
formulée à une date postérieure : « Nous ne rencontrerons aucune tradition
du Prophète qui puisse être considérée comme authentique avec
certitude. » 2 0
Des traditions furent inventées dans un esprit de polémique pour réfuter
des pratiques ou des doctrines contraires. Schacht appelle ces traditions des
contre-traditions. Dans cette atmosphère de controverse, les doctrines
étaient fréquemment renvoyées à une autorité supérieure : « Les traditions
reçues des successeurs (du Prophète) devinrent les traditions transmises par
les Compagnons (du Prophète), et les traditions reçues des Compagnons
devinrent les traditions du Prophète. » Des détails sur la vie du Prophète
furent inventés pour étayer des doctrines légales.
Schacht critique ensuite les isnads qui « furent assemblés avec
négligence. N'importe quel partisan d'une doctrine que l'on voulait revêtir
de l'autorité du Prophète pouvait être incorporé dans un isnad. Par conséquent,
on trouve pour une même tradition (hadith) plusieurs chaînes de
transmetteurs (isnads) qui sont globalement identiques, si ce n'est qu'ici et
là un nom change. »
Schacht montra « qu'il est impossible de faire remonter l'origine de la loi
islamique en deçà d'un siècle après la mort du Prophète » . 2 1 La loi islamique
ne provenait pas directement du Coran, mais s'était développée à partir des
us et coutumes des Omeyyades et leurs « pratiques divergeaient souvent des
intentions et même des termes explicites du Coran ». Les normes véritablement
inspirées du Coran ne furent introduites qu'a posteriori.
Un groupe de savants était convaincu de la pertinence de l'analyse de
Schacht et décida d'approfondir toutes les implications des arguments qu'il
avait formulés. Le premier d'entre eux fut John Wansbrough. Dans deux
livres plutôt ardus, Quranic Studies : Sources and Methods of Scriptural Interpretation
(1977) et The Sectarian Milieu : Content and Composition of islamic
Salvation History (1978), il démontrait que le Coran et les hadiths s'étaient
développés dans une atmosphère de querelles partisanes, sur une longue
période, peut-être aussi longue que deux siècles, et qu'ensuite on les avait
19. Schacht (3), pp. 4-5.
20. Schacht (3), pp. 149-163.
21. Crone (3), p. 7.
LE PROBLÈME DES SOURCES 105
rattachés à une origine arabe fictive.22 Il affirmait plus loin que l'islam ne
s'était développé qu'au contact et sous l'influence du judaïsme rabbinique,
« que la doctrine musulmane et même le personnage de Muhammad furent
moulés sur des prototypes juifs ». A partir de ces conclusions, The Sectarian
Milieu voit dans l'historiographie islamique des premiers temps (ou plutôt
dans les mythes interprétatifs qui sous-tendent cette historiographie) une
résurgence tardive de l'histoire du salut de l'Ancien Testament.
Pour apprécier les arguments de Wansbrough, nous devons nous référer
à l'histoire du Coran, étant entendu qu'il n'existe non pas un mais plusieurs
récits traditionnels et qu'ils se contredisent tous. D'après une tradition, au
cours du bref califat d'Abu Bakr (632-634), Omar, qui devait lui succéder,
s'inquiétait du fait que tant de musulmans qui connaissaient le Coran par
coeur eussent été tués pendant la bataille de Yamamah, en Arabie centrale.
Omar craignait que des parties du Coran ne fussent irrémédiablement perdues
si une compilation des révélations n'était pas faite avant que d'autres,
parmi ceux qui avaient mémorisé le Coran, ne fussent tués. Abu Bakr donna
son consentement et demanda à Zayd ibn Thabit, l'ancien secrétaire du
Prophète, d'entreprendre cette tâche. Zayd se mit à rassembler le Coran,
« de morceaux de papyrus, de pierres plates, de feuilles de palmier, d'omoplates
et de côtes d'animaux, de morceaux de cuir et de panneaux de bois,
tout autant que du coeur des hommes ». Une fois complété, le Coran fut
remis à Abu Bakr et à sa mort il fut transmis à Hafsa, la fille d'Omar. Il
existe toutefois différentes versions de cette tradition : pour certains, c'est à
Omar que revient le crédit d'avoir collectionné le premier Coran, pour
d'autres l'honneur revient à Ali, le quatrième calife.
On s'attendrait à ce qu'une telle compilation eût une quelconque autorité.
En réalité, le Coran d'Abu Bakr n'en a aucune. Il existait dans d'autres
provinces des textes qui faisaient tout autant autorité. D'autre part, rien ne
prouve que ceux qui moururent savaient le Coran par coeur. De plus, il est
invraisemblable que dans une période aussi courte (deux ans) un travail aussi
considérable ait pu être mené à bien. Enfin, il est impensable qu'un Coran
officiel ait été confié à la garde de la fille d'Omar. L'histoire de la compilation
du Coran par Abu Bakr a probablement été fabriquée et répandue par
les ennemis du troisième calife, Uthman, pour lui enlever le prestige d'avoir
compilé le premier texte du Coran.
Selon la tradition, ce fut sous Uthman (644-656) que l'étape suivante fut
franchie. Un des généraux d'Uthman demanda au calife d'établir un texte
officiel, car trop souvent des disputes éclataient au sein des troupes au sujet
de la lecture exacte du Coran. Uthman choisit Zayd ibn Thabit pour compiler
le texte officiel. Zayd révisa soigneusement le Coran, en comparant sa
version avec les textes en possession de la fille d'Omar. Selon les instructions
qu'il avait reçues, en cas de difficulté d'interprétation, Zayd devait utiliser
22. I Iumphrcys, p. 84.
106 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
le dialecte des Quraychites, la tribu du Prophète. Des copies de la nouvelle
version, qui a dû être achevée entre 650 et la mort d'Uthman en 656, furent
envoyées à Basra, Damas, Kouffa et probablement à La Mecque. Une copie
fut bien sûr conservée à Médine. On ordonna que tous les autres textes fussent
détruits. Cette version des événements est, elle aussi, sujette à critique.
Nous ne sommes pas sûrs de la nature des textes qui étaient en possession
d'Hafsa, la fille d'Omar. Le nombre de personnes qui ont travaillé sur ce
projet est imprécis. L'arabe que l'on trouve dans le Coran n'est pas un dialecte,
et ainsi de suite...
Néanmoins, cette dernière tradition s'est imposée, bien que « le choix en
soit un peu arbitraire. La vérité peut se trouver n'importe où à l'intérieur des
limites des traditions discordantes, ou tout à fait en dehors d'elles » (je souligne)."
Le texte du Coran que nous utilisons aujourd'hui et qui est agréé par les
musulmans orthodoxes est celui qui fut établi sous Uthman au VIP siècle.
« L'orthodoxie musulmane soutient que le Coran d'Uthman contient toute
la révélation délivrée à la communauté, fidèlement conservée sans changement
ni altération d'aucune sorte et que l'acceptation du Coran d'Uthman
fut pratiquement universelle dès le moment de sa distribution. La position
orthodoxe est motivée par des facteurs dogmatiques ; elle ne peut pas être
justifiée par des preuves historiques. » 2 4
Cela nous ramène à Wansbrough. Wansbrough montra que loin d'être
définitivement figé au VIP siècle, le texte du Coran n'était toujours pas
achevé au I X e siècle. Compte tenu de cette date tardive et des influences
extérieures, l'islam ne peut donc pas avoir une origine purement arabe. Les
Arabes ont élaboré leur croyance, au fur et à mesure qu'ils entraient en contact
avec le judaïsme, à l'extérieur du Hedjaz (Arabie centrale).
Les références contenues dans le Coran présupposent une certaine familiarité
avec le matériau narratif des écritures judéo-chrétiennes, qui a été
reformulé plus qu'il n'a servi de référence. (...) Pris ensemble, l'abondance
de rétérences, l'emploi de conventions rhétoriques répétées mécaniquement
et le style polémique véhément, tout indique une atmosphère fortement sectaire,
dans laquelle un corpus d'écritures connues était pressuré au service
d'une doctrine jusqu'alors inconnue.25
Ailleurs Wansbrough dit que « l'ambition de produire une écriture identique
ou supérieure (à celle des juifs) par cinq fois exprimée dans le texte
coranique, ne peut être expliquée que par un contexte de vive polémique
avec les juifs » . 2 6
23. Cook (1), p. 68.
24. Adams, article Quran, in ER.
25. Wansbrough (1), p. 20.
26. Wansbrough (1), p. 79.
LE PROBLÈME DES SOURCES 107
Des chercheurs plus anciens comme Torrey, reconnaissant les emprunts
faits à la littérature rabbinique, avaient tiré des conclusions hâtives sur la
population juive du Hedjaz. Mais Wansbrough avait fait remarquer que,
« dans la littérature rabbinique, les références à l'Arabie sont insuffisantes
pour étayer une reconstruction historique, en particulier du Hedjaz aux V I e
et V I I e siècles ».2 7
Grandement influencée par les récits rabbiniques, la première communauté
musulmane prit exemple sur Moïse et façonna ensuite le personnage
de Muhammad, mais seulement graduellement et en réponse aux besoins
de la communauté, au fur et à mesure qu'ils apparaissaient. Il lui fallait établir
les lettres de créance de Muhammad, comme prophète, sur le modèle
mosaïque. Pour ce faire, il fallait évidemment une écriture sainte qui attestât
de sa qualité de prophète. Entre autres conséquences, il fut nécessaire de
donner des origines arabes à l'islam. A cette fin, on élabora le principe d'une
langue sacrée, lingua sacra, l'arabe. Il fut dit que le Coran avait été remis par
Dieu dans un arabe pur. Or, les premiers recueils de poésie arabe n'ont vu
le jour qu'au I X e siècle. « La façon dont les compilateurs ont manipulé ce
matériel pour étayer pratiquement n'importe quel argument n'a, semble-til,
jamais été dissimulée avec beaucoup de succès. »28 Les philologues
musulmans n'ont pas hésité à antidater un poème et à l'attribuer au poète
préislamique Nabigha Jadi, afin « d'apporter la preuve d'un texte préislamique
écrit dans le style coranique (en pur arabe) ». Le but visé en se référant
à l'autorité d'une poésie préislamique était double. Tout d'abord, les musulmans
renforçaient l'authenticité du Coran en le faisant remonter à une
période plus ancienne, alors qu'il n'avait été fabriqué que tardivement au I X e
siècle, en même temps que toutes les traditions qui lui servaient de support.
Ensuite, ils donnaient à leur religion un parfum d'Arabie, un cadre et une
mise en scène distincts du judaïsme et du christianisme. Les traditions exégétiques
que l'on inventait n'avaient pour seul but que de confirmer l'origine
Hedjaz de l'islam.
Wansbrough donne quelques contre-exemples qui prouvent que le texte
du Coran n'était pas définitivement arrêté au I X e siècle :
Les études de Schacht sur le développement de la doctrine montrent
qu'à de rares exceptions près, la jurisprudence musulmane, à son début et à
l'intérieur de la communauté, n'était pas inspirée du contenu du Coran. On
peut ajouter que ces rares exceptions peuvent difficilement être des preuves
de l'existence d'un canon. On peut ensuite observer que même si l'on admet
que la doctrine est tirée de l'écriture, rien ne prouve que la source scripturaire
est réellement antérieure. Il était commun au I X e siècle de dériver la loi à
partir des Ecritures. (...) Un genre similaire de preuve a contrario est
l'absence de toute référence au Coran dans le Fiqh Akbar I . 2 9
27. Wansbrough (1), p. 51.
28. Wansbrough (1), p. 97.
29. Wansbrough (1), p. 44.
108 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Ce dernier est un document daté du milieu du V I I I e siècle qui contient
une sorte detat descriptif de la foi musulmane comparée aux autres sectes.
Ainsi le Fiqh Akbar I représente les vues de l'orthodoxie sur des questions
dogmatiques alors d'actualité. Il semble impensable, le Coran eût-il existé,
que le Fiqh Akbar n'en fît pas mention.
Wansbrough soumet le Coran à une analyse hautement technique, dans
le but de montrer qu'il n'a pas été rédigé et collationné par quelques hommes,
mais qu'il est « plutôt le résultat d'un développement organique à partir
de traditions originellement indépendantes, sur une longue période de
transmission ».
Wansbrough allait faire subir une douche froide à ceux qui, tel Jeffery,
croyaient que le Coran était la seule source d'informations authentiques sur
le Prophète et dont « le mot d'ordre (était) : retour au Coran. Comme base
d'une biographie critique, les Traditions n'ont pratiquement aucune valeur.
Seul dans le Coran avons-nous l'assurance de marcher en terrain ferme. » 3 0
Wansbrough allait donc leur montrer que « le Coran ne joue qu'un rôle
accessoire pour qui veut cerner le personnage du Prophète : c'est la preuve
d'une communication divine mais non un rapport sur ses circonstances. (...)
L'idée même de l'existence de données biographiques dans le Coran repose
sur des principes tirés de l'exégèse de documents étrangers au canon. » 31
Un groupe de chercheurs influencés par Wansbrough suivit une approche
encore plus radicale. Ils rejetèrent en bloc la version musulmane de l'histoire
de l'islam primitif. Micheal Cook, Patricia Crone et Martin Hinds,
écrivant entre 1977 et 1987,
considèrent que la version officielle de l'histoire de l'islam, qui remonte au
moins jusqu'au temps de Abd al-Malik (685-705), a été fabriquée a posteriori.
Ils perçoivent les conquêtes arabes et la formation du califat comme
un mouvement d'Arabes péninsulaires inspirés par le messianisme juif qui
tentent de récupérer la Terre Promise. Selon cette interprétation, l'islam
émerge comme une religion et une culture autonome, seulement dans le
cadre d'une longue lutte pour conquérir une identité parmi des peuples disparates
que les conquêtes avaient liés : Jacobites, Syriens, Nestoriens, Araméens
en Irak, Coptes, Juifs et (finalement) Arabes de la péninsule
arabique.32
Avant d'étudier leurs arguments en détail, nous devons encore une fois
nous référer au récit traditionnel de la vie de Muhammad et évaluer sa vraisemblance.
Muhammad est probablement né en 570 à La Mecque. Sa
famille était de la tribu des Quraychites et elle avait été puissante et respectée
avant d'être éprouvée par la dureté des temps. Devenu orphelin,
Muhammad avait été élevé par son oncle Abu Talib. Ce dernier l'aurait
30. Jeffery (2), p. 342.
31. Wansbrough (1), p. 56.
32. Humphreys, pp. 84-85.
LE PROBLÈME DES SOURCES 109
emmené dans ses expéditions commerciales en Syrie. Il travailla ensuite
comme agent commercial d'une riche veuve, Khadija, prospéra et, finalement,
l'épousa.
Lors d'un séjour au Mont Hira, comme il en avait l'habitude, Muhammad
eut des visions, à la suite de quoi il fut convaincu que Dieu l'avait spécialement
choisi pour être son messager. En 610, il parla de ses visions à ses
parents et à des amis intimes. Trois ans plus tard, Dieu lui ordonna de les
annoncer publiquement. Les Mecquois le tolérèrent jusqu'à ce qu'il commençât
à attaquer leurs dieux. A cette époque, La Mecque était une cité
florissante située à la jonction de nombreuses routes caravanières. Donc,
l'opposition contre Muhammad venait des riches marchands qui craignaient
ses succès et n'appréciaient guère ses critiques sur leur mode de vie.
Pour faire la paix avec les Mecquois, Muhammad semble avoir compromis
son monothéisme, du moins pendant quelques temps. Cet épisode est relaté
dans Les Versets Sataniques, et puisque cette histoire provient de sources
musulmanes irréprochables (at Tabari, Ibn Sad), les musulmans n'ont
aucune raison de blâmer des infidèles pour une chose qu'ils ont eux-mêmes
inventée. Alors que Muhammad espérait toujours arriver à un compromis
avec les marchands de La Mecque, une révélation lui apprit que les divinités
favorites des Mecquois (al Lat, al-Uzza et Manat) pouvaient être considérées
comme des êtres divins et qu'elles pouvaient intercéder auprès de Dieu.
Mais Muhammad reconnut bien vite que ces versets avaient été déformés
par Satan, et il reçut ultérieurement des révélations qui abrogeaient les versets
sataniques, tout en conservant les noms des divinités et en précisant
qu'il était injuste que Dieu n'eût que des filles alors que les hommes avaient
des fils (LIII.19-23). Durant cette période, Muhammad et toute sa famille
subirent l'hostilité des marchands de La Mecque. Après la mort de son
oncle, Abu Talib, et de sa femme Khadija, la situation de Muhammad
devint de plus en plus insupportable et il chercha à s'établir à Taif, mais sans
succès.
L'HÉGIRE OU L'ÉMIGRATION À MÉDINE EN 622
Muhammad rencontra alors un groupe d'habitants de l'oasis de Yathrib
(ou Médine, ainsi qu'on l'appellera plus tard) qui réalisèrent que Muhammad
pouvait peut-être les aider à résoudre leurs problèmes politiques
locaux. Avec Muhammad, ils s'imprégnèrent de l'islam et retournèrent à
Médine pour prêcher la nouvelle religion. En 622, un groupe plus important
de Médinois apporta son soutien à Muhammad et lui fournit protection.
Muhammad pressa ses amis mecquois d'émigrer à Médine et il fut le
dernier à quitter La Mecque. Cette migration du Prophète (l'Hégire) fut
plus tard considérée comme le point de départ de la chronologie musulmane.
D'après la tradition, l'Hégire eut lieu en septembre 622, toutefois
110 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
l'ère musulmane débute au commencement de l'année arabe dans laquelle
l'hégire eut Heu, c'est-à-dire le 16 juillet 622.
Médine, au moment de l'arrivée de Muhammad, était habitée par huit
clans d'Arabes et trois de juifs. Pendant des années, les inimitiés entre clans
n'avaient fait que s'aggraver et elles avaient culminé en 618 dans une bataille
qui s'était soldée par un nombre important de morts. Dans le but d'assurer
une stabilité politique, Muhammad fonda une communauté (umma) composée
de ses partisans de La Mecque et des gens de Médine. Tout problème
important devait être réglé entre lui et Dieu. Toutes les nouvelles dispositions
qui régissaient la communauté sont contenues dans un document
appelé la Constitution de Médine et Cook fait remarquer que « (l'un des
intérêts majeurs) des parties du document est l'incitation à la guerre ».
Après six mois à Médine, Muhammad commença à lancer des raids
pour capturer des caravanes mecquoises en route vers la Syrie. Après quelques
échecs, les hommes de Muhammad réussirent finalement à capturer
une caravane en l'attaquant pendant le mois sacré païen. Muhammad
s'appropria un cinquième du butin. Les Médinois furent d'abord scandalisés
par la profanation du mois sacré où l'on ne devait pas verser de sang,
mais très vite leurs chefs lui apportèrent leur soutien et prirent part aux
raids.
C'est vers cette époque que les relations entre Muhammad et la communauté
juive devinrent de plus en plus tendues. Il avait espéré que les juifs le
reconnaîtraient. Il avait pourtant répété que son message ne différait pas de
celui que Moïse avait prêché. Il avait, de plus, adopté de nombreuses coutumes
juives, mais les juifs persistaient à ne pas voir en lui un vrai prophète.
Muhammad rompit avec le judaïsme et commença à développer une religion
qui se référait à l'autorité d'Abraham et non plus à celle de Moïse.
L'islam était désormais une religion indépendante, de loin supérieure aux
autres croyances judéo-chrétiennes. A la longue, il parvint à bannir les juifs
de Médine et à les exterminer.
En 624, Muhammad apprit qu'une riche caravane mecquoise devait passer
non loin de là et il décida de l'attaquer à Badr. De leur côté, les Mecquois
avaient été informés des plans de Muhammad et en conséquence ils avaient
rassemblé une armée largement supérieure avec l'espoir de donner une leçon
aux musulmans. Ces derniers furent évidemment surpris par la force numérique
de leur adversaire mais, grâce à l'intervention d'Allah et à celle de son
Prophète inspiré, ils remportèrent une victoire retentissante. Ils firent plusieurs
prisonniers et Muhammad en fit exécuter deux. L'un des deux n'était
autre qu'Ai Nadr, celui qui avait enlevé au Prophète une partie de son auditoire
en racontant des histoires beaucoup plus divertissantes.
L'année suivante, les Mecquois conduits par Abu Sufyan obtinrent leur
revanche en infligeant une lourde défaite aux musulmans à la bataille
d'Uhud. Muhammad continua ses raids pendant deux années, cependant
que les Mecquois préparaient une attaque massive. En 627, les Mecquois
LE PROBLÈME DES SOURCES 111
assiégèrent Médine pendant une quinzaine de jours, mais ils durent abandonner
le terrain, incapables de franchir une tranchée que les musulmans
avaient creusée sur le conseil de Salman le Perse. Quand les Mecquois se
retirèrent, Muhammad décida d'attaquer un des clans juifs de Médine, le
groupe des Qurayza. Tous les hommes de ce clan furent exécutés. Leurs
femmes et leurs enfants furent vendus comme esclaves.
En 628, Muhammad signa un traité à al-Hudaybiya, par lequel les
musulmans furent autorisés à faire l'année suivante un pèlerinage à La Mecque.
A cette époque, Muhammad était suffisamment puissant pour essayer
de prendre La Mecque. Il consolida son pouvoir et petit à petit toutes les
tribus arabes se rallièrent à lui.
D'après les récits traditionnels, Muhammad aurait eu juste avant sa
mort, en 632, la vision d'étendre son pouvoir et son influence au-delà de
l'Arabie. Il aurait réuni en 631 une armée énorme (30 000 hommes, 10 000
chevaux) pour attaquer les Romains à Tabuk, une cité entre Médine et
Damas, mais rien de concluant ne sortit de cette expédition. Une partie de
cette armée fut envoyée à Damas, où le général musulman Khalid reçut la
reddition des tribus juives et chrétiennes. Muhammad avait également
prévu d'envoyer ses troupes en Palestine, mais ce plan ne fut jamais exécuté
du fait de sa mort en 632.
Tout au long des vingt-trois années de sa mission prophétique, Muhammad
a reçu directement de Dieu des révélations par lesquelles les rites et les
obligations fondamentales de l'islam furent établis et précisés : ablutions,
dons d'aumônes, jeûnes, pèlerinages. Ses révélations traitaient aussi de problèmes
pratiques, loi religieuse, héritages, mariages, divorces, etc.
Telle est la tradition qui n'est désormais plus acceptée par Cook, Crone
et Hinds.
Dans sa courte mais précise monographie sur Muhammad, publiée dans
la collection Oxford Past Masters, Cook donne ses raisons :
Nous avons des raisons de croire que ceux qui ont mis en circulation de
nombreuses traditions relatives au dogme et à la loi avaient pris soin de les
authentifier par de fausses chaînes d'autorité. En même temps, nous savons
qu'il existait au V I I I e siècle de nombreuses controverses pour savoir s'il était
admissible de réduire la tradition orale à l'écriture. Ce constat a des conséquences
clairement négatives pour la fiabilité de nos sources. Si nous ne
pouvons pas nous fier aux chaînes d'autorité, alors nous ne pouvons plus
prétendre que nous avons devant nous des récits transmis par des témoins
objectifs, et si la connaissance de la vie de Muhammad fut transmise oralement
pendant un siècle avant qu'elle ne soit fixée par écrit, alors grandes
sont les chances pour qu'au cours de cette longue période, ce matériel ait
subi de considérables altérations.j3
33. Cook (1), p. 65.
112 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Cook examine ensuite les sources non musulmanes : grecques, syriaques
et arméniennes. Contre toute attente, elles nous offrent un portrait du
Prophète diamétralement opposé. Il ne fait certes aucun doute qu'un
dénommé Muhammad ait existé, qu'il ait fait du négoce, que quelque chose
d'important ait eu lieu en 622 et qu'Abraham fut le personnage central de
son enseignement, mais rien n'indique que la carrière de Muhammad se soit
déroulée en Arabie. Il n'est fait nulle part mention de La Mecque et l'on ne
commence à parler du Coran que vers la fin du VIIe siècle. De plus, les sources
indiquent que les musulmans priaient dans une direction plus septentrionale
que celle de La Mecque. Par conséquent, leur sanctuaire ne peut
pas avoir été situé à cet endroit. « De même, les premières citations coraniques
que l'on trouve sur des pièces de monnaie de la fin du V I I e siècle diffèrent
du texte canonique. Les variations sont minimes, mais leur seuleprésence
dans un contexte aussi formel prouve que le texte (du Coran)
n'était pas encore figé. »34 La plus ancienne source grecque prétend que
Muhammad était toujours en vie en 634, soit deux ans après sa mort telle
qu'elle est datée par la tradition musulmane. Là où les récits musulmans
parlent de rupture entre Muhammad et les juifs,
le chroniqueur arménien des années 660 rapporte que Muhammad avait
fondé une communauté qui rassemblait des ismaélites (c'est-à-dire des Arabes)
et de juifs, unis par leur ascendance commune (Abraham). Ces alliés
entreprirent de conquérir la Palestine. Cette source byzantine déclare qu'un
prophète était apparu parmi les Sarrasins (les Arabes) et qu'il proclamait la
venue d'un messie (juif). Elle parle des juifs qui se mélangent aux Sarrasins
et des périls qu'il y a à tomber entre leurs mains. Nous ne pouvons pas facilement
réfuter cette preuve en prétendant qu'elle est le produit des préjugés
chrétiens car elle est confirmée par l'Apocalypse hébraïque (un document
du V I I I e siècle dans lequel est enchâssé un document plus ancien qui semble
être contemporain des conquêtes). Le chroniqueur arménien situe ensuite
la rupture avec les juifs immédiatement après la conquête arabe de
Jérusalem.35
Bien que la Palestine ait toujours joué un certain rôle dans la tradition
musulmane, elle était déjà supplantée par La Mecque dès la seconde année
de l'hégire, lorsque Muhammad avait changé l'orientation de la prière en
direction de La Mecque au détriment de Jérusalem. Après cela, c'est La
Mecque qui est le centre de ses activités, mais pour les sources non musulmanes,
c'est la Palestine qui demeure l'objectif de ses mouvements et qui
fournit un motif religieux à ses conquêtes. Le chroniqueur arménien en
donne la raison : « Muhammad disait aux Arabes que, comme descendants
d'Abraham par Ismaël, eux aussi avaient un droit sur cette terre que Dieu
avait promise à Abraham et à sa descendance. » La religion d'Abraham est
34. Cook (1), p. 74.
35. Cook (1), pp. 75-76.
LE PROBLÈME DES SOURCES 113
en fait aussi centrale dans le récit arménien des prédications de Muhammad
qu'il l'est dans les sources musulmanes, mais il lui donne une orientation
géographique différente.
Si les sources externes ont un tant soit peu raison sur ces points, il
s'ensuivrait que la tradition n'est pas fidèle sur certains aspects importants
de la vie de Muhammad et même que l'intégrité du Coran et de son message
est douteuse. Au vu de ce qui vient d'être dit sur la nature des sources musulmanes,
une telle conclusion me semblerait légitime ; mais il est également
juste d'ajouter qu'elle est habituellement ignorée.36
Michael Cook constate que les croyances des musulmans et des Samaritains
se ressemblent (voir ci-dessous). Il montre que l'idée fondamentale
développée par Muhammad sur la religion d'Abraham était déjà présente
dans un texte juif apocryphe appelé La petite Genèse ou Livre des Jubilés
(environ -140, -100) et que ce texte pourrait bien avoir influencé la formation
du dogme musulman. Nous avons également le témoignage de Sozomenus,
un chroniqueur chrétien du Ve siècle, « qui reconstruit un
monothéisme ismaélite primitif identique à celui des hébreux à l'époque de
Moïse » et qui en déduit que les lois d'Ismaël ont été « corrompues par le
passage du temps et l'influence des paganismes voisins ».
Sozomenus continue en expliquant comment des tribus arabes avaient
adopté des coutumes juives en apprenant leurs origines ismaélites de la bouche
même des israélites. Là encore, la communauté musulmane a fort bien
pu subir l'influence de cette source. Cook souligne également les similitudes
entre l'exode de Moïse et l'hégire (ou exode de La Mecque). Dans le messianisme
juif,
la carrière d'un messie était considérée comme une répétition de celle de
Moïse. L'exode, ou la fuite de l'oppresseur en se réfugiant dans un désert,
d'où un messie devait conduire une guerre sainte pour reconquérir la Palestine,
était un événement capital. Compte tenu des preuves anciennes qui
relient Muhammad aux juifs et au messianisme au moment de la conquête
de la Palestine, il est naturel de voir dans la pensée de l'apocalypse juive le
point de départ de ses idées politiques.
Michael Cook et Patricia Crone ont développé ces thèses dans leur
ouvrage passionnant Hagarism : the Making of the islamic World (1977).
Malheureusement, ils ont adopté le style plutôt abscons de leur maître,
Wansbrough, qui rebutera le plus passionné des lecteurs. Selon les propres
termes d'Humphreys, « leur thèse est exprimée avec une profusion étourdissante
d'allusions, de métaphores et d'analogies ».3 7 Le résumé que nous
avons donné ci-dessus des conclusions de Cook sur Muhammad aidera les
non-spécialistes à mieux comprendre les arguments de Cook et Crone (que
36. Cook (1), pp. 76-82.
37. Humphreys, p. 85.
114 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
l'on abrégera désormais par C. et C.) dans Hagarism. Nous pourrions
décomposer les étapes de leur démonstration comme suit :
1. Scepticisme sur l'historicité des traditions musulmanes
2. Utilisation des sources non musulmanes
3. Solidarité et hostilité judéo-arabe contre les chrétiens
4. Les premières conquêtes musulmanes
5. La disgrâce du judaïsme
6. Adoucissement de l'attitude envers les chrétiens
7. La littérature doctrinale : l'influence des Samaritains
8. Création d'un prophète arabe sur le modèle de Moïse
9. Création d'un sanctuaire
10. Création d'une ville sainte
Je commencerai par expliquer les mots hagar, hagarisme, et hagarence qui
reviennent fréquemment chez C. et C. Selon leur thèse, l'islam s'est développé
plus tardivement qu'on ne le pensait et seulement après être entré en
contact avec des civilisations plus anciennes de la Palestine, du Proche et du
Moyen-Orient. Les termes consacrés de musulman, islamique et islam
seraient donc impropres pour parler des premiers Arabes et de leurs croyances.
Au moment où elle développait sa propre identité religieuse, la première
communauté arabe ne s'appelait probablement pas elle-même
musulmane. D'autre part, les documents grecs et syriaques emploient
d'autres expressions pour désigner cette communauté : Magaritai, et
Mahgre (ou Mahgraye). Les Mahgraye sont les descendants d'Abraham par
Hagar, d'où le terme d'hagarisme. Mais ce terme possède un autre
sémantisme associé au terme arabe muhajirun. Les muhajirun sont ceux qui
prennent part à l'hégire, donc à l'exode. « Les Mahgraye peuvent être considérés
comme des hagarenes, c'est-à-dire des participants à une hégire vers
la Terre Promise. Dans ce jeu de mot repose la première identité de la
croyance qui deviendra avec le temps l'islam. » 3 8
S'appuyant sur des sources non musulmanes qui avaient été jusque-là
négligées, C. et C. proposent un nouveau récit de l'essor de l'islam, un récit
qui, de leur propre aveu, devrait être inacceptable pour n'importe quel
musulman. Les sources musulmanes sont trop tardives, trop douteuses et
les traditions ne sont pas corroborées par des témoignages extérieurs à
l'islam. C. et C. ont donc utilisé un texte byzantin (daté de 634) qui présente
le message du Prophète comme d'essence messianique. Certains documents
prouvent que les juifs eux-mêmes, loin d'être ennemis des musulmans
comme on le raconte traditionnellement, ont accueilli et interprété la
conquête arabe en termes messianiques. Les preuves « d'une complicité
judéo-arabe (sont) complétées par des signes d'hostilité marquée contre le
38. Cook et Crone, p. 9.
LE PROBLÈME DES SOURCES 115
christianisme ». Contrairement aux allégations traditionnelles des musulmans,
une chronique arménienne des années 660 dément que La Mecque
ait été la métropole religieuse des Arabes à l'époque des conquêtes. Au contraire,
elle révèle l'orientation palestinienne du mouvement. Cette même
chronique nous aide à comprendre comment le Prophète « fournit une justification
à l'entrée en scène des Arabes dans la représentation du messianisme
judaïque. Cette justification consiste en une double revendication de
l'ascendance commune des Arabes et des ismaélites par Abraham : d'une
part pour les doter d'un droit du sang sur la Terre Sainte et d'autre part pour
leur fournir des ancêtres monothéistes. » 3 9 De même, nous pouvons considérer
l'hégire non comme un exode de La Mecque à Médine (car aucune
source antérieure n'atteste de l'historicité de cet événement), mais comme
une émigration des ismaélites d'Arabie vers la Terre Promise.
Très vite les Arabes se querellèrent avec les juifs et leur attitude envers
les chrétiens s'adoucit. Les chrétiens représentaient une menace politique
moindre. Néanmoins, les Arabes éprouvaient toujours le besoin de développer
une identité religieuse positive40, ce qu'ils firent en élaborant une
religion d'Abraham à grande échelle et en y incorporant de nombreux rites
païens. Cependant, il leur manquait toujours une structure religieuse qui
leur permît d'asseoir l'indépendance de leur religion. C'est en cela qu'ils
furent énormément influencés par les Samaritains.
Moïse, Exode, Pentateuque, Mont Sinaï, Mont Garizim et Sichem :
Muhammad, hégire, Coran, Mont Hira et La Mecque
Les origines des Samaritains sont assez obscures. Ce sont des israélites
du centre de la Palestine, généralement considérés comme les descendants
de ceux qui furent implantés en Samarie par les rois assyriens vers -722. La
foi des Samaritains s'apparentait au monothéisme juif, mais ils s'étaient
émancipés de l'influence du judaïsme en développant leur propre identité
religieuse, un peu comme les Arabes allaient le faire plus tard. Le canon
samaritain ne contenait que le Pentateuque qui était considéré comme la
seule source de foi et la seule règle de conduite.
La formule « Il n'y a qu'un seul Dieu » est un leitmotiv des liturgies
samaritaines. L'unité de Dieu et ses absolues sainteté et droiture sont un des
thèmes récurrents de leur littérature. La ressemblance avec le credo des
musulmans est immédiatement perceptible : « Il n'y a pas d'autre Dieu
qu'Allah. » L'unité de Dieu est également un des principes fondamentaux
de l'islam. La formule musulmane « Au nom de Dieu » (Bismillah) se
retrouve dans les écritures samaritaines comme beshem. Le premier chapitre
du Coran, la Fatihah (ouverture ou porte), est souvent considéré comme
39. Cook et Crone, p. 8.
40. Religion qui est établie par institution divine ou humaine (opposée à naturelle).
(N.d.T.)
116 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
41. Cook et Crone, pp. 14 et suivantes.
42. Cook et Crone, p. 18.
une profession de foi succincte. Une prière samaritaine, qui peut être elle
aussi considérée comme une profession de foi, commence par la formule
Amadti kamekha al fatah rahmekha, « Je me tiens devant Toi à la porte de Ta
pitié ». Fatah est la fatihah, l'ouverture ou la porte.41 Le livre sacré des
Samaritains était le Pentateuque. Il incarnait la révélation suprême de la
volonté divine et il était hautement vénéré. Là encore, il semble que
Muhammad ne connaissait que le Pentateuque et les Psaumes et il ignorait
les écrits prophétiques ou historiques.
Les Samaritains tenaient Moïse en très haute estime. Moïse était le
prophète par lequel la loi avait été révélée. Pour les Samaritains, le mont
Garizim était le centre légitime de la vénération à Iahvé et ils l'avaient également
associé à Adam, Seth et Noé et au sacrifice d'Isaac par Abraham.
L'attente de la venue d'un Messie était un des articles de leur foi, le nom
donné à leur messie était le restaurateur. Là encore nous pouvons noter les
similitudes avec la notion musulmane du Mahdi.
Influencés par les Samaritains, les Arabes commencèrent à projeter
Muhammad dans le rôle de Moïse, comme leader d'un exode (hégire),
comme porteur d'une nouvelle révélation (le Coran) reçue sur une montagne
sainte ad hoc (et Arabe), le Mont Hira. Il leur restait à composer un
livre sacré. Se référant à la tradition, C. et C. rappellent qu'il existait initialement
plusieurs textes du Coran et qu'Uthman (le troisième calife) n'en
avait conservé qu'un. Par ailleurs, le témoignage d'un moine chrétien fait
une distinction entre le Coran et la sourate al-baqara. Dans d'autres documents
il est encore dit que Hajjaj (661-714), le gouverneur d'Irak, avait rassemblé
et détruit tous les écrits des premiers musulmans. Ensuite, imitant
Wansbrough, C. et C. concluent que le Coran « manque de plan d'ensemble,
qu'il est fréquemment obscur et inconséquent à la fois dans la langue et
dans son contenu, superficiel dans la liaison d'éléments disparates et sujet à
la répétition de passages entiers dans des versions différentes. Sur ces bases,
il peut être vraisemblablement soutenu que le livre (le Coran) est le produit
de l'édition tardive et imparfaite de matériaux provenant d'une pluralité de
traditions. » 4 2
Les Samaritains avaient rejeté la sainteté de Jérusalem et lui avaient préféré
l'ancien sanctuaire israélite de Sichem. Quand les premiers Musulmans
se retirèrent de Jérusalem, Sichem leur fournit un modèle idéal pour la création
d'un sanctuaire.
Le parallèle est remarquable. Tous deux représentent la même structure
binaire d'une ville sainte étroitement associée à une proche montagne sainte.
Le rite fondamental est un pèlerinage de la ville vers la montagne et dans
chaque cas le sanctuaire est une fondation d'Abraham. Le pilier sur lequel
Abraham sacrifia à Sichem trouve son équivalent dans le rukn (l'angle
LE PROBLÈME DES SOURCES 117
Yamani de la Kaaba) du sanctuaire mecquois. Finalement, le sanctuaire
urbain est dans chaque cas intimement associé à la tombe d'un patriarche :
Joseph (opposé à Judas) pour les Samaritains, Ismaël (opposé à lsaac) pour
La Mecque.
C. et C. continuent en argumentant que la ville que nous connaissons
comme La Mecque en Arabie centrale (Hedjaz) ne peut pas avoir été le
théâtre des événements capitaux tant chéris par la tradition musulmane.
Hormis l'absence de référence à La Mecque dans les sources non musulmanes
primitives, nous savons que la direction dans laquelle les premiers
musulmans priaient (la Qiblah) était nord-ouest de l'Arabie. L'alignement
de certaines mosquées anciennes et les témoignages de documents chrétiens
en sont la preuve. En d'autres mots, le sanctuaire de La Mecque ne fut
choisi par les musulmans qu'à une période tardive, de façon à resituer leur
histoire à l'intérieur de l'Arabie, pour achever leur rupture avec le judaïsme
et finalement établir leur propre identité religieuse.
Dans le reste de leur livre fascinant, C. et C. montrent comment l'islam
a assimilé toutes les influences étrangères auxquelles il fut soumis après les
avoir conquises ; comment l'islam a acquis son identité particulière au contact
des vieilles civilisations de l'antiquité : le judaïsme, le christianisme
(jacobite et nestorien), l'hellénisme et les idées perses (la loi rabbinique, la
philosophie grecque, le néo-platonisme, le code romain, l'art et l'architecture
byzantins). Mais ils soulignent aussi que tout cela fut accompli à un
coût culturel exorbitant. « La conquête arabe détruisit rapidement un
empire et coupa de façon permanente de vastes territoires d'un autre. Ceci
fut, pour les Etats concernés, une catastrophe épouvantable. » 4 4
Dans Slaves on Horses : The Evolution of the islamic Polity (1980), Patricia
Crone juge que les traditions musulmanes qui concernent les premiers califats
(jusqu'aux années 680) ne sont que des fictions dénuées de toute valeur.
Dans Meccan Trade and the Rise of Islam (1987), elle maintient que bien des
soi-disant comptes rendus historiques sont des « élucubrations fantaisistes
sur des passages coraniques difficiles » . 4 5 Dans ce dernier ouvrage, Crone
montre de façon convaincante que le Coran « produisit des masses de fausses
informations. » Les nombreux événements historiques qui sont supposés
avoir été les causes de certaines révélations (par exemple la bataille de
Badr, voir ci-dessus), « semblent devoir au moins quelques-unes de leurs
caractéristiques, voire leur existence même, au Coran ». En clair, les conteurs
furent les premiers à inventer un contexte historique aux versets du
Coran. Mais la plus grande partie de leurs informations est contradictoire
(par exemple, on nous dit que quand Muhammad arriva pour la première
fois à Médine, la cité était déchirée par les inimitiés et pourtant, au même
43. Cook et Crone, p. 21.
44. Cook (1), p. 86.
45. Crone (2), p. 215.
118 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
moment, on nous demande de croire que les gens de Médine étaient tous
unis derrière leur leader incontesté Ibn Ubayy). De façon générale, « des
récits apparemment indépendants se diluent dans des variations autour d'un
même thème » (par exemple, les nombreuses histoires qui existent sur les
rencontres entre Muhammad et des représentants d'autres religions qui
voient en lui un futur prophète). Finalement, l'information s'amplifie en
s'éloignant des événements décrits. S'il se trouvait un conteur pour faire
mention d'un raid, le suivant vous aurait dit la date exacte de ce raid, et le
troisième vous aurait fourni encore plus de renseignements. Waqidi (mort
en 823) qui écrivit plusieurs décennies après Ibn Ishaq (mort en 768) donnera
toujours des dates, des localisations, des noms précis, toutes sortes
d'informations qui rendront l'histoire plus vraisemblable. Il expliquera ce
qui avait déclenché l'expédition et aussi les raisons pour lesquelles, comme
c'était habituellement le cas, il n'y avait eu aucun combat, alors qu'Ibn Ishaq
ignore ces détails. Rien d'étonnant à ce que les chercheurs soient aussi
friands de Waqidi : où donc trouveraient-ils des informations aussi précises
sur tout ce qu'ils souhaitent savoir ? Comme ces informations étaient toutes
inconnues d'Ibn Ishaq, leur valeur est douteuse à l'extrême. Or, si les fausses
informations se sont accumulées à une cadence aussi vertigineuse au cours
des deux générations qui séparent Ishaq et Waqidi, il est difficile de ne pas
conclure qu'elles se sont accumulées encore plus vite au cours des trois générations
qui séparent le Prophète d'Ibn Ishaq. Il est évident que les historiens
musulmans des premiers temps ont puisé à la source commune des récits
inventés par les conteurs. Crone reproche à certains historiens modernes
conservateurs tels que Watt, d'être exagérément optimistes sur la valeur historique
des sources musulmanes qui traitent des origines de l'islam.
C'est à Crone que nous laisserons le soin de conclure ce chapitre :
(La méthodologie de Watt repose) sur une erreur d'évaluation des sources.
Le problème est l'origine même des traditions et non quelques distorsions
mineures introduites ultérieurement. Reconnaître que des distorsions
existent dans l'islam, dues à telle ou telle tribu, secte ou école, n'élimine nullement
le caractère tendancieux de ces distorsions. La tradition tout entière
est tendancieuse, son but étant l'élaboration d'une histoire du salut arabe, et
ce caractère tendancieux a construit les faits tels que nous les avons, et n'a
pas seulement ajouté quelques énoncés partisans que nous pourrions ignorer.
46
46. Crone, p. 230.
CHAPITRE IV
MUHAMMAD ET SON MESSAGE
Notons que les spécialistes qui, par une étude attentive des
sources arabes, ont acquis une connaissance profonde de cette
période, des érudits comme Margoliouth, Hurgronje, Lammens,
Cactani, sont les plus virulents contre les revendications
prophétiques de Muhammad, et on doit avouer que plus on
progresse dans l'étude des sources et plus il devient difficile
d'échapper à leurs conclusions.
Arthur JEFFERY (1926)'
Un fait doit être familier à tous ceux qui ont quelque expérience
de la nature humaine : un homme sincèrement religieux
est souvent un homme excessivement mauvais.
Winwood READE (1872)3
Soit on conclut avec Cook, Crone et Wansbrough, et bien d'autres
encore, que l'on ne sait pas grand chose de Muhammad, soit on s'en remet
aux sources traditionnelles. Les musulmans préféreront sans doute choisir
la première alternative, car le portrait que les récits traditionnels brossent
de leur Prophète n'est guère flatteur et les musulmans ne peuvent même pas
prétendre qu'il s'agit là de mensonges colportés par des ennemis.
Il semble que Gustave Weil ait été le premier occidental qui ait appliqué
les méthodes de la critique historique au problème de la vie de Muhammad.
Dans Mohammad der Prophet, sein Leben und seine Lehre (1843), Weil formule
l'hypothèse que Muhammad aurait souffert d'épilepsie. Vinrent
ensuite, entre autres, les travaux de Sprenger, Noldeke et Muir. Nous
reviendrons sur les théories de Sprenger dans un moment. Quant au grand
travail de Noldeke sur le Coran, Geschichte des Qorans (1860), il sera commenté
dans notre prochain chapitre.
Life of Mahomet de Muir, publié en quatre volumes de 1856 à 1861, est
basé sur les sources musulmanes, ces mêmes sources dont la fiabilité a été
remise en question au chapitre précédent mais que Muir considérait comme
1. Jeffery (2), in MW, vol. XVI, n° 4, octobre 1926.
2. Reade, p. 428.
120 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
dignes d'attention. Le jugement que Muir portait sur la personnalité de
Muhammad allait être répété jusqu'à plus soif par les spécialistes de l'islam.
Il divisa la vie de Muhammad en deux périodes3 : celle de La Mecque et
celle de Médine. A La Mecque, Muhammad était anime par de véritables
motivations religieuses et recherchait sincèrement la vérité. A Médine,
Muhammad, colosse aux pieds d'argile, est corrompu par le pouvoir et des
ambitions bassement matérialistes.
On ne peut trouver au cours de sa période mecquoise ni ambition personnelle,
ni motif de réprobation. Muhammad n'était alors rien d'autre que
ce qu'il prétendait être, un simple prêcheur et un moraliste. Il était le
prophète méprisé et rejeté d'un peuple réfractaire, n'ayant pas d'autre dessein
que sa réformation. Certes, il s'est peut-être trompé de moyens pour
mener à bien sa mission, mais rien ne permet de penser qu'il les ait utilisés
autrement qu'avec bonne foi et animé d'honnêtes intentions.
La situation change à Médine : là le pouvoir temporel, l'ambition et
l'autosatisfaction se mélangent rapidement avec la grande mission du
Prophète et ils furent recherchés et atteints exactement par les mêmes
moyens. Les messages du ciel furent abondamment évoqués pour justifier
ses décisions politiques et précisément de la même manière que pour inculquer
des préceptes religieux. S'abritant derrière l'autorité du Tout-Puissant,
il livra des batailles, ordonna des exécutions et annexa des territoires. Qui
plus est, ses complaisances personnelles furent non seulement excusées mais
encouragées par l'approbation et les ordres exprès de Dieu. Le Prophète
reçut une autorisation spéciale qui lui permit d'avoir plusieurs femmes. Une
sourate tout entière sert à justifier sa liaison avec Marie, son esclave copte.
Sa passion pour la femme de (Zaid), son propre fils adoptif et son ami
intime, fut l'objet d'un message inspiré par lequel Dieu balaya ses scrupules,
permit le divorce (entre Zaid et sa femme) et ordonna au Prophète de se
marier avec l'objet de son désir. Si vraiment nous disons que Muhammad
croyait sincèrement que de telles révélations exprimaient la volonté divine,
alors ce ne peut être que dans un sens modifié et bien spécifique. Il doit être
tenu pour responsable de cette croyance. Pour y parvenir, il a dû faire violence
à son jugement et aux principes les plus élevés de sa nature.
Par conséquent, nous relevons à partir de son arrivée à Médine une altération
rapide et marquée du système qu'il avait inculqué. L'intolérance prit
la place de la liberté, la force celle de la persuasion. Les armes spirituelles,
destinées initialement à des fins plus élevées, ne furent pas plus tôt attachées
au service de l'autorité temporelle que l'autorité temporelle fut employée
pour donner force et persuasion à ces armes spirituelles. Le nom du Tout-
Puissant donnait une force terrible à l'épée de l'Etat et l'épée du pouvoir en
retour détruisait volontiers les ennemis de Dieu et les sacrifiait à l'autel de
la nouvelle religion. Tuez les incroyants partout où vous les trouverez, tel
était désormais le mot d'ordre de l'islam. Combattez dans la voie de Dieu
jusqu'à ce que l'opposition soit écrasée et que la religion devienne celle du
seul Seigneur. La dévotion simple et chaleureuse qui animait le Prophète et
3. Muir (1), pp. 503-506.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 121
ses partisans à La Mecque, devint vite terne est insipide une fois qu'elle fut
subordonnée aux intérêts matériels, cependant que la foi dégénérait en un
fanatisme ardent, ou se délayait dans la répétition de cérémonies froides et
formelles.
Muir poursuivait en disant qu'aussi longtemps que le Coran resterait le
standard de la foi, certains maux ne disparaîtraient pas.
La polygamie, le divorce et l'esclavage frappent à la racine de la morale
publique, empoisonnent la vie domestique et désorganisent la société,
cependant que le voile destitue le sexe féminin de sa juste place et de son
influence dans le monde. (...) La liberté de pensée et le libre arbitre sont
écrasés et réduits à néant. La tolérance est inconnue et la possibilité d'avoir
des institutions indépendantes et libérales est hypothéquée.
Muir détaillait les faiblesses de Muhammad :
En même temps qu'un désir anxieux d'éteindre l'idolâtrie et de promouvoir
la religion et la vertu dans le monde, se révèle (...) une tendance à
l'autosatisfaction. Jusqu'à la fin, présumant être le favori du ciel, il se justifia
par des révélations, ne respectant pas le bien d'autrui et les obligations les
plus élémentaires de modération.
Pour finir, Muir juge que « l'épée de Muhammad et le Coran sont les
ennemis les plus opiniâtres de la civilisation, de la liberté et de la vérité que
le monde ait jamais connus ».4
Caetani, écrivant au début du siècle, parvint à la même conclusion. A
Médine, Muhammad, conscient de sa supériorité, est beaucoup plus sûr de
lui-même.
Ainsi c'est la personne de Muhammad qui est mise par dessus tout au
premier rang, au point que Dieu ne reçoit qu'un rôle secondaire comme
auxiliaire du Prophète. Il n'est désormais plus l'Etre Suprême, au service
duquel tout doit être sacrifié, mais plutôt l'être Tout-Puissant qui aide le
prophète dans sa mission politique, qui facilite ses victoires, le console dans
la défaite, l'assiste pour démêler les menus problèmes d'un grand empire et
l'aide à aplanir les difficultés qui apparaissent chaque jour (...) Ce deus ex
machina lui fut extrêmement utile dans une société d'hommes rudes, violents
et sanguinaires, prompts à la colère, inébranlables dans leur haine et
leur soif de vengeance, indifférents au sang humain, avides de rapines, aussi
changeants que le vent en amitié. (...) C'est de la bouche (de Muhammad)
et non de celle de Dieu que ces hommes attendent des réponses à leurs questions,
le verdict qui décidera de leur destiné et, pour la plupart, ce n'est plus
Dieu qui compte mais le Prophète. Muhammad est chaque jour un fait plus
tangible. Dieu devient de plus en plus une théorie utile, un principe suprême
qui suit du ciel avec une sollicitude affectionnée les gestes capricieux et les
faiblesses, ni rares ni triviales, de son prophète favori, lui portant assistance
avec des légions d'anges dans ses expéditions de brigands, répondant par des
4. Caetani, Annali dell'Islam, traduit dans MW, vol. VI.
122 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
révélations à toute question gênante, rectifiant les erreurs, légalisant les fautes,
encourageant les instincts violents avec toute l'immorale brutalité du
Dieu tyrannique des Sémites.
Si Muhammad dévia du chemin des premières années, cela ne devrait
surprendre personne; il était homme tout autant et de la même façon que
ses contemporains. Il appartenait à une société encore primitive, dépourvue
de toute culture et il était guidé seulement par son instinct et des dons naturels
qui étaient rehaussés par les doctrines religieuses mal assimilées du
judaïsme et du christianisme. Muhammad en fut d'autant plus facilement
corruptible quand la fortune finalement lui sourit. (A Médine), il offrit très
peu de résistance à l'action corruptrice de sa nouvelle position sociale, plus
particulièrement au vu du fait que les premiers temps furent accompagnés
par des triomphes déroutants et par la douceur fatale d'un pouvoir pratiquement
illimité. (...) La détérioration de sa moralité fut un phénomène on ne
peut plus humain, dont l'histoire fournit non pas un mais des milliers
d'exemples. Il est plus facile de mourir saint sur une croix ou sur un bûcher
que sur un trône après une lutte titanesque contre des ennemis obstinés et
sans merci. Le personnage de Muhammad perd en beauté mais gagne en
grandeur.
Nous tenterons plus loin de vérifier si l'analyse de Muir et de Caetani
est justifiée. Pour l'heure, nous évoquerons les travaux de Sprenger sur la vie
de Muhammad.
Les sources musulmanes fourmillent d'informations sur les étranges crises
d'épilepsie auxquelles le prophète était sujet, particulièrement lorsqu'il
recevait des révélations. Voici comment Margoliouth les décrit :
L'idée (...) qu'il était sujet à des crises d'épilepsie trouve de curieuses
confirmations dans les témoignages que l'on a conservés de ce qu'il éprouvait
au cours des révélations. Ces témoignages n'excluent nullement que ces
symptômes aient pu être provoqués de manière artificielle. La crise se traduisait
par un évanouissement, parfois accompagné (ou précédé) de l'audition
d'un son de cloche ou par la conviction que quelqu'un était présent, par
un sentiment d'effroi tel que le patient en transpirait, par la rotation de la
tête, par l'apparition d'écume à la bouche, par un rougissement ou par une
décoloration du visage, par des maux de tête.5
Si Sprenger estimait que ces crises d'épilepsie étaient une clé de la personnalité
de Muhammad, les spécialistes jugèrent qu'il s'agissait de spéculations
un peu trop fantasques et les rejetèrent, sauf l'éminent érudit danois,
Franz Buhl, qui proposa une version modifiée de cette théorie. Buhl6 pensait
que dans sa période médinoise, Muhammad révèle le côté rébarbatif de
son caractère : cruauté, sournoiserie et malhonnêteté. Son principe directeur
était « la fin justifie les moyens ». C'était un despote qui exigeait une
5. Jeffery (2), p. 335.
6. Buhl, in MW, vol. 1, 1911, pp. 356-364.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 123
obéissance absolue, dont la sensualité était excessivement décuplée, de sorte
que :
les révélations servaient même à justifier ses pulsions érotiques et à rétablir
l'ordre dans son harem. (...) Force est de constater que les premières révélations
auraient été des subterfuges destinés à préserver sa réputation et
qu'en réalité il peut souvent avoir été sciemment coupable de fraude pieuse.
Non seulement ses étranges attaques indiquent une origine pathologique,
mais de beaucoup d'autres façons elles trahissent une nature hystérique avec
des anomalies prononcées. Une caractéristique commune à de telles natures
est leur totale incapacité à distinguer le mensonge de la vérité; étant entièrement
gouvernées par des obsessions, il leur est impossible de voir les choses
dans leurs véritables relations et elles sont si entièrement convaincues de
leur propre droit que même le plus convaincant des raisonnements ne peut
pas les persuader du contraire.
Toutefois, Buhl ne prétend pas que le caractère de Muhammad ait été
entièrement transformé : la période médinoise porte encore des traces de
ses précédents idéaux.
Le docteur Macdonald dans son Aspect de l'Islam propose une explication
psychanalytique et considère le Prophète comme un cas pathologique.
« Comment sombra-t-il finalement dans cette turpitude est encore un problème
pour ceux qui ont étudié la façon dont les plus honnêtes médiums
par hypnose peuvent à tout moment commencer à tricher. »7
Dans Mohammed and the Rise of Islam (Londres, 1905), Margoliouth8
émet l'hypothèse que l'islam était une société secrète. Il compare Muhammad
aux médiums modernes et en particulier à Joseph Smith, le fondateur
de la secte des mormons. Margoliouth décrit les subterfuges et les chicaneries
des médiums et démontre que Muhammad utilisait les mêmes méthodes
pour affermir son emprise sur les premiers convertis. Deux citations du
livre de Margoliouth éclairent ces propos :
Dans une pièce vide, il (Muhammad) déclara ne pouvoir s'asseoir car
tous les sièges étaient occupés par des anges. Il détourna modestement son
regard d'un cadavre, par respect pour deux houris cjui étaient descendues du
ciel pour prendre soin de leur époux. Tout laisse à penser qu'il aurait, à l'époque,
demandé à un complice déjouer le rôle de l'ange Gabriel ou qu'il aurait
laissé ses compagnons identifier quelque interlocuteur comme étant cet
ange. Ses révélations présentent de fortes similitudes avec celles des
médiums d'aujourd'hui, telles qu'elles sont décrites dans l'histoire du spiritisme
de F. Podmore. Les recherches faites par ce dernier jettent de sérieux
doutes sur la théorie qui veut qu'un homme honorable ne pourrait pas mystifier
ses partisans et que les convictions suscitées par les séances de spiritisme
ne peuvent souvent pas être ébranlées même par les plus claires des
explications. Cet auteur observe que l'un des médiums, dont il décrit la car-
7. Cité par Jeffery (2), p. 336.
8. Margoliouth (2), pp. 88-89 et 104-106.
124 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
rière, possédait l'amitié et la totale confiance de ses soeurs, était aidé par
l'émotion religieuse que suscitaient ses paroles lorsqu'il était en état de
transe, et pouvait prétendre à une réputation sans tache et à une vie honorable.
Ces atouts l'aidaient grandement à convaincre de sa sincérité, mais l'historien
du spiritisme, bien qu'il ne fût pas sûr de pouvoir expliquer tous les
phénomènes, était enclin à attribuer tout ce qui est merveilleux dans l'art du
médium à la supercherie. Ce qui est clair, c'est que Muhammad possédait
les mêmes atouts et qu'il les utilisa pour gagner des adeptes. Malgré tout, le
processus des révélations était si douteux que l'un des scribes employés
pour noter les paroles du Prophète fut convaincu qu'il s'agissait d'une imposture
et rejeta l'islam. Mais pour ceux qui étudient l'efficacité politique des
révélations surnaturelles, la sincérité du médium est de peu d'importance.
Une bonne partie du Coran devait déjà exister quand Abu Bakt entreprit
sa mission. Il a au moins été capable de convaincre les prosélytes que son
Prophète recevait bien des communications divines, telles qu'il pouvait en
alléguer comme preuve de sa relation personnelle avec le vrai Dieu. 11 est
probable, au vu du nombre de plus en plus élevé de croyants, que le Coran
s'est transformé de communications paranormales du début en puissants
sermons dans la seconde période. Pour une très petite assistance, les procédés
employés par le médium sont extrêmement efficaces. La nécessité
d'exclure des étrangers tient ceux qui sont présents dans un état de frayeur.
L'approche de l'état second annoncé par l'évanouissement du médium,
nécessitant d'être enveloppé et se révélant ensuite transpirant abondamment
est terriblement sensationnelle. Le processus merveilleux auquel les spectateurs
ont assisté leur fait donner une importance extraordinaire aux paroles
que le médium a prononcées pendant sa transe. Si quelque sceptique est présent,
le médium (dans presque tous les cas) ne peut pas s'exécuter et les récits
des biographes sous-entendent que dans le cas des premiers convertis, ils
avaient professé leur foi bien avant d'être admis en présence de Muhammad.
Comme le Prophète s'identifiait de plus en plus avec son personnage, il
s'efforçait de vivre en conséquence. Il est dit qu'il portait habituellement un
voile, que cette habitude aurait commencé à l'époque de ses transes mystérieuses
et qu'il servait à en rehausser la solennité. Avec le temps, il acquit
des manières douces et pastorales : quand il serrait la main, il ne la retirait
jamais le premier; quand il regardait un homme, il attendait que l'autre
détournât sa face en premier. Il prenait grand soin de sa personne : chaque
nuit il se fardait les paupières et son corps était toujours parfumé. Il ne laissait
pas sa chevelure dépasser ses épaules et la teignait au moindre signe de
grisonnement. Il avait l'art de parler aux néophytes, trouvant les propos qu'il
fallait pour flatter leurs inclinations personnelles ou pour évoquer une relation
commune. Quelles sont parmi les histoires qui illustrent ces talents celles
qui sont vraies? Cela est difficile à dire, mais il est certain qu'il connaissait
les stratagèmes des médiums qui leur permettent d'obtenir des informations
d'ordre privé, où de donner l'impression de les posséder. De plus, dans les
premiers temps, nul n'était admis à voir le Prophète s'il n'était pas convaincu
de sa mission prophétique et s'il n'avait pas été préparé à le vénérer.
Nous pouvons maintenant évoquer les épisodes de la vie du Prophète
qui motivèrent les jugements sévères de Muir et de Caetani. Pour lever tout
équivoque, il doit être clairement dit que ces anecdotes sont extraites de textes
musulmans (Ibn Ishaq, At Tabari et autres).
ASSASSINATS POLITIQUES : LE MASSACRE DES JUIFS
En 622, la population de Médine comptait plusieurs tribus juives. Les
plus importantes étaient les Banu Nadir, les Banu Qurayza et les Banu Qaynuqa.
De leur côté, les Arabes animistes se répartissaient en deux clans : les
Aws et les Khazraj. Les juifs étaient divisés dans leurs alliances; les Nadir
et les Qurayza se rangeaient du côté des Aws, tandis que les Qaynuqa préféraient
les Khazraj. Des années de rivalités âpres et sanglantes avaient
épuisé les deux partis. Aussi, dès son arrivée, Muhammad décida d'établir
une sorte de fédération entre les divers groupes vivant à Médine et les nouveaux
arrivants de La Mecque. Ce document, connu comme la Constitution
de Médine, est ainsi décrit par Ibn Ishaq :
Le messager de Dieu rédigea un traité entre les émigrants (les musulmans
qui avaient fui La Mecque) et les Ansar (les nouveaux convertis parmi
les Médinois) par lequel il fit un pacte avec les juifs, les confirmant dans leur
religion et leurs possessions et leur assignant des droits et des devoirs.
Cette constitution montre que Muhammad voulait dès le début marcher
contre les juifs9. Pour Wellhausen, elle révèle « une certaine défiance envers
les juifs ». De son côté, Wensinck pense que « Muhammad a établi cette
constitution pour neutraliser l'influence politique des clans juifs. Muhammad
voulait gagner du temps en attendant de trouver une occasion pour les
soumettre. » Enfin Moshe Gil croit que
par cette alliance avec les tribus arabes de Médine, le Prophète acquit assez
de force pour mener progressivement à bien sa politique contre les juifs,
malgré la répugnance de ses alliés médinois. (...) En fait, cette loi intertribale
(c'est-à-dire la Constitution de Médine) avait en vue l'expulsion des
juifs, au moment même de sa rédaction.
Par conséquent, le document n'était pas un pacte. Au contraire, c'était
une déclaration officielle d'intention qui se fixait pour objectif de
débarrasser les clans arabes de Médine de leurs voisins juifs qu'ils avaient eus
jusqu'à cette époque.10
Au début, Muhammad dut agir avec prudence car les Médinois ne
l'avaient pas tous bien accueilli et sa situation financière était mal assurée.
En outre, il était affecté par le rejet des juifs. Quand Muhammad commença
ses razzias, il n'était rien de plus que le chef d'une bande de brigands
peu enclins à gagner honnêtement leur vie. Muhammad conduisit luimême
trois expéditions (manquées) contre des caravanes mecquoises en
9. Humphreys, pp. 92-98.
10. Cité par Humphreys, p. 97.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 125
126 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
route vers la Syrie. Les musulmans remportèrent leur premier succès à
Nakhla en attaquant les Mecquois durant le mois sacré, alors qu'il était
interdit de verser du sang. Ce jour-là, Muhammad n'avait pas pris part à
l'expédition. Un Mecquois fut tué, deux autres furent capturés et les
Médinois rapportèrent un butin important. A la grande surprise du
Prophète, les Médinois furent choqués par la profanation du mois sacré.
Muhammad daigna accepter un cinquième du butin mal acquis et, pour
apaiser sa conscience, il reçut fort à propos une révélation qui « justifiait la
guerre, même pendant le mois sacré, comme un mal moindre que l'hostilité
contre l'islam ». « Ils t'interrogent au sujet du combat durant le mois sacré.
Dis : "Combattre en ce mois est un péché grave; mais, écarter les hommes
du chemin de Dieu, être impie envers lui et la Mosquée sacrée, en chasser
ses habitants, tout cela est plus grave encore devant Dieu" » (sourate
II.217). De bonne grâce, Muhammad se contenta d'une rançon de quarante
onces d'argent pour chaque prisonnier.
A cette époque, le chef des Aws, Sad b. Mu'adh, décida d'apporter son
soutien à Muhammad et prit part aux razzias. Ainsi, petit à petit, les
Médinois commençaient à accepter Muhammad. De leur côté, les juifs
s'obstinaient à rejeter ses prophéties. Ils commençaient à le critiquer, faisant
observer que ses révélations contredisaient leurs propres écritures. Muhammad
réalisa que les juifs posaient un réel danger pour son pouvoir grandissant
et que c'était en vain qu'il avait adopté certaines de leurs coutumes.
La bataille de Badr fut incontestablement une étape décisive dans la carrière
du Prophète. Avec l'aide d'Allah et d'un millier d'anges, les Médinois
tuèrent quarante-neuf Mecquois, capturèrent beaucoup de prisonniers et
saisirent un énorme butin. Comme on jetait à ses pieds la tête d'un de ses
ennemis, Muhammad s'écria : « Cela m'est plus agréable que le plus beau
chameau de toute l'Arabie. »
Alors, comme Muhammad se sentait de plus en plus sûr, une série
d'assassinats perpétrés contre ses ennemis commença, qui régla de vieux
comptes et lui permit d'affermir impitoyablement son pouvoir. Tout
d'abord, il ordonna l'exécution d'Al Nader, celui qui avait raconté de belles
histoires et qui s'était moqué du Prophète à La Mecque. Puis ce fut au tour
d'Ocba :
Deux jours plus tard (...) Ocba fut renvoyé pour être exécuté. Il tenta de
protester et demanda pourquoi il devait être traité avec plus de rigueur que
les autres captifs. « En raison de ton inimitié envers Dieu et son Prophète »,
répondit Muhammad. « Et ma petite fille! cria Ocba, dans l'amertume de
son âme, Qui prendra soin d'elle? »; « Les feux de l'enfer! » s'exclama le
Prophète; à cet instant, la victime fut fendue jusqu'aux pieds. « Misérable
que tu es! » continua-t-il, « et persécuteur! Mécréant qui ne crois ni en
Dieu, ni en son Prophète, ni en son livre! Je remercie le Seigneur qui t'a tué,
et ainsi a consolé mes yeux. »
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 127
Cette fois encore, les assassinats seront entérinés par une révélation : « Il
n'appartient pas au prophète de faire des captifs, tant que, sur Terre, il n'a
pas complètement vaincu les incrédules » (sourate VIII.67).
A partir de ce moment, Muhammad entreprit de se débarrasser de toute
opposition qui aurait pu le mettre en danger. « Les conversations secrètes
étaient rapportées au Prophète et sur cette base il approuvait des actions qui
étaient quelquefois cruelles et amorales. »
Sa prochaine victime fut la poétesse Asma bint Marwan qui appartenait
à la tribu des Aws. Elle n'avait jamais caché son aversion pour l'islam et avait
composé des distiques sur la folie qu'il y avait à faire confiance à un étranger
qui combattait son propre peuple.
Salauds de Malik et de Nabit
Et de Aws, salauds de Khazraj
Vous obéissez à un étranger qui n'est pas des vôtres
Qui n'est pas de Murad, ni de Madh'hij
Mettez-vous vos espoirs en lui,
Comme des hommes affamés qui attendent la soupe
Alors qu'il a tué vos propres chefs?
N'y aura-t-il pas un homme d'honneur
qui profitera d'un moment d'inattention
Pour mettre fin aux espoirs des gogos?"
En entendant ces vers, Muhammad s'écria : « N'y aura-t-il donc personne
pour me débarrasser de la fille de Marwan? » Un musulman zélé,
Umayr ibn Adi, décida d'exécuter les désirs du Prophète. La nuit même, il
s'introduisit dans la maison de Marwan pendant qu'elle dormait entourée
de ses jeunes enfants. L'un deux était couché sur son sein. Umayr écarta le
bébé qui allaitait et la transperça de son épée. Le lendemain, au moment de
la prière, Muhammad qui connaissait le projet sanglant, dit à Umayr : « Astu
tué la fille de Marwan ? » « Oui, répondit-il, mais dis-moi, doit-on craindre
quelque chose? » « Rien, répondit Muhammad, deux chèvres ne se disputeraient
même pas pour ça. » Ensuite, Muhammad le loua devant tous
les musulmans rassemblés dans la mosquée, pour le service qu'il avait rendu
à Dieu et à son Prophète. Selon Sprenger, le reste de la famille de Marwan
fut bien obligé d'accepter l'islam car une vendetta était pour eux hors de
question.
Peu après, Muhammad décida de se débarrasser d'un autre poète, Abu
Afak, que l'on disait avoir plus de cent ans et qui appartenait au clan des
Khazrajite. Il avait osé le critiquer, il fut lui aussi assassiné dans son sommeil.
Cependant, Muhammad attendait un moment propice pour attaquer les
juifs. Il saisit l'occasion d'une rixe pour assiéger le camp fortifié de la tribu
juive des Banu Qaynuqa. Muir relève avec justesse que Muhammad ne fit
11. Cité dans Rodinson (1), pp. 157-158.
128 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
rien pour régler l'incident, somme toute mineur, à l'origine de la querelle et
ce malgré le traité d'amitié qui le liait aux juifs. « On aurait pu facilement
concilier les intérêts de chacun, s'il n'y avait eu cette haine implacable et
cette volonté de chasser les israélites. » Les juifs finirent par se rendre et les
musulmans se préparèrent à les exécuter. Mais Abd Allah b. Ubayy, le chef
des Khazrajites, plaida en leur faveur et Muhammad, qui ne se sentait pas
suffisamment sûr pour rejeter une telle requête, dut accepter. Les Qaynuqa
furent bannis de Médine et allèrent s'établir en Syrie. L'armée se partagea
leurs biens, après que Muhammad eut reçu une part royale de butin. C'est
en cette occasion que les versets qui font partie de la sourate III.12-13
furent révélés à Muhammad : « Dis aux incrédules : "Vous serez rassemblés
dans la Géhenne." Quel détestable lit de repos! »
Il y eut d'autres razzias contre les caravanes mecquoises, pas toujours
réussies, et quelques mois de calme. Mais les assassinats continuaient. Celui
de Kab ibn al-Ashraf, le fils d'une femme juive de la tribu des Banu Nadir,
est « un autre de ces actes ignobles qui noircissent les pages de la vie du
Prophète ». Il était allé à La Mecque après la bataille de Badr et avait composé
des oraisons funèbres en hommage aux vaincus. Il avait également
incité les Mecquois à la vengeance. Il retourna bêtement à Médine où
Muhammad priait ainsi à haute voix : « Ô Seigneur, délivre-moi du fils
d'Ashraf, de la manière qui Te semblera bonne, parce qu'il s'est rebellé et
que ses vers sont séditieux. » Mais les Banu Nadir étaient suffisamment
puissants pour protéger Kab, et les musulmans qui s'étaient portés volontaires
pour le tuer expliquèrent au Prophète que seule la ruse leur permettrait
d'accomplir leur devoir. Les conspirateurs se réunirent dans la maison
de Muhammad et, comme ils en ressortaient à la nuit tombée, le Prophète
leur donna son entière bénédiction. Prétendant être ses amis, les musulmans
attirèrent Kab au-dehors et l'assassinèrent dans l'obscurité, près d'une
cascade. Ils jetèrent la tête de Kab aux pieds du Prophète. Muhammad les
félicita pour le bon travail qu'ils venaient d'accomplir pour la cause divine.
Un des conspirateurs se souvint que « les juifs étaient terrifiés par notre attaque
contre les ennemis d'Allah. Il n'y avait pas un seul juif là-bas qui ne craignait
pas pour sa vie. »
Au lendemain du meurtre de Kab, le Prophète déclara : « Tuez les juifs
qui tombent entre vos mains. » Ainsi Muhayyisa b. Masud tomba sur Ibn
Sunayna, un ami juif de sa famille et avec lequel il entretenait des relations
commerciales. Il le tua. Quand son frère lui fit des remontrances,
Muhayyisa répondit que si Muhammad lui avait commandé de tuer son
propre frère, il l'aurait fait. Sur quoi son frère, qui n'était pas encore converti
à l'islam, lui dit : « Une religion qui te pousse à ça est certainement
merveilleuse ! » Ces meurtres illustrent parfaitement « vers quel fanatisme
impitoyable l'enseignement du Prophète dérivait » . 1 2
12. Muir (1), p. 240.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 129
Comme nous l'avons vu, la bataille d'Uhud fut une défaite sérieuse pour
les musulmans. Le prestige et l'autorité du Prophète en souffrirent. Parmi
les conséquences de la guerre, nous pouvons encore noter deux autres exécutions
ordonnées par Muhammad : celles d'Abu Uzza qui avait été fait prisonnier
à la bataille de Badr et d'Uthman ibn Moghira.
Ayant besoin d'une victoire, Muhammad décida d'attaquer la tribu juive
des Nadir, que l'on disait s'être réjouie à la défaite des musulmans. Prétextant
que Dieu l'avait informé que les juifs projetaient de l'assassiner,
Muhammad leur ordonna de quitter Médine dans les dix jours sous peine
de mort. Après un siège de plusieurs semaines, les juifs se rendirent et furent
autorisés à partir. Ils ne rejoignirent les juifs de Khaybar... que pour y être
massacrés deux ans plus tard. Cette victoire sur les juifs est abondamment
commentée par la sourate L I X . Le prophète connaissait parfaitement la
richesse des Nadir. Les musulmans se partagèrent leurs terres et la part de
Muhammad le rendit financièrement indépendant.
En 627, les Mecquois et leurs alliés attaquèrent Médine. Le siège, qu'on
appela par la suite la Bataille du Fossé, ne dura que deux semaines. La dernière
tribu juive de Médine, les Banu Qurayza, participa à la défense et dans
l'ensemble demeura neutre. Néanmoins, on les soupçonna de trahison et
Muhammad marcha contre eux une fois que le siège fut terminé. Comprenant
qu'ils étaient condamnés, les Banu Qurayza acceptèrent de se rendre
à la condition de pouvoir quitter Médine les mains vides. Muhammad
refusa et ne voulut rien d'autre qu'une reddition sans condition. Les juifs
firent alors appel à leurs anciens alliés, les Banus Aws, et demandèrent à ce
qu'un membre de cette tribu, en l'occurrence Abu Lubala, fût autorisé à leur
rendre visite. Ils l'interrogèrent sur les intentions de Muhammad. Pour
toute réponse, Abu Lubaba passa un doigt en travers de sa gorge, indiquant
ainsi qu'ils devaient se battre jusqu'au bout, car ils étaient condamnés.
Enfin, après plusieurs semaines, les juifs se rendirent à la condition que leur
sort fut fixé par leurs alliés, les Banu Aws. Dans l'ensemble, ces derniers
étaient enclins à faire preuve de miséricorde, mais Muhammad annonça
que le destin des juifs serait décidé par un seul des Banu Aws. Muhammad
désigna Sad ibn Mu'adh comme juge. Sad souffrait toujours d'une blessure
qu'il avait reçue à la bataille du Fossé. Il déclara : « Mon jugement est que
les hommes devront être mis à mort, les femmes et les enfants seront vendus
en esclavage et le butin sera partagé par l'armée. » Muhammad approuva ce
verdict : « En vérité le jugement de Sad est le jugement de Dieu établi d'en
haut par-delà le septième ciel. »
Durant la nuit, des fosses suffisamment grandes pour contenir les corps
furent creusées de l'autre côté de la place du marché. Au matin, Muhammad
ordonna que les hommes captifs soient emmenés par groupes de cinq ou six
à la fois. On les faisait asseoir sur un rang au bord de la tranchée qui deviendrait
leur tombe. On les décapitait et les corps étaient précipités dans la
fosse. (...) La boucherie, commencée tôt le matin, dura tout le jour et se
130 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
prolongea dans la soirée à la lumière des torches. Après avoir ordonné que
le sol détrempé par le sang des sept à huit cents victimes fût aplani sur leurs
restes, Muhammad abandonna l'horrible spectacle pour aller se consoler
avec les charmes de Rihana, celle-là même dont le mari et tous les parents
mâles venaient juste de périr dans le massacre.13
Le butin fut partagé et l'on s'offrit des esclaves. Les femmes et les biens
furent vendus aux enchères et, bien entendu, une révélation descendit du
ciel pour justifier cette sévère punition infligée aux juifs : « Il a fait descendre
de leurs forteresses ceux des gens du Livre (les Juifs) ralliés aux factions.
Il a jeté l'effroi dans leurs coeurs. Vous avez alors tué une partie d'entre eux
et vous avez réduit les autres en captivité » (sourate XXXIII.26).
Confrontés à cette cruauté bestiale, les historiens modernes ont adopté
différentes attitudes.
1. Certains, comme Tor Andrae, H. Z. Hirschberg, Salo Baron et
William Muir, à qui il reste encore un solide sens du bien et du mal, ont
condamné cette sauvagerie. Tor Andrae, dont la biographie de Muhammad
est considérée comme l'une des deux plus importantes de ces soixante dernières
années, reproche sans hésiter au Prophète ce verdict inhumain et
ajoute : « A cette occasion il révéla une fois de plus ce manque d'honnêteté
et de courage moral qui est l'un des traits peu attrayants de son caractère. »
Cependant, Andrae essaye quand même d'excuser « la cruauté de Muhammad
envers les juifs par le fait que leur mépris et leur rejet furent la plus
grande déception de sa vie » . 1 4
2. D'autres, comme Watt, ont totalement disculpé le Prophète. En
lisant leurs arguments spécieux, on ne peut que se remémorer la maxime de
Lord Acton : « Chaque voyou est suivi d'un sophiste armé d'une éponge. »
Or, comme le dit si justement Rodinson, il est « difficile d'accepter l'innocence
du Prophète ». Rien dans son comportement, que ce soit avant cette
tragédie ou par la suite, ne trahit une quelconque pitié pour les juifs. Moshe
Gil (voir ci-dessus) montra que Muhammad avait à l'esprit dès le début
l'expulsion des juifs. De plus, il avait expressément ordonné le meurtre de
plusieurs juifs et il avait fait passer la consigne de tuer n'importe quel juif
qui tomberait entre les mains des musulmans. Compte tenu de la mimique
d'Abu Lubaba, il est évident que le destin des Banu Qyrayza était déjà
scellé. Le choix de Sad n'était pas non plus fortuit : il avait été blessé durant
le siège des Banu Qyrayza (il devait en mourir peu après), c'était un musulman
dévot et, comme Andrae l'explique, c'était un des partisans les plus
fanatiques du Prophète. Enfin, l'adhésion enthousiaste de Muhammad au
verdict de Sad parle d'elle-même.
13. Muir, pp. 307-308.
14. Tor Andrae, p. 218.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 131
3. Finalement, les relativistes soutiennent que, « ni le blâme ni la justification
ne sont ici de propos. Nous ne pouvons pas juger le traitement
réservé aux Banu Qurayza à l'aune des standards de la moralité
d'aujourd'hui. Leur sort fut certes cruel mais pas exceptionnel si l'on considère
les dures lois de la guerre à cette époque. » 1 5
J'ai déjà expliqué que le relativisme était une maladie des temps modernes
et j'aurai l'occasion d'en reparler au cours du dernier chapitre. Ici, je me
contenterai des observations suivantes, en commençant tout d'abord par des
points de logique :
1. Une des objections à la thèse des relativistes est « que la proposition
elle-même ne peut pas être déclarée comme objective. Le relativisme ne
peut pas servir d'argument car la proposition qui expose le relativisme ne
peut pas être, elle-même, relative, car (on) prétend que c'est une vérité
absolue. »16 Autrement dit, le relativisme est intrinsèquement illogique.
2. Si la rupture entre notre temps et quelque période du passé est telle
que nous ne puissions pas émettre de jugement défavorable, alors, et en
toute logique, nous ne pouvons pas non plus émettre de jugement favorable.
Nous ne pouvons pas louer une société du passé ou l'un de ses membres
selon les standards du X X e siècle. Pourtant, en dépit de toute logique, les
relativistes usent constamment d'adjectifs pour exprimer un jugement de
valeur sur Muhammad, comme par exemple compatissant. Dans la citation
précédente de Norman Stillman, le sort des Qurayza est décrit comme
cruel. Dans quelle perspective est-il cruel? Celle du X X e siècle ou celle du
VIIe ? Plus loin Stillman parle de dures lois de la guerre. Dures selon quelle
perspective?
Il est pratiquement impossible de raconter l'Histoire en termes parfaitement
neutres. Le propre livre de Stillman, The Jews of Arab Lands est
truffé de formules qui expriment des jugements moraux, telles que tolérance,
et nul relativiste ne pourra légitimement louer Muhammad en des termes
aussi absolus que Watt : « Un des plus grands parmi les fils d'Adam. » 1 8
3. Si le relativisme est vrai, alors nous ne pouvons pas comparer Jésus-
Christ, Socrate ou Salomon à Hitler. Il n'est plus possible de dire que Jésus
est moralement supérieur à Hitler, ce qui, bien sûr, est une absurdité. Si la
morale était entièrement relative, alors « les citoyens américains et les sujets
britanniques auraient pu réprouver l'esclavage et la persécution des juifs (par
les Nazis), mais ils n'auraient pas pu prétendre que ces choses étaient fondamentalement
mauvaises et qu'il était de leur devoir d'y mettre fin ».19
15. Stillman, p. 16.
16. Jahanbegloo, p. 107.
17. Rodinson, p. 313.
18. Watt 5, p. 335.
132 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
4. La proposition de Stillman que nous avons citée plus haut recèle une
thèse tout à fait divergente, à savoir que nous n'avons pas le droit de blâmer
un homme ou une femme « qui appartient à son temps ». Une telle théorie
reporte le blâme moral de l'individu sur la période dans laquelle il a vécu.
Mais ceci ne peut être satisfaisant pour la défense de Muhammad. Si
Muhammad vivait en des temps barbares, alors il était lui-même un barbare,
certes pas pire que n'importe lequel de ses contemporains, mais pas
meilleur non plus (et, bien sûr, le relativiste ne peut pas simplement blâmer
les temps).
Maintenant quelques observations empiriques :
1. Il est tout simplement faux de dire que l'Arabie du VIIe siècle est éloignée
de nous. La remarque de Stillman est condescendante à l'extrême.
Ainsi, Muir2 0 dit en se référant au meurtre du juif Ibn Sunayna : « Il ne fait
aucun doute que des musulmans furent à l'époque scandalisés par des crimes
comme celui-là, bien que ce ne soit pas dans la nature des traditions de conserver
l'enregistrement de ce qu'ils dirent. Le présent est une des rares occasions
où de tels murmures viennent au grand jour. Quand Merwan était
gouverneur de Médine, il demanda un jour à Benjamin, un converti de la
tribu de Kab, de quelle manière Kab avait rencontré sa mort. Par la ruse et
la perfidie, répondit Benjamin. » Rodinson2 1 utilise le même argument :
« Le soin qu'on prend à disculper Muhammad montre qu'il a dû y avoir des
réactions. Les textes fournissent même des détails qui font sérieusement
douter de l'innocence du Prophète. »
Il est absurde de prétendre que la pitié, la compassion et la générosité
étaient totalement inconnues des Arabes au V IL siècle. Comme l'a remarqué
Isaiah Berlin,22 « les différences entre les peuples et les sociétés peuvent
être exagérées. Les notions de bien et de mal, de vrai et de faux sont présentes
dans toutes les cultures que nous connaissons. Le courage, par exemple,
a, pour autant que l'on puisse dire, été admiré dans toutes les sociétés
qui nous sont connues. Il existe des valeurs universelles. C'est un constat
empirique à l'échelle de l'humanité. » La barbarie reste la barbarie quelle
que soit l'époque où on la trouve.
Muhammad lui-même enseigna, non sans quelque ironie, que la vraie
noblesse réside dans le pardon et que dans l'islam, ceux qui réfrènent leur
colère et pardonnent recevront le Paradis comme faiseurs de bien (sourate
III.128-129; XXIV.22). Cependant, le sort qu'il réserva aux Banu Qyrayza
montre malgré tout qu'il faisait singulièrement fi de ses principes.
19. Hogbin dans Firth, p. 256.
20. Muir (1), note 1, p. 241.
21. Rodinson (1), p. 213.
22. Jahanbegloo, p. 37.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 133
2. D'éminents historiens n'ont pas hésité à émettre des jugements
moraux sur des personnages historiques. Sir Steven Runciman dans son
History of the Crusades décrit le sultan Baïbars comme « cruel, déloyal et traître,
fruste dans ses manières et cru dans ses paroles... Comme homme,
c'était le diable. »23 Après l'extermination des Banu Qurayza, Muhammad
continua son brigandage et ses assassinats. Un groupe de Banu al Nadir qui
avait été exclu s'était établi à Khaybar, une oasis proche. On les suspectait
d'encourager les tribus bédouines à attaquer les musulmans. Muhammad
ordonna le meurtre de leur chef, Abi'l Huqayq. Les hommes de main du
Prophète assassinèrent Huqayq dans son lit. Se rendant compte que cet
assassinat n'avait pas résolu ses problèmes, Muhammad imagina un nouveau
plan. Il envoya une délégation à Khaybar pour convaincre leur nouveau
chef, Usayr b, Zarim, de venir à Médine pour discuter de la possibilité qu'il
fût fait dirigeant de Khaybar. Muhammad garantit solennellement la sécurité
d'Usayr. Usayr se mit donc en route avec trente hommes, tous sans
arme. Sur le chemin, prétextant une futilité, les musulmans attaquèrent
leurs invités et les tuèrent tous, à l'exception d'un seul qui put s'échapper. A
leur retour, les musulmans furent accueillis par Muhammad qui, en apprenant
le sort des juifs, remercia Dieu et dit : « Vraiment, le Seigneur vous a
délivré d'un peuple inique. » En une autre occasion, Muhammad exprima
sa philosophie de la guerre : « La guerre est tromperie. »
Muhammad et ses hommes attaquèrent un à un les fortins juifs qui
jalonnaient la vallée de Khaybar. Son cri de guerre était : « Ô vous qui avez
reçu la victoire, tuez! Tuez! » Un à un, les fortins tombèrent. Après s'être
emparé du fort de Khamus, Muhammad accusa le chef juif, Kinana B. al
Rabi, de cacher le trésor des Banu Nadir. Les juifs expliquèrent qu'il ne leur
restait plus rien. Alors (et ici je cite la très vénérable biographie du Prophète
écrite par Ibn Hisham) « Muhammad remit Kinana à Al Zubayr, l'un de
ses hommes, en disant : "Torture-le jusqu'à ce que tu le lui arraches." Al
Zubayr le lapida jusqu'à ce qu'il expire. Ensuite, l'Apôtre (Muhammad) le
remit à Muhammad b. Maslama qui lui trancha la tête pour venger son frère
Mahmud. » 2 4 Les autres forts de Khaybar furent attaqués et les juifs négocièrent
leur reddition, « à l'exception du Nadir, où l'on ne fit pas de
quartier ».
Nul assassinat, meurtre, cruauté ou torture ne doit être ignoré quand il
s'agit de juger la moralité de Muhammad. Malheureusement, ce triste catalogue
de mauvaises actions est incomplet. Il nous faut encore évoquer son
comportement déplorable en diverses autres occasions et, comme toujours,
en basant notre propos sur les sources musulmanes.
23. Runciman (1), p. 348.
24. Cité par Stillman, p. 147.
134 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
L'HISTOIRE DE ZAYNAB
Un jour, le Prophète sortit pour rendre visite à Zaid, son fils adoptif.
Zaid avait été l'un des premiers convertis à l'islam, en fait le troisième. Il
était profondément loyal envers son père adoptif et, en retour, Muhammad
l'estimait hautement. Zaid était marié à Zaynab bint Jahsh, une cousine du
Prophète. Aux dires de chacun, et ce point est très important pour notre
histoire, elle était extrêmement belle.
Le jour en question, Zaid n'était pas chez lui. Zaynab, plutôt légèrement
vêtue et par conséquent révélant une grande partie de ses charmes, ouvrit la
porte au Prophète et lui demanda d'entrer. Comme elle s'affairait pour le
recevoir, Muhammad fut frappé par sa beauté : « Doux Seigneur! Dieu du
Ciel! Comme tu tournes le coeur des hommes! » s'exclama-t-il. Il refusa
courtoisement d'entrer et repartit l'esprit confus. Cependant, Zaynab avait
entendu ses paroles et les avait répétées à Zaid, dès qu'il était rentré à la maison.
Zaid alla aussitôt chez Muhammad et lui offrit fort obligeamment de
divorcer. Le Prophète refusa en ajoutant : « Garde ta femme et crains
Dieu. » Toutefois, Zaynab semblait enchantée à l'idée d'épouser le
Prophète et Zaid, voyant que Muhammad se languissait toujours d'elle,
divorça. Néanmoins, la crainte du qu'en-dira-t-on faisait hésiter Muhammad.
Un fils adoptif n'était-il pas, en de nombreux points, l'égal d'un fils
naturel? Une telle union aurait été considérée comme incestueuse par les
Arabes. Comme toujours, une révélation vint en temps opportun pour
« jeter ses scrupules au vent ». Alors que Muhammad était assis à côté de sa
femme Aïcha, il entra soudainement dans une de ses transes prophétiques.
Quand il revint à lui, il dit : « Qui ira féliciter Zaynab et lui dire que le Seigneur
l'a unie à moi en mariage? » C'est ainsi que l'on trouve dans la sourate
XXXIII.2-37 :
Dieu n'a pas placé deux coeurs dans la poitrine de l'homme... Il n'a pas
fait (...) que vos enfants adoptifs soient comme vos propres enfants. Appelez
ces enfants adoptifs du nom de leur père — ce sera plus juste auprès de
Dieu.
Lorsque Dieu et son Prophète ont pris une décision, il ne convient ni à
un croyant, ni à une croyante de maintenir son choix sur leur affaire.
Quand tu disais à celui que Dieu avait comblé de bienfaits et que tu avais
comblé de bienfaits : « Garde ton épouse et crains Dieu », tu cachais en toimême,
par crainte des hommes, ce que Dieu allait rendre public. Puis quand
Zaid eût cessé tout commerce avec son épouse, nous te l'avons donnée pour
femme afin qu'il n'y ait pas de faute à reprocher aux croyants au sujet des
épouses de leurs fils adoptifs, quand ceux-ci ont cessé tout commerce avec
elles. L'ordre de Dieu doit être exécuté. Il n'y a pas de faute à reprocher au
Prophète au sujet de ce que Dieu lui a imposé. Muhammad n'est le père
d'aucun homme parmi vous, mais il est le Prophète de Dieu; le sceau des
prophètes.
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 135
Aïcha, la propre femme du Prophète, aurait alors finement remarqué :
« En vérité, ton Dieu semble avoir été bien rapide pour satisfaire tes
prières. »
Comment les apologistes défendent-ils l'indéfendable? Watt et d'autres
ont essayé d'expliquer que le mariage avait été contracté pour des raisons
politiques et que la conduite de Muhammad n'avait rien d'indécent. Ils font
remarquer que Zyanab avait alors trente-cinq ans et donc qu'elle ne devait
guère être attirante. Leurs arguments ne tiennent pas debout. Les sources
musulmanes elles-mêmes donnent à cet épisode une interprétation
sexuelle : la beauté de Zaynab, sa tenue légère, ses charmes révélés par un
souffle de vent, la remarque de Muhammad et sa confusion.
De toute évidence, les sectateurs de Muhammad furent troublés. Ce
n'était pas la passion amoureuse du Prophète qui les perturbait : « Ce qui
leur semblait étrange, c'était que la règle (révélée dans la précédente sourate)
ait été si parfaitement calculée pour satisfaire des désirs qui étaient pour une
fois en conflit avec les interdits sociaux. »
Quant à penser avec Muhammad Hamidullah, qui est un musulman tort
savant, que les exclamations de Muhammad devant la beauté de Zaynab
signifiaient simplement son étonnement devant le fait que Zayd (Zaid) n'ait
pas réussi à s'entendre avec une si belle femme, est hors de question car c'est
tout à fait contraire au sens manifeste du texte. Même le passage du Coran,
aussi bref soit-il, implique que le Prophète voulait certainement faire ce que
la révélation ne lui ordonna que plus tard et que seule la crainte de l'opinion
publique l'en empêcha. L'explication d'Hamidullah ne montre encore une
fois que les arguties qui peuvent résulter du désir de prouver des théories
dont la vérité a déjà été proclamée par le dogme.2 5
Un autre scandale sexuel menaçait la félicité du harem de Muhammad.
Pour éviter toute jalousie entre ses femmes, le Prophète avait l'habitude de
partager son temps de façon équitable, passant tour à tour une nuit avec
chacune d'entre elles. Un jour, bien que ce fût son tour, Hafsa s'était absentée
pour rendre visite à son père. Rentrant à l'improviste, elle surprit
Muhammad au lit avec Marie, la servante copte qui était sa concubine
légale. Hafsa était furieuse et lui fit de violents reproches. Pire, elle menaça
de le dénoncer au reste du harem. Muhammad la supplia de rester calme et
promit de ne plus approcher de Marie. Mais Hafsa était incapable de garder
l'histoire pour elle et la raconta à Aïcha, qui haïssait tout autant Marie. Le
scandale se répandit dans tout le harem et Muhammad se retrouva vite mis
en quarantaine par ses propres épouses. Tout comme dans l'épisode de Zaynab,
une révélation divine régla ce problème familial. Le message divin
annulait la promesse qu'il avait faite de se tenir à l'écart de la séduisante
esclave et réprimandait les femmes pour leur insubordination. Il insinuait
même que le Prophète pourrait renvoyer toutes ses femmes et les remplacer
25. Rodinson (1), pp. 207-208.
136 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
par des épouses plus dociles. Muhammad se retira avec Marie et délaissa ses
épouses pendant un mois. Finalement, sur l'intercession d'Omar et d'Abu
Bakr, Muhammad fit la paix et pardonna aux femmes. L'harmonie était de
retour dans le harem. La sourate LXVI.1-5 mentionne cet épisode :
Ô Prophète! Pourquoi interdis-tu ce que Dieu a rendu licite, lorsque tu
recherches la satisfaction de tes épouses? Dieu est celui qui pardonne, Il est
miséricordieux. Dieu vous impose de vous libérer de vos serments, Dieu est
votre Maître! Il est celui qui sait tout, Il est sage. Lorsque le Prophète confia
un secret à l'une de ses épouses et qu'elle communiqua à sa compagne, Dieu
en informa le Prophète. S'il vous répudie, son Seigneur lui donnera peutêtre
en échange des épouses meilleures que vous, soumises à Dieu, croyantes,
pieuses, repentantes, dévotes, pratiquant le jeûne; qu'elles aient été déjà
mariées ou qu'elles soient vierges.
Comme dit Muir, « il n'y a sûrement pas de propos plus grotesques dans
tous les livres sacres de l'Orient et, cependant, ils ont été lus avec gravité
pendant des siècles et continuent à être lus, aussi bien en public qu'en privé
et ils sont considérés comme une partie du Coran éternel ».
LES VERSETS SATANIQUES
Là encore, c'est de sources musulmanes inattaquables (al Tabari et
Waqidi) que nous tenons l'histoire des Versets Sataniques (une expression
désormais célèbre qui fut inventée par Muir dans les années 1850). Avant
de fuir à Médine, Muhammad s'était assis en compagnie de quelques hommes
influents de La Mecque, à proximité de la Kaaba. C'est alors qu'il se
mit à réciter la sourate LIII qui décrit les deux premières visites de Gabriel.
Il l'a vu (Gabriel), en vérité, une autre fois à côté du jujubier de la limite,
auprès duquel se trouve le Jardin de la Demeure; au moment où le jujubier
était enveloppé par ce qui le couvrait. Son regard ne dévia pas, et ne fut pas
abusé. Il a vu les plus grands Signes de son Seigneur. Avez-vous considéré
al Lat et al-Uzza, et l'autre, Manat, la troisième?
A ce moment, Satan aurait fait dire à Muhammad des paroles de compromission
et de réconciliation :
Ce sont des femelles très élevées dont l'intercession, en vérité, doit être
demandée.
Bien sûr, les Mecquois étaient ravis qu'il reconnût leurs divinités, et l'on
dit qu'ils auraient prié avec les musulmans. Mais Muhammad lui-même fut
visité par Gabriel qui le réprimanda et lui expliqua que la vraie fin du verset
aurait dû être :
MUHAMMAD ET SON MESSAGE 137
Le mâle est-il pour vous, et pour Lui, la fille? Quel partage inique! Ce
ne sont vraiment que des noms que vous et vos pères leur avez attribués.
Dieu ne leur a accordé aucun pouvoir.
Cet épisode a toujours embarrassé les musulmans qui ont la plus grande
peine à croire que le Prophète ait pu faire une telle concession à l'idolâtrie.
Il est cependant impossible de l'ignorer si on accepte l'authenticité des
documents musulmans. Il semble d'ailleurs impensable qu'une telle histoire
ait pu être inventée par un musulman aussi dévot qu'Al Tabari ou qu'il
aurait pu l'accepter d'une source douteuse. En outre, elle explique pourquoi
certains musulmans qui avaient fui en Abyssinie étaient rentrés chez eux :
ils avaient appris que les Mecquois s'étaient convertis. De toute évidence, il
ne peut s'agir d'une soudaine défaillance de Muhammad. 11 aurait, au contraire,
minutieusement calculé son coup pour gagner l'appui des Mecquois.
Cela dit, elle jette naturellement de sérieux doutes sur la sincérité de
Muhammad. Même si Satan lui avait réellement mis ces mots à la bouche,
quelle foi pourrions nous avoir en un homme qui peut être aussi facilement
corrompu par l'esprit du mal? Pourquoi Dieu le laissa-t-il faire? Comment
pouvons-nous être sûrs que d'autres passages ne sont pas inspirés par le
diable?
LA PAIX D'HUDAYBIYYAH
Muhammad fut aussi critiqué par ses sectateurs en une autre occasion,
quand on pensa qu'il avait une fois de plus trahi ses principes. Muhammad,
enhardi par la consolidation de son pouvoir à Médine, décida que les temps
étaient venus de prendre La Mecque. Réalisant au dernier instant que le
moment n'était pas encore propice, il changea d'avis et entreprit de négocier
avec les Mecquois. Par le traité d'Hudaybiyyah, Muhammad obtint le droit
de faire un pèlerinage à La Mecque et en retour il promit de ne pas se faire
appeler prophète et de ne pas pratiquer les rites de l'islam. Bien entendu,
cette trêve allait rapidement être rompue par Muhammad.
Avec ces éléments, nous sommes mieux armés pour comprendre les faits
auxquels le Dr Margoliouth se réfère26 quand il résume le portrait de
Muhammad tel qu'Ibn Ishaq l'avait dépeint :
La personnalité de Muhammad, telle qu'elle est présentée dans la biographie
d'Ibn Ishaq, est extrêmement négative. Pour parvenir à ses fins, il
ne recule devant aucun moyen et il approuve la même malhonnêteté chez
ses partisans, quand elle s'exerce à son profit. Il abuse au plus haut point de
l'esprit chevaleresque des Mecquois, mais leur rend rarement la pareille. Il
organise des meurtres, voire de véritables massacres. Sa carrière de tyran à
Médine est celle d'un chef de brigands, dont l'économie politique se résume
à assurer le partage d'un butin, en effectuant parfois la répartition sur des
26. Margoliouth (5), article Muhammad, in ERE, VIII, p. 878.
138 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
bases qui ne peuvent satisfaire ses compagnons dans leur conception de
L'équité. Il est lui-même un libertin débridé et il encourage la même passion
chez ses disciples. Pour tout ce qu'il fait, il plaide l'autorisation expresse de
la divinité. De même, il est impossible de trouver une seule doctrine qu'il
n'ait pas été prêt à abandonner pour assurer ses fins politiques. A divers
moments de sa carrière, il fait fi de l'unité de Dieu et du titre de prophète
qu'il revendique. C'est une image peu glorieuse pour le fondateur d'une religion,
et l'on ne peut nullement prétendre que c'est une image forgée par ses
ennemis. Même si les traditionnaires du IIP siècle n'avaient que peu
d'estime pour Ibn Ishaq, ils ne font rien pour réfuter les épisodes biographiques
qui pèsent lourdement sur la personnalité de leur prophète.
Un dernier bilan des actes de Muhammad doit attendre que nous ayons
examiné le Coran et ses doctrines, dans le chapitre suivant.
CHAPITRE V
LE CORAN
Timeo hominem unius libri.
St. Thomas D'AQUIN
La vérité, c'est que la prétention à l'infaillibilité, par qui que ce soit,
fait un tort infini. Avec une malveillance impartiale, elle s'avère être
une malédiction, aussi bien pour ceux qui l'ont décrétée que pour ceux
qui l'ont acceptée, et sa forme la plus néfaste est celle de l'infaillibilité
du livre. Les autorités religieuses ou les écoles de philosophie peuvent,
sous la pression de l'opinion publique, abandonner des positions qui
sont devenues indéfendables. Au contraire, la main morte d'un livre se
pose et se raidit au milieu des textes et des formules, jusqu'à se pétrifier,
pour ne plus être qu'un bloc sur lequel on trébuche, fonction qu'elle
remplit si admirablement. Là où la bibliolâtrie a triomphé, le sectarisme
et la cruauté l'ont accompagnée. Elle se rient à la racine des antagonismes
(parfois déguisés mais jamais absents) qui existent entre
toutes formes de cléricalisme et la liberté d'esprit de la recherche scientifique.
Pour ceux qui considèrent l'ignorance comme la source de tous
les maux et qui tiennent la véracité, pas simplement dans l'acte, mais
dans la pensée, comme étant la condition d'un vrai progrès, qu'il soit
moral ou intellectuel, il est clair que l'idole biblique doit suivre le chemin
de toutes les autres idoles. De l'infaillibilité, sous toutes ses formes,
laïques ou religieuses, il est nécessaire de réitérer avec une opiniâtreté
plus que catonienne : delenda est. 1
T. H. Huxley, Science and Hebrew Tradition.
1. T.H. Huxley, Science and Hebrew Tradition, Londres, 1895, Préface, p. IX.
140 POURQUOI JE NE. SUIS PAS MUSULMAN
Puissent les musulmans qui liront ces lignes excuser ma franchise.
Pour eux, le Coran est le livre d'Allah et je respecte leur croyance. Mais
je ne la partage pas et je ne souhaite pas reculer ni travestir ma pensée
sur des phrases ambiguës, comme beaucoup d'orientalistes l'ont fait.
Cela peut éventuellement servir à rester en bons termes avec des individus
ou des gouvernements qui professent l'islam, mais je n'ai aucun
désir de tromper qui que ce soit. Les Musulmans ont parfaitement le
droit de ne pas lire ce livre et de ne pas s'informer des idées d'un nonmusulman,
mais s'ils le font, ils doivent s'attendre à y trouver des choses
qui leur sembleront blasphématoires. Il est évident que je ne crois
pas que le Coran est le livre d'Allah.2
Maxime RODINSON
Le Coran est écrit en arabe. Il est divise en chapitres (les sourates) et en
versets (les ayats). On dit qu'il contiendrait approximativement 80 000
mots répartis en 114 sourates, elles-mêmes divisées en 6 200 à 6 240 versets.
Chaque sourate, à l'exception de la première (la Fatihah) et de la
neuvième, commence par les mots « Au nom de Dieu : Celui qui fait miséricorde,
le Miséricordieux. » Le scribe qui reçut la responsabilité de compiler
le Coran classa les sourates selon leur longueur, sans tenir compte de leur
chronologie, c'est-à-dire sans considérer l'ordre dans lequel elles auraient
été révélées à Muhammad.
Pour le musulman moyen d'aujourd'hui, dénué de toute connaissance
philosophique, le Coran demeure la parole infaillible de Dieu, la parole que
Dieu a directement envoyée à Muhammad, sur Terre, par l'intermédiaire
de l'esprit, ou du Saint-Esprit, ou encore de Gabriel. Il est écrit dans un
arabe parfaitement pur et toute chose qu'il contient est éternelle et non
créée. Le texte original est gardé au ciel : c'est La Mère du Livre (XLIII.3),
un Livre caché (LVI.78), une Table gardée (LXXXVI.22). L'ange Gabriel
dictait les révélations au Prophète, qui les lui répétait et ensuite les révélait
au monde. Aujourd'hui encore, les musulmans soutiennent que ces révélations
ont été préservées telles qu'elles furent transmises à Muhammad, sans
aucune modification, ni addition ou altération. Notons encore que le Coran
est aussi utilisé pour écarter les mauvais esprits à l'occasion d'une naissance,
d'une mort ou d'un mariage. Selon l'expression de Guillaume, « c'est le saint
des saints. Il ne doit jamais être empilé sous d'autres livres mais toujours se
trouver à leur sommet. On ne doit jamais boire ou fumer quand quelqu'un
le lit à haute voix et il doit être écouté en silence. C'est un talisman contre
les maladies et les catastrophes. » Dans son oeuvre erotique Le Jardin parfumé,
Shaykh Nefzawi vante ses vertus aphrodisiaques : « On dit que la lecture
du Coran prédispose à la copulation. »
Hurgronje, tout autant que Guillaume, a dénoncé les méfaits de l'école
coranique qui oblige les enfants à apprendre le Coran par coeur (quelque
6 200 versets dépareillés), alors qu'ils pourraient bénéficier d'un enseigne-
2. Muhammad, New York, 1980, pp. 217-218.
LE CORAN 141
ment plus à même de développer leur esprit critique : « (Les enfants)
accomplissent cet exploit prodigieux au détriment de leurs facultés de raisonnement,
car bien souvent leur esprit est si tendu par l'effort de
mémorisation qu'ils sont pratiquement incapables d'une quelconque
réflexion soutenue. »3
Ce livre, qui fut autrefois capable de réformer le monde, ne sert maintenant
qu'à être psalmodie par des enseignants ou des laïcs selon des règles
bien précises. Ces règles ne sont pas bien compliquées et jamais on ne pense
à la signification des mots. Le Coran est psalmodié tout simplement parce
qu'on croit que sa récitation est une oeuvre méritoire. On attache si peu de
considération au sens du texte que même les maîtres qui ont étudié les commentaires
(et ne parlons pas des laïcs) ne font plus attention aux versets qui
condamnent comme péchés ce que ces maîtres, ainsi que ceux qui les écoutent,
font tous les jours et parfois même au cours des cérémonies religieuses.
Le texte qui inspira les conquérants du V I I e siècle est devenu un simple
recueil de musique sacrée, dans la pratique duquel une précieuse partie de
la jeunesse musulmane bien éduquée est gaspillée."4
UNIQUEMENT LA PAROLE DE DIEU?
Pour Suyuti, le grand commentateur du Coran, cinq passages ne peuvent
manifestement pas être attribués à Dieu et sont vraisemblablement dits
par Muhammad ou par l'ange Gabriel. Ali Dashti5 indique également plusieurs
autres passages.
Voici par exemple la sourate d'introduction, la Fatihah :
Au nom de Dieu : Celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux.
Louange à Dieu, Seigneur des mondes : le Clément, le Miséricordieux, le
Roi du Jour du Jugement. C'est Toi que nous adorons, c'est Toi dont nous
implorons le secours. Dirige-nous dans le chemin droit : le chemin de ceux
que Tu as comblés de bienfaits; non pas le chemin de ceux qui encourent
Ta colère ni celui des égarés.
De toute évidence, ces paroles sont adressées à Dieu. Il ne s'agit donc pas
d'une révélation que Dieu donna à Muhammad mais d'une prière ou des
louanges que Muhammad adresse à son Dieu, lui demandant secours et assistance.
Certains ont fait remarquer qu'il suffirait d'ajouter l'injonction « dis »
au début de la sourate pour éliminer cette contradiction. De fait, le verbe dire
à l'impératif est répété 350 fois dans le Coran et il est évident que ce mot a
été inséré par des compilateurs tardifs pour supprimer des difficultés du
même ordre, qui sont au demeurant bien embarrassantes. Pour Ibn Masud,
3. Alfred Guillaume, Islam, Londres, 1954, p. 74
4. Cité par S. Zwemer, The influence of Animism on Islam, Londres, 1920, p. 25.
5. Ali Dashti, Twenty-Tbree Years : A Sludy of the Prophetic Career of Muhammed, Londres,
1985, p. 148 et suivantes.
142 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
l'un des compagnons du Prophète et une autorité coranique incontestable, la
Fatihah et les sourates CXIII et C X IV ne faisaient pas partie du Coran, car
elles contiennent ces paroles : « Je cherche la protection du Seigneur. » On
peut encore citer la sourate VI. 104, où il est évident que seul Muhammad
peut avoir dit : « Je ne suis pas un gardien pour vous » (« Des appels à la clairvoyance
vous sont parvenus de la part de votre Seigneur. Qui est clairvoyant
l'est pour soi-même; qui est aveugle l'est à son détriment. Je ne suis pas un
gardien pour vous. »). Dans sa traduction, Dawood insère une note pour
indiquer que le « je » se réfère à Muhammad. Dans cette même sourate, au
verset 114, Muhammad dit encore : « Chercherais-je un autre juge que
Dieu? C'est Lui qui a fait descendre sur vous le Livre exposé
intelligiblement. » Là, Yusuf Ali ajoute au début de la phrase, le mot « dit »
qui n'existe pas dans l'original arabe et il le fait sans ajouter de note ou de
commentaire.
En étudiant non plus la forme mais le ton général du texte, Ali Dashti
parvient à la conclusion que la sourate C X I est aussi de Muhammad, car ces
propos sont vraiment indignes d'un Dieu : « Il deviendra le soutien de l'univers
pour maudire un pauvre Arabe ignorant et appeler sa femme une porteuse
de bois. » Cette courte sourate fait référence à Abu Lahab, l'oncle du
Prophète, qui fut l'un de ses plus farouches adversaires : « Que les deux
mains d'Abu Lahab périssent et que lui-même périsse! Ses richesses et tout
ce qu'il a acquis ne lui serviront à rien. Il sera exposé à un feu ardent ainsi
que sa femme, porteuse de bois, dont le cou est attaché par une corde de
fibres (CXI). » Alors de deux choses l'une : ou bien Muhammad est l'auteur
de ces paroles, ou bien Dieu aime les jeux de mots douteux, car Abu Lahab
veut dire père des flammes. De toute façon de telles facéties ne sont guère
plus dignes d'un prophète.
Goldziher6 souligne que « les Mutazilites »7 exprimaient la même opinion
(il en était de même de ceux parmi les khâridjites qui contestaient aussi
l'authenticité du texte) et en particulier sur les parties du Coran dans lesquelles
Muhammad profère des malédictions contre ses ennemis (tels que
Abu Lahab). Dieu n'aurait pu qualifier de tels passages de « noble Coran
sur une table gardée ». Nous verrons que si l'on appliquait le même raisonnement
à l'ensemble du Coran, il n'en resterait plus grand-chose, car seule
une très petite partie reflète vraiment les paroles qu'un Dieu miséricordieux,
sage et clément peut prononcer.
Ali Dashti8 cite aussi la sourate X V I I , 1 comme autre exemple de confusion
entre Dieu et Muhammad : « Gloire à Celui qui a fait voyager de
6. Ignaz Goldziher, Introduction to Islamic Theology and l.aw. Translated by Andras and
Ruth Hamori, Princeton, 1981, p. 173.
7. Mu'tazilites (de l'arabe a'tazala, « prendre ses distances ») : école de pensée rationaliste
qui tient le Coran comme crée. Dictionnaire de L'Islam, Stacey International et Cyril Classé,
Londres, 1989, Bordas, Paris, 1991.
8. Ali Dashti, p. 150.
LE CORAN 143
nuit Son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée dont
nous avons béni l'enceinte, et ceci pour lui montrer certains de nos Signes.
Dieu est Celui qui entend et qui voit parfaitement. » (XVII.1)
La louange de celui qui fit voyager son serviteur de La Mecque jusqu'en
Palestine ne peut pas être une parole de Dieu parce que Dieu ne se loue pas
lui-même. Ce doit être au contraire l'action de grâces que Muhammad
adresse à Dieu pour ses faveurs. L'autre partie de la phrase décrivant la Mosquée
très éloignée (« dont nous avons béni l'enceinte ») est dite par Dieu et
il en est de même pour la troisième proposition («et ceci pour lui montrer
certains de nos signes »). La conclusion (« Dieu est celui qui entend et qui
voit parfaitement ») est vraisemblablement de Muhammad.
Les contraintes du dogme poussent encore les traducteurs à la malhonnêteté
lorsqu'ils sont confrontés à la sourate XXVII.91 où Muhammad est
sans équivoque possible le locuteur : «J'ai seulement reçu l'ordre d'adorer le
Seigneur de cette cité. » Dawood et Pickthall ajoutent le mot « dis » au début
de cette phrase alors qu'il n'existe pas dans la version arabe. Dans la sourate
LXXXI.15-29, on suppose que c'est Muhammad qui jure : «Je jure par les
planètes qui glissent et qui passent; par la nuit quand elle s'étend; par l'aube
quand elle exhale son souffle. » Muhammad, qui a décidément bien du mal
à se défaire de son héritage païen, jure encore dans la sourate LXXXIV.16-
19 : «Je jure par le crépuscule; par la nuit et ce qu'elle enveloppe et par la
pleine lune. » Il existe encore d'autres passages où il est possible que ce soit
Muhammad qui parle, par exemple dans CXI et C X I I .
Même Bell et Watt,9 que l'on peut difficilement accuser d'hostilité
envers l'islam, admettent que :
Prétendre que Dieu Lui-même serait l'unique locuteur dans tout le texte
crée des difficultés. On fait fréquemment référence à Dieu en employant la
troisième personne, on permet à un locuteur de se désigner occasionnellement
par la troisième personne, mais la fréquence à laquelle Dieu utilise la
troisième personne pour s'adresser et parler de Lui-même au Prophète est
inhabituelle. De fait, c'est devenu un sujet de plaisanterie que de faire jurer
Dieu par Lui-même car, en vérité, on peut difficilement nier qu'il utilise des
jurons dans les passages qui commencent par « Non! Je jure... » (sourates
L X X V . l et X C . l ) . Un juron tel que « par Dieu » est plutôt incongru dans
la bouche du Tout-Puissant. Voici maintenant un passage que tous reconnaissent
comme étant dit par des anges, c'est la sourate XlX.64 : « Nous ne
descendons que sur l'ordre de ton Seigneur. A Lui appartient ce qui est
devant nous, ce qui est derrière nous et ce qui se trouve entre l'un et l'autre.
Ton Seigneur n'oublie rien. Adore le Seigneur des cieux et de la terre et de
ce qui est entre les deux. Sois constant dans Son adoration. Lui connais-tu
un homonyme? »
Dans la sourate X X X V I . 164-166, il est également clair que ce sont des
anges qui parlent. Quand on a admis ce raisonnement, il est possible de
9. Bell et Watt, p. 66.
144 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
l'appliquer à des passages qui sont moins évidents. En fait la difficulté disparaît
souvent dès que l'on interprète le « nous » comme étant un pronom
qui désigne collectivement les anges plutôt qu'un « nous » de majesté. H
n'est cependant pas toujours facile de faire la différence entre les deux et les
passages, où brusquement on cesse de parler de Dieu à la troisième personne
pour utiliser un « nous » qui prétend faire des choses que l'on attribue généralement
à Dieu, posent de belles énigmes (cf. VI.99 et XXV.45).
Écrit dans un arabe parfaitement pur?
Pendant longtemps, l'orthodoxie a muselé les nombreux philologues
musulmans qui reconnaissaient que le Coran abondait de mots d'origine
étrangère. Une tradition dit que « quiconque prétend qu'il y a dans le Coran
autre chose que des mots de langue arabe porte une lourde accusation contre
Dieu : "Voici les Versets du Livre clair : nous les avons faits descendre sur
toi en un Coran arabe." (sourate X I I . 1) » Par chance, des philologues
comme Suyuti inventèrent des subterfuges qui leur permirent de contourner
l'opposition des orthodoxes. Al Thaalibi expliqua qu'il y avait des mots
étrangers mais que « les Arabes les avaient utilisés et arabisés, et que de ce
point de vue c'étaient des mots arabes ». Là où Al Suyuti énumère 107 mots
d'origine étrangère, Arthur Jeffery en trouve environ 275, principalement
empruntés à l'araméen, à l'hébreu, au syriaque, à l'amahrique, au perse et au
grec. Le mot « Coran » lui-même vient du syriaque et de toute évidence
Muhammad le tenait d'une source chrétienne.
Éternel et non créé?
Il nous faut reconstituer l'histoire du texte du Coran pour comprendre
le problème des différentes versions et de leurs lectures, dont l'existence
même rend absurde le dogme musulman qui concerne ce livre. Comme
nous le verrons, il n'existe pas un Coran unique, et ce livre sacré ne connaît
pas encore de version définitive. Quand un musulman affirme dogmatiquement
que le Coran est la parole de Dieu, il suffit de lui demander « quel
Coran ? » pour ébranler ses convictions.
A la mort de Muhammad en 632, il n'existait aucun texte de ses prophéties.
Plusieurs de ses disciples tentèrent alors de recueillir toutes les révélations
connues et d'en faire un codex. Très rapidement les textes se
multiplièrent, tels ceux d'Ibn Masud, d'Ubai b. Kab, d'Ali, d'Abu Bakr, d'Al
Ashari, d'Al Aswad et de bien d'autres encore. Les villes de La Mecque,
Médine, Damas, Kouffa et Basra avaient chacune leur propre Codex
Métropolitain. Nous avons vu qu'Uthman avait tenté de mettre de l'ordre
dans cette situation chaotique en officialisant le Codex de Médine et en
ordonnant que tous les autres textes fussent détruits.
Or, bien que le Codex d'Uthman était supposé standardiser le texte consonantique,
il existait toujours au IVe siècle plusieurs versions. Le problème
LE CORAN 145
était aggravé par le fait que le texte consonantique n'était pas pointé, c'està-
dire qu'il lui manquait les points qui auraient permis de distinguer par
exemple un b d'un t. Plusieurs autres lettres (f et q, j, h et kh, s et d; r et z, s
et sh, d et dh, t et z) étaient sources de confusion. Par conséquent, il était
possible d'obtenir un très grand nombre d'interprétations différentes suivant
la façon dont on pointait le texte. Les voyelles représentaient une difficulté
encore plus grande car, à l'origine, les Arabes n'avaient pas de signe pour
transcrire les voyelles courtes — celles-ci ne furent introduites que bien plus
tard.10 Donc, après avoir résolu le problème des consonnes, les musulmans
devaient toujours décider quelles voyelles employer : choisir des voyelles différentes
donnait, bien sûr, des lectures différentes.
Cette difficulté conduisit inévitablement au développement de différentes
écoles avec leurs propres traditions sur la vraie façon de pointer et de
voyelliser le Coran. En dépit de l'ordre d'Uthman qui voulait détruire tout
autre texte que le sien, il est évident que d'autres codex survécurent. Charles
Adams1 1 insiste « sur le fait que plus d'un texte survécut intact à l'ordre
d'Uthman. Il existait réellement des milliers de lectures différentes pour un
même verset. Le codex d'Uthman faisait lui aussi l'objet de variantes à tel
point qu'il était difficile de reconnaître le texte original. » Certains musulmans
préféraient d'autres Corans que celui d'Uthman, par exemple ceux
d'Ibn Masud, d'Ubai ibn Kad et d'Abu Musa. Finalement, sous l'influence
du grand érudit Ibn Mujahid (mort en 935), on adopta définitivement un
seul système consonantique et on limita les interprétations à sept lectures :
1. Nafi de Médine (mort en 785)
2. Ibn Kathir de La Mecque (mort en 737)
3. Ibn Amir de Damas (mort en 736)
4. Abu Amr de Basra (mort en 770)
5. Asim de Kouffa (mort en 744)
6. Hamza de Kouffa (mort en 772)
7. Al Kisai de Kouffa (mort en 804)
Certains érudits acceptaient malgré tout dix lectures, voire plus. Les sept
interprétations d'Ibn Mujahid permettaient quatorze lectures, car chacune
des sept était reconstituée par deux transmetteurs, à savoir :
1. Nafi de Médine d'après Warsh et Qaln
2. Ibn Kathir de La Mecque d'après al Bazzi et Qunbui
3. Ibn Amir de Damas d'après Hisham et Ibn Dhakwan
4. Abu Amr de Basra d'après al Duri et al Susi
5. Asim de Kouffa d'après Hafs et Abu Bakr
10. Bien que les voyelles courtes soient quelquefois omises, elles peuvent être représentées
par des signes orthographiques placés sur ou sous les lettres — trois en tout, prenant
la forme de tirets légèrement inclinés ou de virgules.
11. Adams, article Quran, in ER.
146 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
6. Hamza de Kouffa d'après Khalaf et Khallad
7. Al Kisai de Kouffa d'après al Duri et Abul Harith
En fin de compte, seuls trois systèmes l'emportèrent, pour des raisons
qui, selon Jeffery,12 « n'ont pas été totalement élucidées » : celui de Nafi de
Médine d'après Warsh (mort en 812), celui d'Abu Amr de Basra d'après al
Duri (mort en 806) et celui d'Asim de Kouffa d'après Hafs (mort en 805).
De nos jours, deux versions sont encore en usage : celle d'Asim de Kouffa
d'après Hafs, qui reçut une sorte de sceau officiel en étant choisie pour l'édition
égyptienne du Coran de 1924, et celle de Nafi d'après Warsh.
Il est important d'attirer l'attention sur une source possible de confusion
en ce qui concerne les diverses lectures du Coran. Les sept (versions) font
référence à de véritables différences entre les textes écrits et oraux et à des
versions distinctes d'interprétation de versets coraniques, lesquelles différences,
aussi minimes soient-elles, sont néanmoins réelles et substantielles.
Puisque l'existence des différentes versions et des différentes lectures du
Coran va à l'encontre de la doctrine que professent les musulmans contemporains
vis-à-vis du livre saint (non crée), il est assez fréquent, dans un contexte
apologétique, de s'entendre expliquer que les sept (versions) ne sont
que des modes de récitation. En réalité, la technique de récitation est un tout
autre problème.13
Guillaume pense également que les variations ne sont « pas toujours des
broutilles insignifiantes » . 1 4
En vérité, toute version ou toute lecture différente pose de sérieux problèmes
aux musulmans orthodoxes. Ils sont donc tentés d'occulter tout
codex qui s'éloignerait du texte d'Uthman.
(Le défunt Professeur Bergstrasser) était chargé de prendre des photos
pour les Archives. Il avait déjà photographié plusieurs codex coufiques à la
Bibliothèque égyptienne quand j'attirai son attention sur un texte de la
Bibliothèque Azhar qui présentait des particularités intéressantes. Il
demanda alors la permission de le photographier, mais elle lui fut refusée et
le codex fut retiré de la consultation, car en toute logique l'orthodoxie ne
pouvait permettre à un chercheur occidental d'avoir connaissance d'un tel
texte... En ce qui concerne les variantes qui existaient toujours, il y eut plusieurs
tentatives pour les détruire, dans l'intérêt de l'orthodoxie.
Écrit dans un arabe pur?
Noldeke1 6 avait démontré les faiblesses stylistiques du Coran :
12. Jeffery (4), in MW, vol. 25, p. 11.
13. Adam, article Quran, in ER.
14. Guillaume, p. 189.
15. Arthur Jeffery, cité dans Morey, p. 121.
16. Noldeke dans EB 11th Edn, vol. 15, pp. 898-906.
LE CORAN 147
Dans l'ensemble, alors que de nombreuses parties du Coran ont indiscutablement
un pouvoir rhétorique considérable, même sur un lecteur
athée, le livre en lui-même, considéré d'un point de vue purement esthétique,
n'est en aucune façon un chef-d'oeuvre... Étudions quelques-uns des
énoncés les plus longs. On a déjà remarqué combien ils sont véhéments et
brusques là où ils devraient être caractérisés par un calme et une tranquillité
poétiques. Les liens indispensables, aussi bien pour l'expression que pour
l'ordonnancement des événements, sont souvent omis, si bien que nous les
comprenons plus facilement que ceux qui les entendent pour la première
fois, parce que nous connaissons les faits par des sources meilleures. En
même temps, on ne peut trouver nulle part une progression régulière de la
narration et l'on se noie dans un verbiage superflu. Quel contraste entre les
inexactitudes de l'histoire de Joseph (sourate XII) et le récit admirablement
bien conçu de la Genèse. Semblables fautes existent dans des passages descriptifs
du Coran. Les liens entre les idées sont extrêmement lâches et la
syntaxe trahit une grande maladresse. Les anacoluthes (incohérences ou
ruptures dans l'enchaînement des parties d'une phrase) sont fréquentes et
ne peuvent pas se justifier par une recherche consciente d'effets stylistiques.
De nombreuses phrases commencent par des Quand ou par des Ce jour-là
incongrus, si bien que les commentateurs sont forcés d'ajouter des Il en est
ainsi ou quelque autre forme d'ellipse. Encore une fois, les répétitions fréquentes
et inutiles d'un même mot ou de la même phrase ne témoignent pas
d'une grande maîtrise narrative. Par exemple, dans la sourate XVIII,
l'expression hatta idha est répétée plus de huit fois. En résumé, Muhammad
est loin d'être un génie littéraire.
Nous avons déjà évoqué les critiques formulées par Ali Dashti sur le style
du Prophète (cf chap. I). Ici, je me contenterai de rapporter quelques exemples
d'erreurs grammaticales qu'il1 7 a relevées dans le Coran. Au verset 162
de la sourate IV, qui commence par « Mais ceux d'entre eux qui sont enracinés
dans la science, les croyants... ceux qui s'acquittent de la prière, ceux
qui font l'aumône », le mot pour ceux qui s'acquittent (de la prière) est à
l'accusatif alors qu'il devrait être au nominatif, comme le sont les mots enracinés,
croyants, et prière. Au verset 9 de la sourate X L I X , « Si deux groupes
de croyants se combattent, rétablissez la paix entre eux », le verbe combattre
est à la forme plurielle, alors qu'il devrait être à la forme duale comme son
sujet deux groupes (en arabe, comme dans d'autres langues, les verbes peuvent
se conjuguer non seulement au singulier et au pluriel, mais aussi à la
forme duale, quand le sujet est un couple d'éléments).
Au verset 63 de la sourate X X , quand les gens de Pharaon disent à Moïse
et à son frère Aaron : « Voici deux magiciens », le mot pour voici deux (hadhane)
est au nominatif, alors qu'il devrait être à l'accusatif (hadhayne) parce
qu'il vient après une particule introductive d'emphase.
Pour conclure, Ali Dashti montre par quelles pirouettes rhétoriques les
mollahs éludent ce problème :
17. Ali Dashti, pp. 49-50.
148 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
On rapporte qu'Othman et Aesha auraient interprété ce mot comme
hadhayne. Le commentaire d'un spécialiste musulman illustre le fanatisme
et l'ossification intellectuelle des périodes tardives : « Puisque de l'avis unanime
des musulmans, les pages de ce recueil qui s'appelle le Coran sont la
parole de Dieu, et puisque qu'il ne peut pas y avoir d'erreur dans la parole
de Dieu, alors l'histoire selon laquelle Othman et Aesha auraient lu hadhayne
au lieu de hadhane est fausse et diffamatoire. »
Ali Dashti estimait qu'il existe dans le Coran plus d'une centaine
d'erreurs grammaticales et de syntaxe par rapport aux règles de l'arabe.
Versets amputés et versets ajoutés
Une tradition, qui vient d'Aïcha la femme du Prophète, dit qu'il existait
autrefois un verset de la lapidation, dans lequel cette punition était requise
pour les cas d'adultère. Ce verset est aujourd'hui perdu. Les premiers califes
appliquèrent cette sanction, en dépit du fait que le Coran, comme nous le
savons aujourd'hui, prescrit seulement une centaine de coups de fouet. Certes,
il est permis de douter de l'authenticité de cette tradition, mais alors,
pourquoi la loi islamique infligerait-elle toujours la lapidation quand le
Coran ne prescrit que la flagellation?
Selon cette même tradition, il manquerait au Coran plus d'une centaine
de versets. Les chiites prétendent également que pour des raisons politiques,
Uthman aurait occulté des versets favorables à Ali. Le Prophète luimême,
tout comme ses compagnons, peut avoir oublié quelques versets et
les copistes peuvent en avoir sautés. L'exemple des versets sataniques montre
clairement que Muhammad en a volontairement supprimés.
Par ailleurs, l'authenticité de certains versets a été mise en doute, non
seulement par les spécialistes, mais aussi par les musulmans eux-mêmes.
Beaucoup de khâridjites, qui furent les compagnons d'Ali aux premiers
temps de l'islam, trouvaient offensante la sourate qui raconte l'histoire de
Joseph, une fable érotique qui n'appartenait pas au Coran. Même avant
Wansbrough, nombre de spécialistes occidentaux comme Sacy, Weil, Hirschfeld
et Casanova ont douté de l'authenticité de telle ou telle sourate ou
de certains versets. Disons en toute honnêteté que, jusqu'à présent, leurs
arguments sont loin de faire l'unanimité. Ceux de Wansbrough trouvent
cependant un accueil favorable chez une nouvelle génération de chercheurs
qui ne sont pas inhibés comme leurs aînés, ainsi que nous l'avons démontré
au chapitre premier.
Par ailleurs, ces spécialistes pensent qu'il y a de nombreuses interpolations
18 dans le Coran et qu'elles peuvent être considérées comme des gloses
interprétatives. Plus problématiques sont les interpolations à caractère dog-
18. Interpolations : insérer des mots ou des phrases dans un texte pour le rendre plus
clair, c'est-à-dire ce que je fais en traduisant ce livre. (N.d.T.)
LE CORAN 149
matique ou politique, telles que la sourate XLII.36-38, qui semble avoir été
rajoutée pour justifier le choix d'Uthman comme calife, et ce au détriment
d'Ali. Enfin, d'autres versets ont été ajoutés pour rehausser la versification
ou pour faire la liaison entre deux courts passages indépendants.
Bell et Watt1 9 ont soigneusement analysé le Coran et se sont servis des
variations de style pour mettre en évidence les nombreuses altérations que
le texte a subies :
Il y a, bien sûr, beaucoup d'irrégularités de ce genre, et nous prétendons
ici qu'elles sont la preuve flagrante que des révisions ont été apportées au
texte. Outre les points déjà mentionnés — les rimes cachées, les phrases versifiées
qui ne s'insèrent pas dans la trame du passage — ce sont des changements
brusques de rime, la répétition d'un même mot pour la rime ou de
vers dans des versets consécutifs, l'intrusion d'un sujet étranger dans un passage
qui est par ailleurs homogène, le retour d'un même sujet dans des versets
voisins, souvent avec répétition de mots ou de phrases, des ruptures dans
la construction grammaticale qui soulèvent des difficultés exégétiques, des
changements brusques de longueur des versets, des changements soudains
de situation dramatique, avec passage d'un pronom singulier à un pronom
pluriel ou avec passage de la seconde à la troisième personne et ainsi de suite,
la juxtaposition de déclarations apparemment contraires, la juxtaposition
d'événements ayant des dates différentes, la répétition de phrases déjà énoncées
dans des vers précédents.
Dans beaucoup de cas, une histoire a plusieurs suites possibles qui sont
placées l'une derrière l'autre. Elles se distinguent entre elles par une rupture
de sens et de construction grammaticale. La liaison n'est pas avec ce qui précède
immédiatement, mais avec ce qui se trouve un peu plus en arrière.
Le chrétien al Kindi2 0 , écrivant autour de 830, critiquait le Coran en termes
similaires :
Le résultat de tout ça (le processus par lequel le Coran a été écrit) est
évident pour vous qui avez lu les Ecritures et vu comment, dans votre livre
(le Coran), ces histoires sont confuses, preuve que plusieurs récits ont été
mêlés, créant des différences, ajoutant ou coupant ce que les rédacteurs
aimaient ou n'aimaient pas. Maintenant, est-ce vraiment ainsi que l'on doit
traiter une révélation envoyée du ciel?
Peut-être est-il bon de donner ici quelques exemples. Le verset 15 de la
sourate XX est totalement incongru : la rime est différente du reste de la
sourate. Les versets 1 à 5 de la sourate LXXVIII ont de toute évidence été
ajoutés et de façon tout à fait artificielle, parce que la rime aussi bien que le
reste de la sourate ne sont pas dans la même tonalité. Dans la même sourate,
les versets 32, 33 et 34 ont été insérés entre les versets 31 et 35 créant une
rupture logique entre les versets 32 et 35. Dans la sourate L X X I V le verset
19. Bell et Watt, p. 66.
20. Cité dans Rippin, p. 26.
150 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
31 est manifestement lui aussi un ajout car il est dans un tout autre style et
beaucoup plus long que les autres versets de la sourate. Dans la sourate L,
les versets 24 à 32 ont été artificiellement adaptés au contexte auquel ils sont
étrangers.
Pour expliquer certains mots ou certaines phrases inhabituelles, des formules
comme « Comment pourrais-tu savoir ce qu'est... ? » sont ajoutées
aux passages suivis d'une courte description explicative. Il est clair que ces
gloses, douze en tout, ont été ajoutées ultérieurement, car souvent l'explication
ne correspond pas au sens primitif du mot ou de la phrase. Bell et
Watt2 1 donnent l'exemple de la sourate C I V que l'on devrait traduire par :
« Hawiya (Houtama) sera sa mère. Et qui te dira ce qu'est la Hawiya
(Houtama)? C'est un feu ardent. » Hawiya voulait dire sans enfant en raison
de la mort ou du malheur qui frappait son fils, mais une note explicative
la définit comme l'enfer. Moyennant quoi, la plupart des traducteurs transforment
cette phrase en : sera précipité dans l'enfer. Et qui te dira ce qu'est
l'enfer? Un feu ardent!
Bien sûr, n'importe quelle interpolation, aussi minime soit-elle, est
fatale au dogme selon lequel le Coran est véritablement la parole de Dieu,
telle qu'elle fut transmise à Muhammad, que ce soit à La Mecque ou à
Médine. Régis Blachère remarque dans son Introduction au Coran, qu'à ce
stade, il est strictement impossible de réconcilier les découvertes des philologues
et des historiens occidentaux avec le dogme officiel de l'islam.
L'histoire d'Abd Allah b. Sad Abi Sarh2 2 est encore plus significative :
Ce dernier avait été pendant quelque temps l'un des scribes employés
pour noter les révélations. En plusieurs occasions il avait, avec l'accord du
Prophète, changé la clausule des versets. Quand le Prophète avait dit « Et
Dieu est puissant et sage », Abd Allah avait suggéré d'écrire « Dieu sait et
il est sage » et le Prophète avait répondu qu'il n'y voyait aucune objection.
Ayant observé toute une série de changements de cette sorte, Abd Allah
renonça à l'islam au motif que les révélations, si elles venaient de Dieu, ne
devaient pas être changées sur la suggestion d'un scribe comme lui-même.
Après son apostasie, il partit pour La Mecque et rejoignit les Quraychites.
Inutile de dire que le Prophète n'eut aucun scrupule à ordonner sa mort
lorsque La Mecque fut conquise. Heureusement, Uthman put obtenir le
pardon d'Abd Allah, quoique avec beaucoup de difficultés.
Sans aucune altération ou addition ?
William Henry Burr, l'auteur de Self-Contradictions in the Bible trouverait
matière à faire avec toutes les contradictions qui abondent dans le
Coran. Mais l'euphorie de Burr serait de courte durée, car les théologiens
21. Bell et Watt, pp. 49-50.
22. Ali Dashti, p. 98.
L E C O R A N 151
musulmans disposent d'une doctrine bien pratique qui, comme le dit
Hughes2 3 , leur permet de « combler (les contradictions) avec cette propension
à l'opportunisme qui semble être un des traits saillants de la carrière du
Prophète ». Selon cette doctrine, certains passages du Coran sont abrogés
par des versets révélés ultérieurement, qui ont un sens différent, voire totalement
opposé. Ceci fut enseigné à Muhammad avec la sourate II.106 :
« Dès que nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous
le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable. » D'après Al Suyuti, le
nombre de versets ainsi abrogés est estimé entre cinq et cinq cents. Margoliouth
2 4 ajoute que :
Faire cela, annuler une révélation et la substituer par une autre, était,
affirmait Muhammad, tout à fait possible à Dieu. Procédé douteux, mais de
toute évidence dans le pouvoir de Muhammad, au point qu'on est étonné
de voir que ses amis, aussi bien que ses adversaires, aient permis qu'il introduise
dans son système un procédé aussi accommodant.
Al Suyuti donne en exemple le verset 240 de la sourate II qui est abrogé
et remplacé par le verset 234. Comment, me direz-vous, un verset antérieur
peut-il abroger un verset ultérieur? Tout simplement parce que les sourates
ne sont pas classées par ordre chronologique mais par ordre de longueurs
décroissantes. Lorsqu'ils abordent des questions doctrinales, les commentateurs
sont donc obligés de choisir arbitrairement un ordre chronologique.
Les spécialistes occidentaux ont donc été tentés de rétablir l'ordre chronologique.
Bien qu'il y ait encore de nombreuses différences qui portent sur
des points de détail, il semble malgré tout que l'on soit parvenu à un large
consensus sur la répartition des sourates entre celles qui appartiennent à la
période mecquoise (c'est-à-dire la première période de Muhammad) et celles
qui relèvent de la période médinoise. N'est-il pas intéressant de voir combien
une parole divine dite « éternelle » peut être liée à la notion de temps?
Mais tout remède porte son mal et les musulmans ne se sont tirés d'un
pétrin que pour se fourrer dans un autre. Les contradictions internes peuvent
certes être expliquées par la méthode de classement, mais est-il normal
qu'un Dieu tout-puissant, omniscient et omnipotent révisât Ses commandements
aussi souvent? A-t-Il besoin de communiquer des révélations qui
nécessitent d'aussi fréquentes modifications? Ne peut-Il pas les faire justes
du premier coup? Après tout n'est-Il pas la Sagesse? Pourquoi ne délivret-
Il pas la version définitive en premier?
Il semble qu'en ces temps-là, on interpellait le Prophète de façon plutôt
insistante. C'est à ceux-là que répondent les versets 101 et 102 de la sourate
XVI : « Lorsque nous changeons un verset contre un autre verset — Dieu
sait ce qu'il révèle — ils disent : "Tu n'es qu'un faussaire !" Non ! Mais la plu-
23. DOI, article Quran, p. 520.
24. Margoliouth (2), p. 139.
152 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
part d'entre eux ne savent pas. Dis (leur) "L'Esprit de sainteté l'a fait descendre
avec la Vérité, de la part de ton Seigneur comme une Direction et
une bonne nouvelle pour les soumis, afin d'affermir les croyants." »
En partant du principe que le Coran est la parole de Dieu, il ne devrait pas
contenir la moindre trace d'imperfection intellectuelle. Pourtant, l'incongruité
de ces deux versets est manifeste. Mais naturellement que Dieu sait
ce qu'il révèle ! Et c'est précisément pour cette raison que les protestataires
étaient suspicieux. Evidemment, même les Arabes illettrés de l'Hedjaz pouvaient
comprendre que le Dieu tout-puissant, sachant ce qui convenait le
mieux à Ses créatures, aurait dû prescrire ce qui était le mieux pour elles en
tout premier lieu et qu'il n'aurait pas dû changer d'avis comme Ses créatures
imparfaites le font.
La doctrine de l'abrogation se raille aussi du dogme musulman qui
affirme que le Coran est une transcription sincère des écritures originales
qui sont conservées au ciel et qu'il ne peut pas être modifié. Si la parole de
Dieu est éternelle, non créée et universelle, alors comment peut-elle être
remplacée ou devenir obsolète ? Est-ce que des paroles de Dieu doivent être
préférées à d'autres paroles de Dieu ? Apparemment oui et, selon Muir, ce
sont environ deux cents versets qui sont annulés par des versets ultérieurs.
Ainsi le paradoxe du Coran, c'est qu'il est récité, dans sa totalité, comme
étant la parole de Dieu, alors que certains de ses passages ne sont pas
authentiques ou, si vous préférez, 3% du Coran sont officiellement reconnus
comme faux!
Prenons un exemple : tout le monde sait que les musulmans n'ont pas le
droit de boire du vin en vertu de la prohibition inscrite dans la sourate
II.219. Pourtant la lecture de la sourate XVI.67 en surprendra plus d'un :
« Vous retirez une boisson enivrante et un aliment excellent des fruits des
palmiers et des vignes. Il y a vraiment là un signe pour un peuple qui
comprend! » Dans leur traduction, Dawood remplace vin par « boissons
alcoolisées », Pickthall parle de « boissons fortes » et Sale, usant d'une de ces
expressions qui font le charme du X V I I I e siècle, préfère « liqueurs
enivrantes. » Yusuf Ali prétend que sakar (le mot arabe litigieux) signifie
« boisson saine » et, dans une note, insiste sur le fait qu'il s'agit de boissons
non alcoolisées. Ensuite, au dernier moment, il concède que si « sakar doit
être pris dans le sens de vin fermenté, alors il ne peut se référer qu'à une
période antérieure à la prohibition de l'alcool : c'est une sourate de la période
mecquoise, et la prohibition date de Médine. »
Nous comprenons maintenant combien la doctrine de l'abrogation est
utile aux érudits en difficulté. Cependant, elle n'est pas sans poser quelques
problèmes aux apologistes, car tous les passages qui prêchent la tolérance
appartiennent à la période mecquoise (c'est-à-dire aux sourates les plus
anciennes) tandis que les passages qui recommandent les exécutions, les
décapitations, les mutilations, sont médinois (sourates tardives). Autrement
dit, Dieu aurait abrogé la tolérance par l'intolérance. Le fameux vers
LE CORAN 153
de la sourate IX.5 « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez »
annulerait 124 versets qui enjoignent la tolérance et la patience!
LES DOCTRINES DU CORAN
Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu (la ilaha illa-Llah). L'islam est donc
exclusivement monothéiste. C'est l'un des plus grands péchés que d'associer
un partenaire à Dieu. Le polythéisme, l'idolâtrie, le paganisme, de même
que l'attribution d'une pluralité à la divinité, sont regroupés sous le mot
arabe « shirk ». Les apologistes, les théologiens et peut-être même les
« évolutionnistes culturels » du X I X e siècle, ont tous présupposé, sans la
moindre considération critique, que le monothéisme est, d'une façon ou
d'une autre, une forme de croyance supérieure au polythéisme. Je crois
même que les philosophes n'ont commencé à s'intéresser au polythéisme
qu'à une date récente. Est-il donc si évident que le monothéisme soit philosophiquement
« supérieur » au polythéisme? Et si cela est, de quelle
manière lui est-il supérieur? Si évolution naturelle du polythéisme au
monothéisme il y a, alors, ne pourrait-il pas y avoir une évolution naturelle
du monothéisme vers l'athéisme? Le monothéisme est peut-être condamné
à se voir dépassé par une forme plus élevée de croyance, c'est-à-dire
l'athéisme — par la voie de l'agnosticisme, par exemple !
Dans cette section je souhaite démontrer que :
1. le monothéisme n'est pas nécessairement, philosophiquement ou
métaphysiquement supérieur au polythéisme, puisqu'il n'existe aucune
preuve de l'existence d'un seul et unique Dieu;
2. les religions monothéistes entretiennent au niveau des couches populaires
un polythéisme de fait et ce à l'encontre du dogme;
3. le monothéisme ne réduit pas les superstitions mais il les concentre
sur un Dieu ou sur ses apôtres;
4. les monothéismes ont souvent fait preuve d'une intolérance féroce,
contrastant avec les polythéismes, au nom desquels aucune guerre de religion
n'a jamais été menée. Cette intolérance découle logiquement de
l'idéologie monothéiste. Le monothéisme doit répondre à de nombreuses
accusations.
Le grand mal qui est au coeur de notre culture est le monothéisme. A
partir d'un texte comme l'Ancien Testament, qui remonte aux temps primitifs
de l'âge de bronze, se sont développées trois religions qui veulent
asservir l'homme : le judaïsme, le christianisme et l'islam. Ce sont des religions
d'un Dieu qui est au ciel; elles sont patriarcales — Dieu est le père
omnipotent — d'où cette misogynie de règle dans les contrées qui sont affligées
par ce Dieu-du-ciel et ses délégués masculins. Le Dieu-du-ciel est
jaloux. Il exige une obéissance aveugle. Ceux qui Le rejettent doivent être
convertis ou éliminés. Le totalitarisme est la seule politique qui peut vérita154
POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
blement servir les desseins du Dieu-du-ciel. Toute velléité de liberté met en
péril Son autorité. Un Dieu, un roi, un pape, un maître au travail, un pèrechef-
de-famille au foyer.25
5. l'islam a remplacé le polythéisme, non pas parce qu'il répondait mieux
aux besoins spirituels des Arabes, mais parce qu'il leur offrait une
récompense matérielle immédiate. En présumant, à tort, que le monothéisme
était supérieur, les historiens ont faussé leurs analyses des causes de
la conversion de l'Arabie à l'islam;
6. loin d'élever la moralité des Arabes, l'islam semble avoir autorisé toutes
sortes de dérèglements moraux.
En réduisant apparemment les superstitions, le monothéisme apporte un
semblant d'ordre intellectuel dans la confusion des dieux primitifs. Mais
précisément, ce n'est qu'apparent, et non réel. Tout d'abord, comme le fait
observer Zwi Werblowsky26, « quand le polythéisme est supplanté par le
monothéisme, le panthéon est soit abandonné (en théorie), soit tourmenté
(c'est-à-dire transformé en démons), soit dégradé au rang d'anges et
d'esprits secourables. Cela veut dire qu'un système officiellement monothéiste
peut, de facto, entretenir dans son fonctionnement une forme de
polythéisme. »
Il est remarquable que les religions fonctionnent sur un principe de flux
et de reflux, et que les hommes ont une tendance naturelle à s'élever de l'idolâtrie
vers le théisme, pour ensuite sombrer du théisme dans l'idolâtrie...
Mais la recherche angoissée du bonheur, qui engendre l'idée de ces puissances
invisibles et intelligentes, ne permet pas aux hommes de se contenter
durablement d'une conception première et simple des dieux, c'est-à-dire
comme étant des entités puissantes mais limitées, maîtres de la destinée
humaine, mais esclaves du destin et du cours de la nature. Les prières et les
louanges exagérées des hommes magnifient l'idée qu'ils s'en font. En élevant
leurs divinités au plus haut niveau de perfection, ils génèrent finalement les
attributs d'unité, d'infinité, de simplicité et de spiritualité. Des idées aussi
raffinées, qui sont quelque peu disproportionnées par rapport à l'entendement
commun, ne demeurent guère dans leur pureté originelle et demandent
à être supportées par la notion de médiateurs inférieurs ou d'agents
subordonnés, qui s'interposent entre l'humanité et la déité suprême. Ces
demi-dieux, ou êtres intermédiaires, partagent plus la nature humaine et
nous étant plus familiers, deviennent l'objet principal de dévotion et progressivement
rappellent cette l'idolâtrie, qui avait justement été bannie par
les prières ardentes et les panégyriques des mortels timorés et indigents.27
Ceci n'est nulle part plus vrai que dans l'islam où l'existence des anges et
des djinns est officiellement reconnue par le Coran. Edward Lane2 8 divise
25. Gore Vidal dans New Statesman Society, 26 juin 1992, p. 12.
26. Article Polytheim, in ER.
27. Hume (1), p. 56.
LE CORAN 155
ces êtres spirituels en cinq espèces : les djanns, les djinns, les shaitans, les
ifrits et les marids. « Ces derniers (...) sont les plus puissants, et les djanns
sont changés en djinns comme certains singes et certains porcs furent transformés
en hommes... Les mots djinn et djann sont généralement utilisés
sans distinction pour désigner l'espèce tout entière, sans savoir s'ils sont
bons ou mauvais. Shaitan est utilisé pour désigner n'importe quel génie du
mal. Un ifrit est un génie du mal puissant; un marid est un génie du mal de
l'espèce la plus nuisible. » Beaucoup de djinns peuvent être tués en leur
jetant des étoiles, « qui leur sont lancées du ciel ». Les djinns peuvent se
multiplier en s'accouplant avec des humains, auquel cas leur progéniture
partage la nature des deux parents. « Parmi les djinns diaboliques, on distingue
les cinq fils de leur chef, Iblis : Tir qui provoque des calamités, des
dommages et des blessures, al Awar qui encourage la luxure, Sut qui suggère
des mensonges, Dasim qui introduit la haine entre l'homme et sa femme et
Zalambur qui encourage tous les trafics. Les djinns sont de trois sortes : la
première a des ailes et peut voler, la seconde prend l'apparence de chiens ou
de serpents, la troisième va de place en place comme les hommes. »
Toutes ces superstitions montrent bien que ce système n'a rien à envier
aux mythologies grecques, romaines ou nordiques.
La vénération des saints dans l'islam remplit la fonction même que
Hume, avec tant de perspicacité, qualifie de médiatrice entre Dieu et les
hommes.
Dans l'islam, (...) les croyants cherchaient à se créer, au travers des
saints, des médiateurs entre eux-mêmes et le Dieu omnipotent, de façon à
répondre aux besoins que satisfaisaient les dieux et les maîtres de leurs
vieilles traditions désormais vaincues. Ici aussi s'applique ce que Karl Hase
dit du culte des saints en général : « il satisfait à l'intérieur d'une religion
monothéiste un besoin typiquement polythéiste de combler l'abîme qui
sépare l'homme de son Dieu et qui remonte au panthéon. »29
La doctrine islamique du diable rejoint celle du dualisme, c'est-à-dire
l'affirmation de l'existence de deux êtres puissants. Le diable aurait été créé
à partir du feu et aurait reçu le nom d'Iblis.30 Quand Dieu eut créé Adam
de l'argile, le diable refusa de se prosterner devant Adam comme Dieu le lui
commandait, à la suite de quoi il fut expulsé de l'Eden. Quand toutes choses
seront arrivées à leur terme, le Diable sera détruit par Dieu, car Dieu est le
seul Dieu, le Tout-Puissant. Mais étant donné la prédominance du mal
dans le monde — guerres, famines, épidémies, holocaustes — on se
demande si finalement le Diable n'est pas le plus puissant. Que Dieu ne l'ait
pas encore détruit est une énigme. D'autre part, il semble douteux que Dieu
28. DOI, article Genii, p. 134.
29. Goldziher (1), vol. 2, p. 259.
30. Iblis est à l'origine un ange déchu. (N.d.T.)
156 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
ait demandé à Satan de s'incliner devant Adam, car Dieu interdit que l'on
vénère qui que ce soit en dehors de Lui-même.
Le Coran ne donne nulle véritable preuve philosophique de l'existence
de Dieu. Il se contente tout simplement de l'assumer. Tout au plus trouvet-
on l'esquisse d'une justification dans la notion coranique de signe, par
laquelle divers phénomènes naturels sont perçus comme des signes de la
puissance et de la bonté de Dieu.
Les phénomènes les plus fréquemment cités (dans le Coran) sont : la
création du ciel et de la terre, la création de l'homme, les divers usages et
profits que l'homme retire de l'exploitation des animaux, l'alternance des
jours et des nuits, la lumière du Soleil, de la Lune et des étoiles, les vents
changeants, la pluie qui vient du ciel, le retour de l'herbe sur un sol desséché,
les cultures et les fruits, les mouvements des bateaux sur les océans et la stabilité
des montagnes. Ceux que l'on cite moins fréquemment sont l'obscurité,
le tonnerre, les éclairs, le fer, le feu, la vue, l'audition, l'intelligence et
la sagesse.31
En philosophie, cette argumentation s'appelle l'argument téléologique
ou argument du dessein et, comme la plupart des arguments qui défendent
l'existence de Dieu, il est récusé par beaucoup de philosophes.
De fait, tous les phénomènes cités par Muhammad dans le Coran peuvent
être expliqués sans recourir à l'existence d'un Dieu ou d'un architecte
suprême. Or, pour en revenir au monothéisme, pourquoi ne devrait-il n'y
avoir qu'un seul architecte ou planificateur cosmique? C'est ainsi que
Hume demande :
Et quelle ombre d'un argument, continua Philo, pouvez-vous avancer
de vos hypothèses pour prouver l'unicité de la déité? Un grand nombre
d'hommes joignent leurs efforts pour construire une maison ou un navire,
pour bâtir une cité, pour construire une société équitable. Pourquoi donc
plusieurs divinités ne pourraient-elles pas concevoir un monde? Ce ne sont
que des affaires humaines mais à une plus grande échelle. En répartissant le
travail entre plusieurs, nous pouvons d'autant repousser les limites de chacun
et nous affranchir de ce pouvoir et de cette connaissance étendue que
l'on suppose chez une déité unique et qui, selon vous, ne sert qu'à affaiblir
les preuves de son existence. Si des créatures aussi folles et vicieuses que les
hommes peuvent malgré tout s'unir fréquemment pour concevoir et exécuter
un plan, combien plus le peuvent ces divinités ou ces démons que l'on
peut imaginer autrement plus parfaits?
Multiplier les causes sans véritable nécessité est bien entendu contraire
à la vraie philosophie. Mais ce principe ne s'applique pas au cas présent. Si
notre théorie avait prouvé qu'il existât une déité possédant chacun des attributs
nécessaires â la production de l'univers, il aurait été inutile, admettons-
31. Bell et Watt, p. 122.
32. Hume (2), part 5, pp. 192-193.
L E C O R A N 157
le, (bien que nullement absurde) de supposer qu'il existe d'autres divinités.
Cependant, la question demeure de savoir si ces attributs sont réunis dans
une même entité ou répartis entre plusieurs êtres indépendants, à savoir
donc, par quel phénomène de la nature peut-on prétendre trancher cette
controverse? Quand nous voyons le plateau d'une balance s'élever, nous
sommes évidemment sûrs qu'il y a sur l'autre plateau, qui est en l'occurrence
dissimulé à notre vue, un corps qui fait contrepoids. Toutefois rien ne permet
de dire si ce poids est un agrégat de plusieurs petits corps différents ou
une seule masse uniforme. Et si le poids requis surpasse tout ce que nous
ayons jamais vu rassemblé en un seul corps, la supposition précédente
devient toujours plus probable et naturelle. Un être intelligent, d'une capacité
et d'une puissance aussi étendue, telles qu'il en est nécessaire pour créer
l'univers ou, pour employer les mots de la philosophie ancienne, un animal
aussi prodigieux, ne peut faire l'objet d'aucune comparaison et dépasse
l'entendement.
Un des hauts faits de Muhammad, nous dit-on, fut d'éliminer le polythéisme
d'Arabie. Mais ceci, comme j'ai essayé de le prouver, n'est qu'une
arrogance des monothéistes. Il n'y a pas d'argument décisif en faveur du
monothéisme. En effet, comme le démontre Hume, il n'y a rien qui soit
fondamentalement absurde dans le polythéisme. Quant à l'allusion que fait
le Coran à l'argument du dessein, H u m e 3 montra que toutes les hypothèses
relatives à l'origine de l'univers étaient également absurdes. Rien ne justifie
que l'on doive croire à l'argument du dessein : « Aucune donnée ne permet
d'étayer une quelconque cosmogonie. Notre expérience, aussi imparfaite et
aussi limitée soit-elle, autant en étendue qu'en durée, ne nous offre aucune
théorie concernant l'ensemble des choses. Mais si nous avons besoin d'être
fixés sur une quelconque hypothèse, sur quelle base, je vous prie, devrionsnous
arrêter notre choix? »
Le monothéisme a également été jugé intrinsèquement intolérant. Nous
savons par le Coran lui-même que l'on prêchait la haine contre toutes les
formes de croyance que l'on qualifiait d'idolâtries ou de polythéismes.
D'après le Dictionnaire de l'Islam, les écrivains musulmans sont « unanimes
pour affirmer qu'à l'époque du Prophète, les cultes polythéistes ne
bénéficiaient d'aucune tolérance religieuse. Le seul choix qu'on leur donnait
était la conversion ou la mort. » La certitude dogmatique d'être l'unique
accès au vrai Dieu, d'être seul à détenir la vérité, est implicite dans toutes
les religions monothéistes. Toutes les autres sont non seulement déplorablement
mal guidées, mais également condamnées à la perdition et à la
damnation éternelle. Selon les propos de Lewis, « le christianisme traditionnel
et l'islam diffèrent du judaïsme et s'accordent l'un avec l'autre en ceci
que tous deux proclament posséder une vérité non seulement universelle,
mais aussi exclusive.34 Chacun prétend être le seul gardien de la révélation
divine. Aucun n'admet de salut en dehors de son propre credo. » 3 5
33. Hume (2), part 7, p. 203.
158 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Schopenhauer36 nous demande de réfléchir à « toute la cruauté que les
religions ont engendrée, en particulier le christianisme et l'islam » et aux
« misères qu'elles ont apportées dans le monde ». Pensez au fanatisme, aux
persécutions sans fin, puis aux guerres de religion, ces maudites folies dont
les anciens n'avaient aucune idée. Pensez aux croisades qui furent des boucheries
inexcusables, qui durèrent deux siècles et dont le cri de guerre était
« Dieu le veut ». Le christianisme n'est guère plus épargné par les accusations
de Schopenhauer. L'objet des croisades était de
conquérir la tombe de celui qui prêcha l'amour, la tolérance et la mansuétude.
Pensez à l'expulsion cruelle et à l'extermination des Maures et des juifs
d'Espagne, aux bains de sang, à l'inquisition et autres cours pour hérétiques
et aussi aux sanglantes conquêtes des mahometans sur les trois continents...
N'oublions pas l'Inde (...) où les mahometans d'abord, puis les chrétiens
attaquèrent sauvagement et avec la dernière cruauté les adeptes de la foi
sacrée et originale de l'humanité. Le saccage déplorable, gratuit et impitoyable
des temples et des statues nous révèle encore aujourd'hui les traces de
cette furie monothéiste (je souligne) qui s'est poursuivie de Mahmud de Ghaznah
(dont la mémoire est maudite) jusqu'à Aurangzeb le fratricide.
Schopenhauer compare l'histoire pacifique des hindous et des bouddhistes
à la cruauté et à la perversité des monothéistes. Il conclut :
A dire vrai, l'intolérance n'est indispensable qu'au monothéisme. Un
dieu unique est par nature un dieu jaloux qui ne tolère pas l'existence d'un
autre dieu. Au contraire, les dieux polythéistes sont par nature tolérants : ils
vivent et laissent vivre. En premier lieu, ils tolèrent avec plaisir leurs collègues,
les dieux de la même religion et, ensuite, cette tolérance s'étend aux
dieux étrangers qui sont reçus avec hospitalité et à qui on accorde plus tard,
dans certains cas, l'égalité de droits. Les Romains, qui de bonne grâce respectaient
les dieux phrygiens, égyptiens et autres, en sont l'exemple. Ainsi,
ce sont seulement les religions monothéistes qui nous offrent le spectacle
des guerres de religion, des persécutions, des tribunaux de l'inquisition et
aussi de l'iconoclasme, cette destruction des représentations des dieux étrangers,
la démolition des temples hindous et des colosses égyptiens qui étaient
tournés vers le Soleil depuis trois mille ans. Tout cela parce que leur Dieu
possessif avait dit : « Tu ne feras pas d'image », et ainsi de suite.
Environ un siècle avant Schopenhauer, Hume3 7 , avec son génie habituel,
avait perçu les avantages du polythéisme :
L'idolâtrie est pratiquée avec cet avantage évident que, en limitant le
pouvoir et les fonctions de ses divinités, elle admet naturellement les dieux
34. Il semble que Lewis oublie que les Israélites se considèrent comme seul « peuple
élu » de Dieu, comme une « race royale ». (N.d.T.)
35. Lewis (4), p. 175.
36. Schopenhauer, vol. 2, pp. 356-359.
37. Hume (1), p. 59.
LE CORAN 159
des autres sectes et des autres nations au partage de la divinité et rend toutes
les diverses divinités, aussi bien que les rites, les cérémonies ou les traditions,
compatibles les uns avec les autres. Au contraire, les monothéistes ne reconnaissent
qu'un seul objet de dévotion et la vénération d'autres divinités est
considérée comme absurde et impie. Qui plus est, cette unité de l'objet de
dévotion semble naturellement exiger l'unité de la foi et des cérémonies, et
fournit aux hommes intrigants un prétexte pour accuser leurs adversaires
d'athéisme et les désigner comme objet de vengeance aussi bien divine
qu'humaine. Comme chaque secte monothéiste est convaincue que sa propre
foi et que son adoration sont pleinement agréables à la déité et, comme
nul ne conçoit que la même déité pourrait être satisfaite par des rites et des
principes différents, les différentes sectes éprouvent mutuellement de l'animosité
et déversent l'une sur l'autre ce zèle et cette haine sacrés, qui sont les
plus implacables des passions humaines.
L'esprit de tolérance des idolâtres, aussi bien dans les temps reculés
qu'aujourd'hui, est tout à fait évident pour quiconque est un tant soit peu
versé dans les récits des historiens ou des voyageurs... L'intolérance des religions
qui ont défendu l'unicité de Dieu est aussi remarquable que le principe
contraire chez les polythéistes. L'esprit étroit, implacable des juifs est bien
connu. L'islam a débuté sur des principes encore plus sanglants, et même à
ce jour il voue toutes les autres sectes à la damnation, sans toutefois les condamner
au feu et au bûcher.
Dans sa biographie du Prophète en deux volumes, le professeur Watt
présente une théorie sur l'essor de l'islam qui s'inspire de l'hypothèse que le
monothéisme prêché par Muhammad aurait été supérieur au polythéisme
dominant en Arabie centrale. Watt prétend que Muhammad doit son succès
au fait que son message répondait aux besoins spirituels profonds des
Mecquois. La Mecque, à cette époque, explique Watt, était en proie à un
malaise social, voire à une crise de spiritualité, et le culte des dieux locaux
ne pouvait y apporter de réponse. Les Mecquois étaient donc plongés dans
l'idolâtrie et la dégradation morale, jusqu'à ce que Muhammad arrivât et les
fît revenir à un niveau de moralité et de spiritualité plus élevé. Telle est
l'hypothèse de Watt. Mais, pour reprendre l'objection de Crone et Bousquet,
rien n'indique qu'il y ait eu un tel malaise social.
La vérité, c'est que la tradition ne mentionne aucun malaise à La Mecque,
qu'il soit religieux, social, politique ou moral. Bien au contraire, elle
décrit les Mecquois comme prospères. L'impression qu'a Watt, que leur
succès les aurait conduits au cynisme, provient de sa tentative autrement
condamnable de voir l'histoire islamique avec les yeux d'un musulman. La
raison pour laquelle les Mecquois donnent l'impression d'être en faillite
morale dans les sources musulmanes n'est pas que leur façon traditionnelle
de vivre était décadente, mais parce qu'elle fonctionnait au contraire trop
bien : les Mecquois préféraient leur mode traditionnel de vie à l'islam. C'est
pour cette raison qu'ils sont décriés par les sources; plus un homme était
attaché à ce mode de vie et plus il nous paraît cynique, amoral ou hypocrite.
Abu Sufyan (un chef de l'aristocratie mecquoise hostile à Muhammad) ne
160 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
38. Crone (2), pp. 234-245.
peut pas jurer par le nom d'une divinité païenne sans que le lecteur ne ressente
une aversion instinctive à son égard, parce que le lecteur sait d'après
ses propres références que quelqu'un qui jure par une fausse divinité est
quelqu'un qui ne croit en rien.
Quant à une crise de spiritualité, il ne semble pas qu'il y ait eu quelque
chose de semblable dans l'Arabie du VIe siècle.38
Mais alors, comment peut-on expliquer la conversion massive de l'Arabie
à l'islam? Comme nous l'avons vu dans le chapitre I I , la société était
organisée autour de la tribu, et chaque tribu avait sa divinité tutélaire, qui
était vénérée avec l'espoir qu'elle rendrait plus ou moins service, en particulier
en apportant la pluie, en rendant fertile, en éliminant les maladies et, de
façon générale, en protégeant la tribu des éléments naturels. Les dieux tribaux
n'incarnaient pas « d'ultime vérité concernant la nature et le sens de la
vie », pas plus qu'ils n'étaient « profondément engagés dans la vie
quotidienne ». Par conséquent, rien ne s'opposait à ce que les Arabes
renonçassent à un dieu pour un autre puisque cela n'entraînait aucun changement
d'attitude mentale ni de comportement. De son côté, le dieu musulman
« reprenait et ennoblissait des caractéristiques tribales fondamentales
telles que la militance et la fierté ethnique ». Le Dieu musulman offrait
quelque chose de plus que les idoles. Il offrait un programme de « formation
d'un Etat arabe et de conquêtes : la création d'une ummah (un peuple ou
nation), le déclenchement d'un jihad (une guerre sainte contre les
incroyants). » « Le succès de Muhammad tient au fait qu'il prêcha à la fois
pour la création d'une nation et pour une politique d'expansion. Sans
conquête, d'abord en Arabie puis dans le reste du Croissant Fertile, l'unification
de l'Arabie n'aurait pu être menée à bien. » Naturellement, le nombre
des partisans augmentait au fur et à mesure que Muhammad remportait des
succès. Ils réalisaient qu'Allah était bien sûr grand, et en tout cas plus grand
que leurs propres divinités. Un dieu qui remporte des victoires est un vrai
dieu. Pas celui qui les perd. Certains spécialistes, entre autres Becker, ont
prétendu que l'aggravation de la sécheresse avait poussé les Arabes à
conquérir de nouveaux territoires. Crone ne partage toutefois pas cet avis :
Il n'est pas nécessaire de recourir à une quelconque détérioration des
conditions climatiques pour expliquer pourquoi les Arabes ont trouvé cette
politique de conquête à leur goût. Ayant déjà commencé à conquérir sur
leurs propres territoires, les Arabes et leurs chefs n'étaient pas disposés à
s'arrêter alors qu'ils atteignaient des terres fertiles. Là, justement, se trouvaient
les ressources dont ils avaient besoin pour continuer et dont ils
s'étaient déjà servis par le passé. Le Dieu de Muhammad donna son aval à
cette politique de conquête et ordonna de combattre les incroyants partout
où ils se trouvaient... En résumé, Muhammad était dans l'obligation de
conquérir, ses partisans aimaient conquérir et sa déité lui ordonnait de
conquérir. Que nous faut-il de plus?
LE CORAN 161
Mais la guerre sainte n'était pas qu'un prétexte pour satisfaire des besoins
matériels. C'était, au contraire, une façon de les proclamer ouvertement :
« Dieu dit : "Mes serviteurs fidèles hériteront de la terre", voici maintenant
votre héritage et ce que votre Seigneur vous avait promis. » A la veille de la
bataille de Qadisiyyah39 contre les Perses, on dit aux guerriers musulmans :
« Si vous gagnez (...) alors leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et leur
pays seront les vôtres. » Dieu ne pouvait être plus explicite. II disait aux Arabes
qu'ils avaient le droit de dépouiller les autres de leurs femmes, de leurs
enfants, de leurs terres, ou, à vrai dire, qu'ils avaient le devoir de le faire : la
guerre sainte consistait à obéir. Ainsi le Dieu de Muhammad élevait les luttes
tribales et la cupidité au rang de vertus religieuses suprêmes.
Pour résumer, loin d'apporter une réponse aux questions métaphysiques
des tribus (elles ne s'en posaient pas), Muhammad créa une nation et offrit
aux Arabes ce à quoi ils étaient habitués, à savoir des conquêtes militaires,
avec tous les avantages matériels qui vont avec : butins, femmes et terres.
Allah était préférable aux vieilles divinités simplement parce qu'il ne les
avait pas déçus. Il avait délivré la marchandise en temps et lieu voulus. Allah
n'était certainement pas préférable aux divinités pour quelque raison
métaphysique; les Arabes n'avaient pas soudainement adopté le principe du
Rasoir d'Occam.4 0 « A vrai dire, ajoute Crone, en termes de comportement,
la plus grande partie de l'Arabie était toujours païenne au X I X e siècle. »
Déjà en 1909, le docteur Margoliouth41 avait anticipé la thèse de Watt
et l'avait mise en défaut. Ce qui est aussi important dans le travail de Margoliouth
c'est qu'il nie que l'islam ait, d'une façon ou d'une autre, porté les
nouveaux convertis à un niveau moral plus élevé : « Rien ne permet de dire
que les musulmans aient eu une moralité plus élevée que les païens, que ce
soit pour eux-mêmes ou vis-à-vis de leurs prochains. » Il semble même que
ce fut plutôt le contraire :
Il est probable que l'influence démoralisatrice commença à se faire sentir
quand (Muhammad) était à la tête d'une bande de voleurs. C'est alors que
des hommes qui n'avaient jamais rompu u;; .serment apprirent qu'ils pouvaient
échapper à leurs obligations, et que des hommes pour qui le sang des
membres du clan était aussi précieux que le leur commencèrent à le verser
avec l'impunité de la cause de Dieu, et que le mensonge et la tricherie pour
la cause de l'islam recevaient l'approbation divine, et que hésiter à se parjurer
pour cette cause était considéré comme une faiblesse. Ce fut alors, aussi, que
les musulmans se distinguèrent par l'obscénité de leur langage. Ce fut alors,
aussi, que la convoitise des biens et des femmes (que possédaient les
incroyants) fut reconnue et encouragée par le Prophète.
39. Défaite des Perses sassanides contre les musulmans en 15/636 dans les environs de
Kufah.
40. Principe énoncé par Occam selon lequel les êtres ou les entités (et en l'occurrence les
dieux) ne doivent pas être multipliés au-delà de ce qui est nécessaire. (Dict. Enc. Quillet).
41. Margoliouth (2), p. 149.
162 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Ce n'est pas tout. On a aussi reproché au monothéisme d'entraver la
liberté humaine. Beaucoup de spécialistes ont soutenu qu'il menait inévitablement
au totalitarisme, tandis que les philosophes modernes voient déplus
en plus le polythéisme comme une source potentielle de pluralisme, de
créativité et de liberté humaine. Les féministes ont reproché au Dieu monothéiste
d'être un mâle misogyne insensible à la féminité qui ne souhaitait
pas se réformer.
Dieu tel que les musulmans le conçoivent
La toute-puissance de Dieu est proclamée partout dans le Coran. La
volonté de l'homme est totalement subordonnée à celle de Dieu, au point
qu'il peut être dit que l'homme est privé de libre arbitre. Même ceux qui ne
croient pas en Lui sont incroyants parce que Dieu veut qu'ils ne croient pas.
Cela nous conduit à la doctrine de la prédestination contenue dans le Coran,
et qui prévaut sur la doctrine du libre arbitre. D'après Macdonald4 2,
« l'antinomie entre la thèse du libre arbitre et celle de la prédestination, qui
se trouvent toutes deux dans le Coran, montre que Muhammad n'était pas
un théologien systématique mais un prédicateur et un politicien
opportuniste ».
« Taqdir, ou le décret absolu du bien et du mal, est le sixième article de
la foi mahométane. Les orthodoxes croient que tout ce qui est, a été ou sera
en ce monde, que ce soit bien ou mal, procède entièrement de la volonté
divine et a été irrévocablement enregistré et fixé sur une tablette par le stylet
de la foi. » Quelques extraits de sourates illustrent cette doctrine :
Oui, nous avons créé toute chose d'après un décret. (LIV.49)
II n'appartient à personne de mourir, si ce n'est avec la permission de
Dieu et d'après ce qui est irrévocablement fixé par écrit. (III.145)
Glorifie le Nom de ton Seigneur, le Très-Maut, qui crée et qui forme
harmonieusement les hommes; qui fixe leur destin et qui les dirige.
(LXXXVII.1-3)
Ce n'est pas vous qui les avez tués; mais Dieu les a tués. (VIII.17)
Rien ne nous atteindra, en dehors de ce que Dieu a écrit pour nous.
(IX.51)
Le commandement appartient entièrement à Dieu. (XIII.31)
42. Macdonald, article Kadar, in Enc of Islam (lere édition).
LE CORAN 163
Dieu égare qui 11 veut; 11 dirige qui Il veut; Il est le Puissant, le Sage.
(XIV.4)
Ce Jour-là, nous présenterons la Géhenne aux incrédules dont les yeux
étaient voilés devant mon Rappel et qui ne pouvaient entendre. (XVIII.101)
Si Nous l'avions voulu, Nous aurions donné à chaque homme sa direction.
Ma parole, cependant, se réalise : « Oui, Je remplirai la Géhenne de
Djinns et d'hommes réunis. » (XXXII.13)
Dieu vous fait vivre, puis II vous fera mourir; Il vous réunira ensuite, le
Jour de la Résurrection. (XLV.26)
Nulle calamité n'atteint la terre ni vous-mêmes, sans que cela ne soit
écrit dans un Livre, avant même d'être créé. (LVII.22)
Il y a cependant quelques passages qui semblent accorder un semblant
de liberté à l'homme :
Quant aux Thamoud, nous les avons dirigés; mais ils ont préfère l'aveuglement
à la Direction. (XLI.16)
La vérité émane de votre Seigneur. Que celui qui le veut croie donc et
que celui qui le veut soit incrédule. (XVIII.29)
Pour Wensinck4 3, la théorie de la prédestination est omniprésente dans
l'islam. Il n'y a pas une seule tradition qui plaide en faveur du libre arbitre.
Nous avons également le témoignage de Jean Damascène qui vivait au
milieu du V I I I e siècle et qui était bien instruit des choses de l'islam. Selon
lui, la différence concernant la prédestination et le libre arbitre est l'un des
points majeurs de divergence entre le christianisme et l'islam.
Il est évident que vers la fin de sa vie, Muhammad a durci sa position sur
la prédestination et que « la plus ancienne attitude consciente des musulmans
sur ce sujet semble avoir été un fatalisme intransigeant. »
Pour commenter la doctrine de la prédestination, il est nécessaire de
décrire l'enfer tel qu'il est présenté dans le Coran. Plusieurs mots servent à
évoquer ce lieu de tourments que Dieu prend plaisir à contempler. Le mot
Jahannam (la Géhenne) apparaît au moins trente fois pour décrire le purgatoire.
Selon le Coran, tous les musulmans passeront par l'enfer : « Il n'y
a personne de vous qui n'y sera précipité : c'est un arrêt décidé par ton
Seigneur. » (XLX.71) Le mot al nar qui veut dire le feu est utilisé plusieurs
fois. Les autres expressions pour désigner l'enfer ou le feu de l'enfer sont :
Laza (le feu) : « Je vous ai donc avertis d'un Feu qui flambe. Seul y tombera
celui qui est méprisable; celui qui crie au mensonge et qui se
détourne. » (XC1I)
43. VVensinck (l), pp. 51-52
164 POURQUOI.IF: NE SUIS PAS MUSULMAN
Hutamab (pression qui écrase) : « C'est le Feu de Dieu allumé qui dévore
jusqu'aux entrailles. » (CIV. 4)
Sair (le brasier) : « Ceux qui dévorent injustement les biens des orphelins
avalent du feu dans leurs entrailles : ils tomberont bientôt dans le brasier. »
(IV.10)
Sagar (feu ardent) : « Les péchés se trouvent dans l'égarement et la folie.
Le jour où ils seront traînés sur la face dans la direction du Feu, on leur dira :
"Goûtez le contact du Feu ardent!" » (LIV.47)
Jahim (la brûlure) et hawiyah (l'abîme) apparaissent respectivement dans
les sourates II et C I .
Muhammad laisse libre cours à son imagination (qui autrement semble
plutôt limitée) quand il décrit, avec force détails révoltants, les tourments
de l'enfer : eau bouillante, plaies purulentes, peaux écorchées, chairs qui se
consument, corps éventrés, crânes que l'on fracasse avec des masses de fer
et, verset après verset, sourate après sourate, on nous parle du feu, du feu qui
rôtit, toujours et encore de ce feu éternel. D'après la sourate IX.69, « Dieu
a promis aux hommes hypocrites, aux femmes hypocrites et aux incrédules
endurcis, le feu de la Géhenne. Ils y demeureront immortels. Cela leur
suffit! Dieu les maudit! Un châtiment permanent leur est destiné »; il est
clair que les incroyants rôtiront éternellement.
Que pouvons-nous retenir d'un tel système de valeur? Pour Mill , il y
a quelque chose de tout à fait cruel et révoltant à l'idée que Dieu crée des
êtres dans le seul dessein de remplir l'enfer, des êtres qui ne peuvent en
aucun cas être tenus responsables de leurs actions puisque Dieu lui-même a
choisi de les écarter du droit chemin : « (Vénérer) un être qui peut fabriquer
un enfer et qui peut créer d'innombrables générations d'êtres humains en
sachant parfaitement quel destin il leur réserve (...) N'importe quel autre
outrage que l'on peut faire aux règles les plus universelles de justice ou de
respect de l'humanité, telles que les chrétiens les conçoivent ordinairement
à partir de la moralité de Dieu, n'est que futilité à côté de cette terrifiante
idéalisation de la méchanceté. » Bien sûr, cette citation de Mill vaut, mutatis
mutandis, pour l'islam ou pour n'importe quelle autre théologie de la prédestination.
Nous ne pouvons convenablement pas appeler un tel système un système
éthique. Au coeur de n'importe quelle éthique se trouve la notion de responsabilité
morale d'une personne qui est capable de pensées rationnelles, de
réflexion, qui agit en toute connaissance de cause, qui fait un choix et qui,
d'une certaine façon, est libre de choisir. Dans le système coranique, les
hommes ne sont rien de plus que des automates créés par un Dieu capricieux
qui Se divertit en contemplant Ses créatures brûler en enfer. Nous ne pou-
44. Mill (2), pp. 113-114.
LE CORAN 165
vons pas décemment blâmer ou approuver le système coranique : l'homme
n'y est pas responsable de ses actes et, par conséquent, il semble doublement
absurde de le punir de la façon sadique qui est décrite dans les diverses sourates
que l'on vient de citer.
Bousquet45 commence son travail sur la conception islamique de la
sexualité par cette remarque tranchante : « Il n'y a pas d'éthique dans
l'islam. » On ordonne tout simplement aux musulmans d'obéir à la volonté
impénétrable d'Allah; le bien et le mal sont définis comme ce que le Coran,
et par la suite la loi islamique, considère comme permissif ou interdit. Les
musulmans orthodoxes donnent une réponse définitive à la question posée
par Socrate dans Euthyphron : « Est-ce que le saint est aimé des dieux parce
qu'il est saint, ou saint parce qu'il est aimé des dieux? »; quelque chose est
bon si Dieu le veut, et mauvais si Dieu l'interdit. Il n'y a rien qui soit rationnellement
ou en soi bon ou mauvais. Or, Platon avait déjà expliqué que ce
n'était pas une réponse satisfaisante. Pour Mackie,4 6 « si des valeurs morales
sont décrétées comme saintes par commandement divin, de telle sorte que
la bonté consiste à se mettre en conformité avec la volonté de Dieu, alors
nous pouvons rejeter l'argument des théistes que Dieu est bon et qu'il veut
le bien de sa création ». Dans un ouvrage antérieur, Mackie47 avait remarqué
que les conceptions des musulmans ont pour conséquence
que décrire Dieu Lui-même comme bon se réduirait à la déclaration triviale
que Dieu S'aime Lui-même, ou S'aime tel qu'il est. Cela voudrait dire que
l'obéissance aux règles morales n'est simplement qu'un conformisme prudent
mais servile aux exigences arbitraires d'un tyran capricieux. Dès lors,
beaucoup de penseurs ont opté pour la première alternative (c'est-à-dire, le
pieux, ou saint, est aimé des dieux parce qu'il est saint). Mais cela a pour
conséquence tout aussi surprenante que les distinctions morales ne
dépendent pas de Dieu. (...) En conséquence, l'éthique est autonome et elle
peut être étudiée et débattue sans référence à des croyances religieuses, et
nous pouvons simplement fermer la frontière théologique de l'éthique.
On ne saurait trop insister sur l'indépendance des valeurs morales par
rapport à la théologie. Russell48 propose d'aborder la question de la façon
suivante :
Si vous êtes pratiquement sûr qu'il y a une différence entre le bien et le
mal, alors vous vous trouvez dans la situation suivante : ou la différence est
décrétée par Dieu, ou clic ne l'est pas. Si elle est décrétée par Dieu, alors
pour Dieu Lui-même, il n'y a pas de différence entre le bien et le mal, et
donc il n'est plus pertinent de dire que Dieu est bon. Si vous dites, comme
le font les théologiens, que Dieu est bon, alors vous devez dire que le bien
45. Bousquet (1), p. 9.
46. Mackie (2), p. 256.
47. Mackie (1), p. 230.
48. Russell (3), p. 19.
166 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
et le mal ont un sens qui est indépendant de la volonté de Dieu, parce que
les décrets de Dieu sont bons et non pas mauvais, indépendamment du fait
qu'il les a faits. Si vous dites cela, alors vous devez dire que ce n'est pas uniquement
par Dieu que le bien et le mal existent, mais qu'ils sont par essence
logiquement antérieurs à l'existence de Dieu.
Nous ne pouvons pas échapper aux responsabilités que notre compréhension
de la morale indépendante nous impose.
Pas plus que nous ne pouvons considérer le concept de l'enfer comme
étant admirable d'un point de vue éthique. A deux exceptions près, (la Fatihah
et la sourate IX) toutes les sourates nous disent que Dieu est miséricordieux
et plein de compassion. Mais alors, comment un Dieu véritablement
miséricordieux peut-Il vouer quelqu'un qui ne croit pas en lui, aux tourments
éternels de l'enfer? Comme dit Russell : «Je ne pense vraiment pas
qu'une personne qui aurait un minimum de bonté dans sa nature puisse
introduire des craintes et des terreurs de cette sorte dans le monde. » Antony
Flew49 faisait remarquer qu'il n'y a aucune mesure entre une offense limitée
et une punition illimitée. La doctrine coranique de l'enfer n'est qu'un concentré
de cruauté, de tortures barbares et de sadisme approuvés par Dieu.
Pire encore, cela implique que l'islam est basé sur la peur qui elle-même corrompt
la vraie moralité (« Avertissez les hommes qu'en vérité, il n'y a de
Dieu que Moi : craignez-Moi donc! » sourate XVI.2). Gibb ajoute que
« l'homme doit vivre constamment dans la crainte et le respect (de Dieu) et
être toujours sur ses gardes contre Lui — telle est la signification de l'expression
"craindre Dieu" que l'on retrouve partout, d'un bout à l'autre du
Coran. » Au lieu d'agir avec un sentiment de devoir envers nos semblables,
par générosité spontanée ou par sympathie, sous l'islam, nous agissons par
crainte, pour éviter une punition divine et, égoïstement, pour obtenir de
Dieu des récompenses, dans cette vie et dans celle à venir.
Cette conception du commandement divin pousse les gens à accepter,
comme morales, des exigences qui n'ont pas de lien apparent (à vrai dire pas
de lien du tout) avec le but humain du bien-être, ou avec le bien-être de
n'importe quelle créature. C'est-à-dire, elle peut encourager une moralité
irrationnelle, voire tyrannique. Bien sûr, s'il n'y avait pas seulement un dieu
bienveillant mais aussi une révélation de sa volonté qui soit fiable, alors nous
disposerions de conseils sûrs à propos de questions difficiles et nous n'en
serions pas réduits à spéculer sur les meilleurs comportements possibles.
Mais cette révélation fiable n'existe pas. Même un théiste peut voir que des
révélations qui sont présentées comme telles, celles de la Bible et du Coran,
se condamnent d'elles-mêmes en contenant des règles que nous devons rejeter
parce qu'elles sont étroites, démodées et barbares. Hans Küng dit que
« nous sommes responsables de notre moralité ». De façon plus générale,
lier la moralité à la croyance religieuse risque de la dévaluer, pas seulement
49. Flew (2), p. 277.
50. Gibb, p. 38.
LE CORAN 167
en la sapant provisoirement si la croyance décline, mais aussi en la subordonnant
à d'autres facteurs quand la foi reste forte.
Les faiblesses de Dieu
On nous dit que Dieu est tout-puissant, omniscient, et bienveillant.
Pourtant, Il se comporte comme un tyran irascible, incapable de contrôler
Ses sujets récalcitrants. Il est colérique, Il est fier, Il est jaloux, autant
d'imperfections morales surprenantes chez un être parfait. S'il est autosuffisant,
pourquoi a-t-Il besoin de l'humanité? S'il est tout-puissant, pourquoi
demande-t-Il l'aide des hommes? Par-dessus tout, pourquoi choisit-Il
un obscur marchand arabe qui vit dans un trou perdu pour être Son ultime
représentant sur terre? Est-ce sensé, de la part d'un être suprêmement
moral, d'exiger de Ses propres créatures louange et adoration absolue ? Que
pouvons-nous dire de la curieuse psychologie d'un être qui crée des humains
— ou plutôt des automates — en les programmant pour se vautrer cinq fois
par jour dans la poussière afin de Lui rendre hommage ? Ce désir obsessionnel
de louange est difficilement une vertu morale et n'est certainement pas
digne d'un être moralement suprême. Palgrave52 donne une description
vivante mais juste du Dieu coranique :
Différent de Ses créatures et sans commune mesure éternellement élevé
au-dessus d'elles, qui ainsi se retrouvent nivelées devant Lui sur un plan
d'instrumentalité inerte, Dieu est un dans sa totalité d'action omnipotente
et omniprésente, qui ne reconnaît ni règle, ni standard, ni limite, à l'exception
de Son unique et absolue volonté. Il ne communique rien à ses créatures,
car leur semblant de pouvoir et de liberté d'action restent toujours siens
et, en retour, Il ne reçoit rien d'eux. Quoi qu'ils puissent être, ils sont uniquement
en Lui, par Lui et de Lui. Deuxièmement, nulle supériorité, nulle
distinction, nulle prééminence, ne peut légitimement être revendiquée par
une créature sur ses semblables, dans la complète égalisation de leurs servitudes
et humiliations irréprochables. Toutes sont pareillement les instruments
d'une force solitaire qui les emploie pour écraser ou pour avantager,
pour la vérité ou pour l'erreur, pour l'honneur ou pour la honte, pour la félicité
ou pour la misère, tout à fait indépendamment de leurs aptitudes individuelles,
mérites ou avantages et simplement parce qu'il le veut et comme
Il le veut.
A première vue, on pourrait penser que ce terrible autocrate, cette puissance
incontrôlée et antipathique, serait bien au-dessus de quelque chose
qui ressemblât à de la passion, du désir ou une quelconque inclination.
Pourtant, tel n'est pas le cas, car II ressent envers Ses créatures un unique
sentiment et un seul motif, à savoir la jalousie, craignant qu'elles ne s'attribuent
quelque chose qui est à Lui seul et qu'elles puissent ainsi empiéter sur
Son royaume illimité. De là, Il est toujours plus enclin à punir qu'à
51. Mackie (2), p. 256.
52. Cité dans D O l , p. 147.
168 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
récompenser, à infliger la douleur qu'à accorder du plaisir, à ruiner qu'à
construire. Son plaisir singulier et de laisser les êtres qu'il a créés ressentir
qu'ils ne sont rien d'autre que Ses esclaves, Ses instruments — et même Ses
méprisables instruments — afin qu'ils puissent mieux reconnaître Sa supériorité
et savoir que Sa puissance est au-dessus de leur puissance, que Sa ruse
est au-dessus de leur ruse, Sa volonté au-dessus de leur volonté, Son orgueil
au-dessus de leur orgueil, ou plutôt qu'il n'y a pas de puissance, de ruse, de
volonté, d'orgueil saut le Sien (pour l'orgueil, voir sourate L I X ; Dieu intriguant
III.47 et VIII.30).
Mais Lui-même, stérile dans Son inaccessible hauteur, n'aimant jamais
ni ne prenant plaisir à quelque chose sauf à Son propre décret, sans fils, compagnon
ou conseiller, n'est pas moins stérile pour Lui-même que pour Ses
créatures, et Sa propre stérilité et Son égoïsme sont la cause et l'aune de Son
despotisme indifférent et aveugle.
Voilà qui donne le ton et chamboule l'idée fondamentale que les
croyants se font de Dieu. Palgrave continue :
(...) que le portrait de la divinité, qui peut sembler monstrueux et blasphématoire,
est exactement et littéralement celui que le Coran transmet ou
tente de transmettre, à présent, je le tiens pour certain. Qu'il en soit ainsi,
personne, qui a attentivement lu et réfléchi sur le texte arabe, ne peut hésiter
à l'admettre. En fait, chaque phrase des précédentes condamnations, chaque
détail de cet odieux portrait a été tiré, au mieux de mes capacités, mot pour
mot, ou du moins, signification pour signification, du Livre, le plus véridique
des miroirs de l'esprit et des motivations de ceux qui l'ont écrit.
Et que tels étaient en réalité l'esprit et les idées de Muhammad, est
entièrement confirmé par le témoignage oral de la tradition contemporaine.
De cela nous avons de nombreux exemples authentiques... j'en rajouterai
un spécimen... dont le récit me fut rabâché un nombre incalculable de fois
par des Wahhabis du désert de Nejd, approbateurs et admiratifs.
Donc, quand Dieu se résolut à créer la race humaine, Il prit une poignée
de terre, la même d'où toute l'humanité serait formée et dans laquelle, d'une
certaine façon, clic préexistait; et ayant alors divisé la motte en deux parts
égales, Il jeta une moitié dans l'enfer, en disant « ceci pour l'enfer éternel, et
Je ne m'en soucie pas », et II projeta l'autre moitié au ciel en ajoutant, « et
ceci au paradis, Je ne m'en soucie pas » (Mishkatu'l-Masbih Babu'l Qadr).
En cela, nous avons devant nous l'idée adéquate de la prédestination, ou,
pour lui donner un nom plus juste, de la prédamnation, telle qu'elle est
enseignée par le Coran. Le paradis et l'enfer sont à la fois indépendants de
l'amour ou de la haine de la déité, des mérites ou des torts, d'une bonne ou
d'une mauvaise conduite de la créature par rapport à cette théorie, à juste
titre, puisque que ces mêmes actions, que l'on qualifie de méritantes ou
déméritantes, justes ou mauvaises, méchantes ou vertueuses, sont dans leur
essence une et unique et par conséquent ne méritent ni blâme ni louange,
ni punition ni récompense, excepté et simplement d'après la valeur arbitraire
que la volonté du grand despote qui règle tout peut choisir de leur assigner.
En un mot, Il fait rôtir l'éternité durant un individu dans un océan de flammes
et de chaînes chauffées à blanc, et assoie l'autre dans la jouissance totale
LE CORAN 169
d'un lupanar perpétuel, au milieu de quarante concubines célestes, simplement
pour Son bon plaisir et parce qu'il le veut.
Ainsi, les hommes sont réduits dans leurs conditions matérielles, sociales
et morales au même niveau d'esclavage et d'instrumentalité d'un unique
agent universel.
Et Muhammad est son prophète
Toute église nationale ou toute religion s'est établie en revendiquant
une mission spéciale assignée par Dieu à certains de ses membres.
Les juifs ont eu leur Moïse, les chrétiens leur Jésus-Christ, les
Apôtres et les Saints, et les Turcs leur Muhammad, comme si le chemin
vers Dieu n'était pas à tous pareillement ouvert. Chacune de ces
Eglises exhibe des livres qu'elle appelle révélations ou parole de Dieu.
Les juits disent que leur parole fut donnée à Moïse par Dieu, face à
face; les chrétiens, que la parole de Dieu leur est venue par inspiration
divine et les Turcs disent que le Coran fut porté du ciel par un ange.
Chacune de ces Eglises accuse l'autre d'incrédulité et, en ce qui me
concerne, je n'en crois aucune.
Thomas PAINE, L'Âge de Raison53
Allah, ou encore Dieu, choisit Muhammad pour être Son messager
auprès des hommes. Bien que cela soit nié par les musulmans et les commentateurs
occidentaux, il est clair que Muhammad pensait qu'il avait vu
Dieu en personne, comme on peut le lire dans la sourate LIII.2-1 S. Autrement,
Muhammad parlait avec l'ange Gabriel qui lui révélait périodiquement
le message de Dieu. Comment Muhammad pouvait-il être sûr d'avoir
vu Dieu ou un ange? Comment savait-il que ses expériences personnelles
étaient des manifestations de Dieu? Même si nous acceptons la sincérité de
Muhammad, n'a-t-il pas pu, en toute bonne foi, être induit en erreur?
Comment savons-nous, dans le cas de Muhammad, que c'était réellement
Dieu ou un ange qui délivrait le message divin?
Toute personne qui prétendrait aujourd'hui être en communication
directe avec Dieu serait considérée comme un malade mental.
Admettons néanmoins, pour le besoin de notre propos, que quelque
chose ait été révélé à une certaine personne et pas révélé à d'autres. Ce n'est
une révélation que pour cette personne seulement. Quand elle le raconte à
une deuxième personne, la seconde à une troisième, la troisième à une quatrième
et ainsi de suite, cela cesse d'être une révélation. Ce n'est une
révélation que pour la première et ouï-dire pour toutes les autres et par conséquent
elles ne sont pas tenues d'être crédules.
C'est une erreur aussi bien dans la terminologie que dans l'idée, que de
donner le nom de révélation à quelque chose qui nous parvient en seconde
main, que ce soit verbalement ou sous la forme d'un écrit. La révélation est
nécessairement limitée à la première communication. Après, cela devient
53. Paine, p. 270.
170 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
simplement un récit de quelque chose que cette personne dit avoir reçue en
révélation. Bien qu'elle puisse elle-même se trouver dans l'obligation d'y
croire, il ne m'appartient pas d'y croire de la même manière, car ce n'est pas
une révélation qui m'a été faite, à moi, et je n'ai que sa parole qu'elle lui fut
faite. Quand Moïse dit aux enfants d'Israël qu'il avait reçu les Tables de la
loi des mains de Dieu, ils n'étaient pas obligés de le croire, parce qu'ils
n'avaient pas d'autre autorité que la sienne pour le confirmer et je n'ai moimême
pas d'autre confirmation que celle d'un historien. Les commandements
ne portent aucune preuve intrinsèque de leur origine divine; ils ne
contiennent que quelques solides principes moraux que n'importe quel
législateur, un tant soit peu qualifié, pourrait inventer sans avoir recours à
une intervention divine.
Quand on me dit que le Coran fut rédigé au ciel et porté à Muhammad
par un ange, ce récit ressemble trop au même genre de témoignage par ouïdire
ou de source de seconde main que le précédent. Je n'ai pas vu les anges
moi-même et par conséquent j'ai le droit de ne pas y croire.54
Etant donné la théorie de Wansbrough, de Crone et de Cook (que
l'islam aurait émergé plus tard qu'on ne le pensait jusqu'à présent, sous
l'influence du judaïsme, et qu'il aurait inventé le personnage de Muhammad
en s'inspirant de l'exemple de Moïse comme prophète muni d'une
révélation), le choix de Paine et la juxtaposition des exemples de Moïse et
de Muhammad, sont plutôt appropriés.
De plus, et chose très importante, Paine remarque que les révélations,
telles qu'elles furent enregistrées plus tard dans la Bible ou le Coran, ne
recèlent pas la moindre preuve de divinité. Au contraire, le Coran contient
beaucoup trop de choses qui sont réellement indignes d'une déité. En outre,
la Bible et le Coran se contredisent souvent l'un et l'autre. Sur quelle base
choisira-t-on entre les deux? Les deux partis revendiquent une autorité
divine pour leurs écritures. En fin de compte, nous pouvons seulement dire
qu'aucune révélation n'est attestée par des références sûres55.
Il est étrange que Dieu, quand il décide de se manifester, ne le fasse qu'à
un seul individu. Pourquoi ne se révèle-t-il pas aux masses, dans un stade
de football, le jour d'une finale de coupe du monde, quand des millions de
téléspectateurs suivent la retransmission? Mais, pour Patricia Crone, « Dieu
a la manie, quand Il souhaite se révéler à l'humanité, de ne communiquer
qu'avec une seule personne. Le reste de l'humanité doit apprendre la vérité
de cette personne et payer le prix de la connaissance du divin en se subordonnant
à elle, puis à une institution humaine, de telle sorte que le divin
demeure toujours sous le contrôle d'autres personnes56. »
54. Paine, p. 52.
55. Mackie (1), p. 232.
56. TLS, 21 janvier 1994, p. 12.
LE CORAN 171
Abraham, Ismaël, Moïse, Noé et autres prophètes
On dit qu'(Abraham) est né en Chaldée et qu'il était le fils d'un
potier miséreux qui gagnait sa vie en fabriquant des petites idoles
d'argile. Il est peu probable que le fils d'un potier ait pu aller à La Mecque,
distante de 300 lieues, sous les tropiques, à travers des déserts
infranchissables. S'il était un conquérant, nul doute qu'il visait les
contrées prospères d'Assyrie, et s'il n'était qu'un pauvre homme, tel
qu'on le décrit, il ne constitua aucun royaume à l'étranger.
VOLTAIRE5 7
Pour les historiens, les Arabes ne sont pas plus les descendants
d'Ismaël, le fils d'Abraham, que les Français ne le sont de Francus, le
fils d'Hector.
Maxime RODlNSON58
Il est pratiquement certain qu'Abraham n'atteignit jamais La Mecque.
Montgomery W A T T 5 9
Le point essentiel... c'est que là où des faits objectifs ont été établis
par des méthodes historiques irréfutables, ils doivent être acceptés.
Montgomcry W A T T 6 0
Selon la tradition musulmane, Abraham et Ismaël construisirent la
Kaaba, la structure cubique qui se trouve au centre de la Mosquée Sacrée de
La Mecque. En dehors des traditions, il n'existe aucune preuve qui corrobore
cette affirmation — qu'elle soit épigraphique, archéologique ou documentaire.
Snouck Hurgronje a d'ailleurs montré que Muhammad avait
inventé cette histoire pour donner une origine et une mise en scène arabe à
sa religion. Par cette brillante improvisation, Muhammad avait établi
l'indépendance de l'islam, tout en y incorporant la Kaaba et ce qu'elle représentait
d'historique et de religieux pour les Arabes.
Le Coran se réfère au Pentateuque en l'appelant le Taurat (mot dérivé
de l'hébreu : la Torah). Étant donné la quantité de matériel coranique qui
est emprunté au Pentateuque (502 versets répartis en 36 sourates pour
Moïse; 245 versets dans 25 sourates pour Abraham; 131 versets dans 28
sourates pour Noé), il est surprenant que la critique biblique n'ait jamais eu
la moindre influence sur les études coraniques. Les musulmans, tout autant
que les juifs et les chrétiens, sont pourtant dépendants d'un Pentateuque
authentifié par l'autorité de Moïse.
L'un après l'autre, les spécialistes n'ont cessé d'émettre des doutes sur la
véracité historique des récits bibliques et l'islam ne peut se soustraire aux
57. Voltaire, p. 17.
58. Rodinson (4), p. 49.
59. Watt (9), p. 136.
60. Watt (9), p. 135.
172 P O U R Q U O I J E NE S U I S PAS MUSULMAN
conclusions de leurs découvertes. Déjà au X V I I e siècle, La Peyrere, Spinoza
et Hobbes affirmaient que le Pentateuque n'avait pu être écrit par Moïse :
« De ce qui vient d'être dit, il est clair comme le soleil à son zénith que le
Pentateuque n'a pas été écrit par Moïse, mais par quelqu'un qui a vécu longtemps
après lui », concluait Spinoza dans le Tractatus théologico-pohtique.,61
Puis, au X I X e siècle, des critiques plus éminents comme Graf et Wellhausen
démontrèrent que le Pentateuque était un recueil composé de différents
livres (c'est-à-dire la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et
le Deutéronome), dans lesquels on pouvait discerner l'écriture de quatre
rédacteurs, que l'on désigne désormais par les lettres J, E, D et P.
Laissons à Robin Lane6 2 le soin de continuer cette histoire :
Dans la Bible, les quatre premières sources furent collationnées par une
cinquième personne, un auteur inconnu, qui doit avoir travaillé à une date
comprise entre -520 et -400, mais à mon avis probablement plus près de
-400. Alors qu'il travaillait à la synthèse de ces sources, il essaya de préserver
le meilleur de chacune d'elles. Il était une sorte de secrétaire de rédaction...
Il n'était pas, à mon sens, un historien, aussi je pense qu'il serait stupéfait si
quelqu'un lui disait que rien dans son patchwork littéraire n'est vrai... Ses
chances d'être historiquement vrai étaient d'ailleurs minimes, car aucune de
ses sources n'avait été rédigée à partir de témoignages recueillis au cours du
siècle, mais elles étaient éloignées, peut-être d'un millénaire, des événements
qu'elles essayaient de rapporter. Comment les détails d'une tradition
orale auraient-ils pu être préservés intacts pendant une si longue période?
Aucune des histoires des Géants de la tour de Babel, des exploits de Jacob
ou d'Abraham, n'est digne de foi. Le récit le plus détaillé de la Genèse est
celui de Joseph, un conte merveilleux, dont la trame est tissée à partir de
deux sources distinctes qui, ni l'une, ni l'autre, ne reposent sur une quelconque
vérité historique.
La Torah ne fut pas donnée à Moïse, ni même écrite par lui. Il n'y a
aucune raison de croire que n'importe lequel des exploits d'Abraham soit
vrai. Aucun historien ne rêverait d'aller fouiller dans les sources musulmanes
pour confirmer les récits bibliques. Tout comme le Pentateuque, les
récits musulmans d'Abraham et de Moïse ne sont rien d'autre que des
légendes inventées plusieurs milliers d'années après les événements qu'elles
prétendent décrire.
Les historiens vont même plus loin. Ils pensent qu'Abraham n'aurait
jamais existé : « La tradition à propos de l'errance d'Abraham est largement
de caractère non historique. Le thème biblique de l'errance du serviteur
obéissant de Yahweh fournit la trame de nombreuses histoires indépendantes.
C'est une technique rédactionnelle employée pour unifier les différentes
traditions d'Abraham et de Lot.63 »
61. Spinoza, p. 124.
62. Fox, p. 176.
63. Thompson, p. 328.
LE CORAN 173
Thompson continue en disant64 :
Non seulement l'archéologie n'a pas confirmé un seul des événements
relatés dans les Patriarches, mais elle n'a pas confirmé une seule des traditions.
Sur la base de ce que nous savons de l'histoire de la Palestine au
deuxième millénaire avant Jésus-Christ et sur ce que nous comprenons au
sujet de la formation de la tradition littéraire de la Genèse, on doit conclure
que n'importe quelle historicité des patriarches de la Genèse, telle qu'on en
parle dans les travaux de spécialistes et dans les ouvrages de vulgarisation,
est difficilement possible, voire totalement improbable.
En fin de compte « la recherche du personnage historique d'Abraham
est une occupation fondamentalement stérile pour les historiens et les étudiants
de la Bible6 5 ».
Et Lane Fox d'observer : « Les historiens ne croient plus que les histoires
d'Abraham sont des faits historiques : tout comme Enée ou Héraclès,
Abraham est une figure de légende66. »
Noé et le Déluge
La construction de l'arche par Noé, le sauvetage de tous les animaux et
le Déluge sont tous, dans le Coran, empruntés à la Genèse. Comme les
absurdités évidentes de ce conte sont prouvées, les chrétiens ne sont plus
disposés à prendre cette fable au pied de la lettre, sauf, bien sûr, les fondamentalistes
à l'esprit étroit, qui, pour certains, n'hésitent pas à se mettre chaque
année en route pour chercher les vestiges de l'arche perdue. Les
musulmans, au contraire, semblent immunisés contre toute forme de pensée
rationnelle et refusent de regarder la vérité en face. Au risque d'exposer des
évidences, je vais étaler les arguments qui prouvent l'absurdité de cette
légende. Combien j'aimerais que plus de personnes exposassent des évidences,
et plus souvent encore.
Donc, Dieu demanda à Noé de faire entrer dans l'arche un couple de
chaque espèce (sourate XI.36-44). Les zoologues67 estiment qu'il existe
peut-être 10 millions d'espèces d'insectes; est-ce qu'elles pourraient toutes
entrer dans l'arche? Il est vrai qu'ils ne prennent pas beaucoup de place,
aussi concentrons-nous sur des animaux plus volumineux : 5 000 espèces de
reptiles, 9 000 espèces d'oiseaux et 4 500 espèces de mammifères. En tout,
dans le phylum chordata, on dénombre au bas mot 45 000 espèces. Quelles
doivent être les dimensions d'une arche pour contenir environ 45 000 espèces
d'animaux? Une paire de chaque espèce fait 90 000 animaux, du serpent
à l'éléphant, des oiseaux aux chevaux, de l'hippopotame au rhinocéros.
64. Thompson, ibid.
65. Thompson, ibid.
66. Fox, p. 218.
67. Margulis et Schwartz, pp. 224-239.
174 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Comment Noé a-t-il pu les rassembler aussi rapidement? Combien de
temps le paresseux a-t-il mis pour rejoindre l'arche de son pas nonchalant
depuis l'Amazone? Comment le kangourou a-t-il pu quitter l'Australie qui
est une île? Comment l'ours polaire savait-il où trouver Noé? « Comment,
demande Robert Ingersoll68, peut-on aller aussi loin dans l'absurdité? »
Maintenant, soit on conclut que ce conte fantastique ne doit pas être pris
au pied de la lettre, soit on a recours à quelques réponses bancales, du type
« Pour Dieu, tout est possible. » Pourquoi, dans ce cas, Dieu a-t-Il choisi
cette procédure complexe qui a pris beaucoup de temps (du moins à Noé) ?
Pourquoi n'a-t-Il pas sauvé Noé et d'autres hommes par un miracle rapide,
plutôt que de laisser les choses traîner?
La Terre ne porte aucune trace géologique de déluge universel. On peut,
bien sûr, trouver localement des traces d'inondation, mais aucune qui ne
couvrît le monde entier, pas même qui n'ait recouvert le Moyen-Orient. On
sait aujourd'hui que le récit biblique du déluge dont s'inspire le Coran est
dérivé des légendes mésopotamiennes : « Il n'y a aucune raison pour relier
les textes mésopotamiens et hébraïques à une quelconque inondation : le
récit hébraïque s'est très probablement développé à partir des légendes
mésopotamiennes. Ces histoires sont des fictions et non pas des faits
réels69. »
David et les Psaumes
Le Coran fait croire aux musulmans que David a reçu les Psaumes de la
même façon que Moïse avait reçu la Torah (sourate IV.163-165). Mais
encore une fois, les spécialistes doutent que David ait écrit beaucoup de
psaumes, pour autant qu'il en ait écrit un seul. David a probablement vécu
autour de -1000, mais nous savons que les psaumes ont été rassemblés
beaucoup plus tard, au cours de la période qui a suivi l'exil, c'est-à-dire après
-539.
Le livre des Psaumes consiste en cinq recueils d'hymnes, principalement
écrits pour l'usage du second temple (le temple de Zorobabel). Bien que de
très vieilles poésies aient pu dans certains cas être adaptées, ces recueils semblent
être entièrement, ou presque entièrement postérieurs à l'exil. Aucun
des psaumes ne peut vraisemblablement être attribué à David. Plusieurs
d'entre eux, louant un monarque hautement idéalisé, semblent même avoir
été écrits en l'honneur d'un des rois asmonéens (-142/-63). 70
68. Ingersoll, p. 149.
69. Fox, p. 218.
70. Howell Smith, p. 75.
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